#Proust #Agregation2023 (3): Patrick Roegiers, La Nuit du monde

Patrick Roegiers, La Nuit du monde (détail de la couverture © éditions du Seuil)

Marcel Proust rencontra James Joyce le 18 mai 1922, au Ritz. Lors d’une soirée mondaine comme l’auteur de La Recherche excellait à les décrire, donnée par de riches Américains, les Schiff, à l’issue de la représentation d’une pièce de chambre de Stravinski, Renard. Deux génies littéraires se sont rencontrés, que se sont-ils dit ? Nul ne le sait vraiment, ne demeurent que quelques lignes de Joyce. Patrick Roegiers ose imaginer la scène, combler la béance d’un inconnu, faire du réel, sans doute décevant, une fiction assumée et un tombeau littéraire, hors temps, hors réel, hors cadre.

Tout sépare Proust de Joyce : leur manière de vivre l’amour comme le quotidien, leur situation sociale et culturelle, leur œuvre. Proust vient de mettre un point final à La Recherche – le « livre impossible à finir, mais qu’il avait fini et qui l’avait finalement achevé » –, Joyce a publié Ulysse. Tout les rapproche pourtant : leur solitude, leur modernité, leur ambition littéraire démesurée, leur commune volonté de renouveler la langue, le roman, de les restructurer, d’en faire un monde, « tous deux bâtissaient le monument de leur œuvre sur l’ébranlement continu de leur être ». « L’exil dans la langue était pour chacun le mode d’exil de soi-même ». « Joyce n’écrivait pour personne, Proust n’écrivait que pour lui. Mais leur tempérament se complétait et leur personnalité d’apparence si opposée n’était au fond pas si différente. Il y avait entre eux moins de divergences que de points communs et ils avaient à peu près la même conception de l’écriture et de la littérature, seule vie pleinement vécue. Tous deux prodiges du langage et virtuoses de la longueur, ils avaient la même exigence d’infini. La vie comme un livre, le livre comme un monde ! »

Proust et Joyce dialoguent donc, sous la plume de Patrick Roegiers. Marcel est venu couvert de « huit manteaux comme autant de mois successifs », blafard, frigorifié. Joyce est là aussi. Ils auraient échangé quelques mots seulement, Roegiers leur offre un échange véritable, une amitié pleine et éphémère, il fait dialoguer temps et œuvre, en une prose détonante, tissée de néologismes, d’inventions onomatopéiques, de mots rares. Son roman s’offre comme un texte moderne, artiste, à l’image de celui des auteurs ici célébrés, véritables « revenants ».

Pour autant, La Nuit du monde n’est pas une conversation, il est peu de répliques directes, il ne s’agit pas pour Patrick Roegiers d’artificiellement singer le réel ou d’en offrir une pâle copie. Ce qui a eu lieu est bâti depuis des anecdotes, des analepses, des souvenirs, observations, remarques, croisements, associations qui « transportent » et enchantent, qui rappellent la manière même de Proust et son art des digressions ramenant au cœur radiant du récit. Patrick Roegiers, tel Proust, « ébranle les cloisons de la mémoire », sonde les mystères de la création et de ces deux monstres littéraires, leurs manies, leurs lubies, leurs maux, leur passion des mots et des noms, leur « logodédalisme », modèle de son propre ouvrage, palimpseste ébloui.

Précis, gourmand et drôle, dédié à « ceux qui lisent, La Nuit du monde fait du roman un jeu d’alliances et de correspondances, appariant deux êtres, deux styles, deux modes (récit et discours), deux temporalités (présent et passé), deux espaces (réel et fiction) enfin conciliés. La Nuit du monde est un hymne à la fiction, à sa puissance de résurrection, à sa manière unique de tirer le vrai du faux, de faire advenir ce qui aurait dû être — comme dans la scène finale, celle des funérailles de Proust, où se rencontrent quatre-vingts auteurs, morts et vivants, comme un Panthéon idéal, transcendant siècles et frontières.

Patrick Roegiers, La Nuit du monde, éditions du Seuil, « Fiction & Cie », janvier 2010, 178 p., 18 € 30