Alors que le monde peine à se remettre d’une pandémie mal contenue, que l’Ukraine se réveille chaque matin un peu plus meurtrie sous les bombardements de « l’opération spéciale » russe, l’œuvre d’Enki Bilal résonne tout en achevant d’éteindre tout espoir en une humanité bienveillante qui se projetterait dans un futur qui a appris de ses erreurs ; et qui au contraire se réfugie dans ses passés les plus condamnables.
Résumé de l’épisode à venir : en 2042, à la suite du Bug planétaire, l’humanité a perdu toute capacité de se connecter au numérique, les datas ont disparu et la mémoire du monde avec elles, les implants connectés, les augmentations électroniques ont cessé d’apporter leurs bienfaits à des hommes et des femmes qui ne savent plus à quel saint virtuel se vouer. Quelle sera l’issue ? Comment (se) réinventer dans un monde chaotique (qui n’était d’ailleurs pas très en forme avant la chute) ?

Avec le tome 3 de BUG, Enki Bilal clôt un cycle entamé il y a un quinquennat, fin d’époque et renaissance à la fois : à la recherche de Kameron Obb, homme providentiel détenteur de toute la mémoire du monde s’ajoute la quête des puissants de l’ombre pour asseoir leur domination en puisant dans les idéologies du passé. Les combats manichéens dépeints par Bilal dans ce nouveau monde binaire convoquent des empires perdus, des dictatures ressuscitées. Dans BUG, ce sont désormais les idées qui sont en proie à l’hybridation : les extrêmes ne se rejoignent plus mais se croisent et se mêlent jusqu’à donner corps à des monstres (au sens étymologique du terme).

Futur cherche soleils
Une des forces d’Enki Bilal a toujours été de faire saillir – par le trait comme par l’écriture – les manques et les failles du monde. Dans le droit fil de l’ensemble de son œuvre, BUG renforce l’image politique de l’artiste.

Qui plus est avec un humour et une dérision qui parachèvent la dimension visionnaire déjà en marche dans les opus précédents. Parce qu’il faut lire entre les lignes et entre les cases : texte, sous-textes, inter-texte… le scénario se fait commentaire, l’histoire devient prétexte à une joyeuse et désespérante critique des populismes de toutes sortes, à une réflexion sur les solutions évidentes jamais envisagées, à l’imaginaire de futurs kidnappés par des ambitions personnelles mortifères.
Final flamboyant, BUG tome 3 interroge la capacité de l’homme à se réinventer après avoir perdu jusqu’à son humanité, la résilience des petits face à la morgue des grands, la force apparente des élites qui préfèrent instiller la peur plutôt que l’espoir. En posant la question frontalement — « que reste-t-il quand on a tout perdu ? » — Enki Bilal revisite en creux l’histoire contemporaine (l’ex-Yougoslavie, le Kosovo, l’Ukraine aujourd’hui, les virus qui sidèrent autant qu’ils révèlent l’impossible domination de la nature), l’auteur (re)dessine la carte des possibles et fait de la chute le vecteur d’une nécessaire prise de conscience.

Mais cette conclusion tout en ironie et en misanthropie n’est pas une fin en soi, bien au contraire. Elle est porteuse d’une espérance faite de réinvention, de lendemains différents. Pour ne pas reproduire les erreurs d’hier en se prévalant de passés réécrits à l’aune d’agendas révisionnistes, le BUG serait une chance, une remise à zéro salutaire, le rêve d’une page blanche.
Enki Bilal, BUG, livre 3, 78 p., couleur, Casterman, 18 € — Feuilletez les premières planches — Lire ici les articles consacrés à Bug 1 et Bug 2