L’irréparable : Laurent Joly, La rafle du Vel d’Hiv

Laurent Joly, La rafle du Vel d’Hiv © éditions Grasset

Le 16 juillet 1995, à l’occasion de la commémoration de la Rafle du Vel d’Hiv, Jacques Chirac reconnaissait, dans un discours qui fit grand bruit, « la responsabilité de l’État français » dans l’arrestation, et donc la déportation, de milliers de juifs, hommes, femmes et enfants. En acceptant de livrer « ses protégés à leurs bourreaux », la France, « ce jour-là, accomplissait l’irréparable », reconnaissait – enfin ! – le Président de la République.

À peine une année plus tôt, son prédécesseur, François Mitterrand, interrogé sur cette même responsabilité, s’était insurgé : « La République n’a rien à voir avec cela. Et j’estime, moi, en mon âme et conscience, que la France non plus n’en est pas responsable, que ce sont des minorités activistes qui ont saisi l’occasion de la défaite pour s’emparer du pouvoir et qui sont comptables de ces crimes-là. Pas la République, ni la France. Et donc je ne ferai pas d’excuses au nom de la France. » Le Général de Gaulle qui avait, dès le 18 juin 1940, frappé d’illégitimité absolue le gouvernement de Vichy, ne lui aurait sans doute pas donné tort. D’ailleurs, quelques jours à peine après le discours de Chirac, Pierre Juillet et Marie-France Garaud, ses ex-mentors, reprenaient, dans une tribune virulente publiée dans Le Monde, le mantra gaulliste : « Non, Vichy n’était pas la France. »

Mitterrandienne ou gaulliste, cette défausse, qui arrangeait tout le monde, ne résiste pas à la réalité brutale des faits. De 1940 à 1944, le gouvernement français, même illégitime aux yeux des résistants de l’intérieur et de l’extérieur, engagea bel et bien la France sur la scène internationale, l’administration lui était soumise, tout comme les citoyens. Et les magistrats qui condamnaient, les policiers qui traquaient, brutalisaient, arrêtaient communistes, résistants, juifs, le faisaient tous en vertu des lois françaises. Que cette fiction du « non, ce n’était pas la France » nous ait évité d’affronter la réalité pendant longtemps est certain. Mais dorénavant, comme si ce geste de Jacques Chirac avait déverrouillé nos consciences, il nous faut, et nos enfants après nous, regarder en face cette honte nationale. Irréparable en effet.

Déjà nombre de témoins et d’historiens français avaient documenté ces heures noires de la collaboration politique et policière après les premières sommes de Raul Hillberg et Robert Paxton. Plus de deux cents publications sont ainsi répertoriées par Laurent Joly dans le récit extrêmement précis qu’il vient de publier chez Grasset, consacré à La rafle du Vel d’Hiv. Un nouveau livre sur un sujet – l’antisémitisme d’État et la collaboration avec les Allemands dans la déportation – qu’il a inlassablement creusé depuis plus de vingt ans. Y avait-il du nouveau à apporter sur le sujet après tant d’autres ? Et bien oui. Dès la première étude de Georges Wellers parue en 1949, reprise par Serge Klarsfeld, en passant par le livre de Claude Lévy et Paul Tillard de 1967, ou celui d’Adam Rayski la même année, un certain nombre d’erreurs factuelles, d’inexactitudes, notamment sur la logistique de l’opération ont été ensuite reprises par d’autres. La nouvelle enquête de Laurent Joly s’est construite sur une documentation largement inédite : entretiens avec des rescapés qui lui ont ouvert leurs archives personnelles, lettres enregistrées ces dernières années au Mémorial de la Shoah, dossiers de police, de naturalisation, de demandes d’allocation, etc. Mais surtout, pour la première fois, un historien a pu plonger dans les 4000 dossiers d’épuration de policiers, parmi lesquels 700 abordent plus précisément leur participation à la traque des juifs. Des témoignages qui éclairent l’attitude des policiers français lors de la grande rafle et dans les mois qui ont suivis, durant lesquels celle-ci s’est poursuivie, « à bas bruit » pourrait-on dire.

Dès les premières lignes de ce livre que l’on ouvre avec appréhension, nous voilà placés devant la réalité des chiffres. Avec 12 884 hommes, femmes, enfants arrêtés les 16 et 17 juillet 1942 – 8000 parqués au Vel d’Hiv, 4000 envoyés à Drancy – la France se retrouve championne en Europe. « Nulle part, même à Berlin entre 1941 et 1943, écrit Laurent Joly, on n’arrêta autant de victimes en si peu de temps ». « Opération hors normes, la rafle des 16 et 17 juillet 1942 fut exécutée par une seule et même instance : la Préfecture de Police de Paris et ses milliers d’agents, des gardiens de la paix pour l’essentiel. Aucun soldat allemand, aucun policier SS n’y prirent part. Le gouvernement français (…) avait accepté de livrer des milliers de familles juives à la machine exterminatrice nazie. Il revenait à la police parisienne d’assumer les conséquences de ce choix politique. » Pas l’ombre d’un allemand donc, ni de « Vent printanier », nom de code qui aurait été donné à cette opération, ce que l’on a longtemps cru à tort. Opération totalement française, une responsabilité hautement revendiquée par René Bousquet (cf. sa biographie par Pascale Froment chez Fayard), le jeune et ambitieux secrétaire général à la police qui a obtenu sans difficulté le feu vert de Pierre Laval pour démontrer aux Allemands leur « coopération étroite et loyale ». Ce qui, souligne Joly, représente, outre l’infamie, « une concession absolument exorbitante faite à l’occupant ». Ainsi en Belgique, soumise à une administration militaire d’occupation, les autorités allemandes ont besoin de la coopération des polices locales. Alors que la majorité des juifs sont concentrés à Bruxelles, le bourgmestre, oppose une fin de non recevoir aux nazis. Avec une argumentation fondée sur le droit : la police municipale est chargée de maintenir l’ordre public, s’il est menacé elle peut, selon la Convention de La Haye, collaborer avec l’autorité occupante. Mais outrepasser cette règle pourrait « l’exposer à répondre devant les tribunaux du chef d’arrestations arbitraires ». Les Allemands devront se débrouiller seuls. À la fin de la guerre, près des deux tiers des juifs bruxellois auront évité la déportation. *

Et Joly conclut :« S’inscrivant, à l’été 42, dans la perspective d’une Europe durablement dominée par l’Allemagne nazie, Pierre Laval et René Bousquet ont délibérément négligé l’arme du droit indiquée par la Convention de La Haye et la convention d’armistice, la seule qui pouvait leur permettre de s’opposer aux exigences de l’occupant ». Pire encore. Alors que la demande allemande était de livrer des juifs étrangers officiellement « en état de travailler », les Français ont raflé en juillet, et durant les mois suivants, sans distinction d’âge, de sexe et de nationalité, arrêtant des femmes enceintes, des vieillards, des malades, des infirmes et des enfants français nés de parents étrangers. Joly nous rappelle que sur les 4000 enfants parqués au Vel d’Hiv, avant Drancy et Auschwitz, 3000 étaient français. Entre juillet et novembre, Bousquet et les policiers français travailleront bien : 36 000 juifs vont être déportés. En 1945 seuls 400 reviendront. « Aucun pays en Europe de l’Ouest ne présente alors un tel bilan ».

L’une des assistantes sociales envoyées par la Croix Rouge au Vel d’Hiv, Annette Monod, témoignera ainsi en 1992, dans le film de Maurice Frydland, Les enfants du Vel d’Hiv : « J’étais Française et donc responsable de ce que les français faisaient. Bien sûr qu’on avait honte. On était écrasés de honte ». Ces mots, les mêmes exactement, nous pourrions nous aussi, bien que nés après la tragédie, les reprendre à notre compte. Aujourd’hui où, présentés comme des « opinions », des discours fangeux reprennent benoîtement les sales expressions d’hier. Où un polémiste peut se présenter à l’élection présidentielle en proclamant que Pétain et ses sbires ont offert un bouclier aux Français. Lire, faire lire ce livre de Laurent Joly est nécessaire. Ainsi que les précédents, comme La falsification de l’Histoire. Éric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les juifs (Grasset 2022). En espérant que nos enfants sauront mieux que nous faire face à cette histoire torturante. D’autant plus torturante qu’il n’y a pas de possibilité ni d’obtenir ni de demander pardon. Car, ainsi que l’avait une fois pour toutes établi Wladimir Jankélévitch, les seuls qui auraient pu pardonner sont morts. À Auschwitz.

Laurent Joly, La rafle du Vel d’Hiv, éditions Grasset, mai 2022, 400 p., 24 € — Lire un extrait

* Dans Réflexions sur le génocide (La Découverte, 1995), Pierre Vidal-Naquet rapporte une remarque désenchantée de son père Lucien notée dans son journal en 1942: « Pour protester contre l’emprisonnement de magistrats qui avaient rendu une décision contraire à la volonté des autorités occupantes, la magistrature toute entière s’est mise en grève. Geste magnifique qui montre ce qu’est l’indépendance des juges dans un pays où le pouvoir judiciaire est vraiment le troisième pouvoir(…) C’est la magistrature belge qui donne à la nôtre cet exemple accablant pour nous ! » Les parents de Pierre Vidal-Naquet sont morts en déportation.