À la suggestion de son ami Ange Leccia, Jean-Philippe Toussaint rend hommage dans une mince et élégante plaquette que viennent de publier les éditions de Minuit. Toussaint donne à son beau texte une forme strophique par-delà toute poétique. Chacun des neuf alinéas commence par une même formule qui ne varie pas dans son attaque mais bien dans son développement. Voici l’ouverture de la première strophe : « Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où il pousse la porte de l’atelier dans le jour naissant encore gris» (p. 9).
Le moment en question est daté de 1916. C’est au temps de la Première Guerre mondiale. Claude Monet occupe la grande maison qu’il a désormais à Giverny en Normandie. Il en est à peindre les grands fresques qui deviendront ses fameux Nymphéas. Mais le conflit ne l’occupe guère ; il en ignore d’ailleurs à peu près tout. Plus que jamais, il se donne entièrement à son art, pénétrant dans son atelier chaque jour dès l’aube. Son atelier n’est plus désormais que vaste désordre. Il utilise une plateforme qu’il s’est fait construire pour atteindre les parties hautes des panneaux. Il peut rester là des heures à travailler, modifier, retoucher, sans souci cependant d’un achèvement. « Il ne sait rien, écrit Toussaint, du grand destin aveugle qui attend les Nymphéas. (p. 15)
« Partout des bleus, des bleus mêlés de rose, écrit encore Toussaint, des bleus mauves et des bleus plus profonds, des bleus de cobalt, des bleus nocturnes, et ici et là, un bref feu d’or qui contraste, un incendie de jaune » (p. 15-16). Ce qu’il dépose sur ses toiles, ce n’est pas exactement de l’art car c’est la vie même. Et Toussaint de comparer le faire de Monet à ce que vers la même époque Marcel Proust faisait avec des mots.
Mais voici la fin de la guerre. Monet pose ses pinceaux et écrit à son ami Clémenceau, le grand vainqueur du jour, et il l’invite en son atelier. Il fait don au glorieux Président de deux des panneaux. Le Président voudrait l’ensemble qui sera déposé à l’Orangerie. Les deux hommes qui parcourent les lieux s’interrogent sur ce que sera là-bas la meilleure des dispositions.
Mais voilà que le peintre prend un coup de vieux. Il séjourne un peu longuement à l’hôpital pour en sortir très affaibli. Il a subi longuement une opération de la cataracte, opération qui l’a excédé. C’est donc un vieil homme qui reprend le travail sans souci d’achèvement puisque cette notion n’a pas de sens pour lui. Il a fait construire des chariots à roulettes qui lui permettent de modifier sans trêve la disposition des panneaux à l’intérieur de l’atelier et par la suite à l’intérieur du musée.
Mais, tout affaibli qu’il soit, Monet ne lâche plus la brosse et pénètre toujours plus avant dans la peinture, il s’y fond, il s’y perd. Le temps des Nymphéas est comme à jamais suspendu. Le vieil homme qui a pratiquement perdu la vue lutte désespérément contre le sort. « Peindre les Nymphéas, écrit Jean-Philippe Toussaint, aura été pour lui la plus apaisante des extrêmes-onctions. »
Jean-Philippe Toussaint, L’instant précis où Monet entre dans l’atelier, éditions de Minuit, mars 2022, 32 p. 6 € 50 — Lire un extrait
L’Œuvre (D’)Après Monet d’Ange Leccia est présentée au musée de l’Orangerie du 2 mars au 5 septembre 2022.