Lectures transversales 54: Rosa Liksom, La Colonelle

© Julien de Kerviler

« À Tammisaari, un sentiment de désastre planait partout. Il faisait toujours sombre et froid, même quand le soleil brillait dans un ciel dégagé. L’obscurité sourdait de moi. Dans les bons moments, j’essayais avec d’autres épouses de recréer une solidarité de caserne proche de ce que j’avais pu connaître avec la Garde frontalière. Je les conviais parfois à des réunions de couture, au cours desquelles nous regardions des photos de bourgades de Laponie incendiées par les Allemands. Le plus souvent, nous jouions à la loterie, avec pour premier prix un gâteau marbré, et trempions dans notre café des brioches et des sablés. Nous organisions aussi des journées d’entraide, des soirées de sauna et des fêtes où les hommes desserraient le col de leur uniforme et, après avoir un peu bu, dansaient avec leur femme au son de disques de fox-trot rapportés d’Allemagne. J’allais aux raouts quand je n’avais pas de bleus sur le visage.

Au début, nous rentrions toujours ensemble et en bonne entente des fêtes et des journées d’entraide. Par la suite, le Colonel insistait pour que je parte avant lui, tandis qu’il restait pour boire et fumer la pipe. Ou, en clair, baiser une autre femme.

Même les Noëls étaient noirâtres, à Tammisaari, et de la terre montait une brune glacée. Les flocons de neige gorgés d’eau ne restaient qu’une heure ou deux à éclairer le sol sombre. Une triste et profonde nostalgie de la Laponie m’emplissait alors le cœur. Aux alentours du réveillon, nous allumions un grand bûcher de branches mortes dans le jardin et profitions à la lumière du feu de la paix de Noël. La guerre avait beau être terminée, la plupart des gens continuaient à manquer de tout, sauf de papier, et en particulier de café et de ruban élastique, mais nous avions tout ce dont on pouvait rêver : chocolat suisse, marmelade anglaise, sucre suédois. Je n’ai jamais eu besoin d’autorisation ou de coupon pour acheter de nouveaux tissus ou des bas nylon. »

Rosa Liksom, La Colonelle (2017), traduit du finnois tornédalien par Anne Colin du Terrail, Gallimard, coll. Du monde entier, 2020, p. 149-150.

© Julien de Kerviler