Le moment où l’ensemble des citoyens libres et conditionnés (conscients d’avoir affaire aux conditions de leur existence) se choisit un représentant est un moment attendu. Mais la nature de l’attente n’est pas claire. S’agit-il, pour chacun, d’une impatience de remettre son destin entre les mains de quelqu’un, ou d’aliéner sa liberté, en tant qu’elle impliquerait un étrange plaisir du deuil ? S’agit-il d’un pur plaisir de la représentation, c’est-à-dire d’une joie de déléguer sa puissance à un représentant sous conditions ? Ce dernier plaisir entraîne une vigilance continuée, une capacité de vérifier que l’élection continue d’être méritée, que la délégation a un sens ou peut en avoir un. L’élu devient ce qu’il est. Le moment cérémoniel fait illusion : il n’y a pas de condensation du peuple dans un homme, si impressionnant qu’il soit ou se déclare. La démocratie n’est pas un fait de condensation. Le moment de l’élection présidentielle est plutôt la séquence d’une anxiété de la représentation dense, avec ce qu’elle enveloppe de possible « concentration de pouvoirs ». L’angoisse en question est refoulée mais bien présente et justifie qu’on attende toujours quelque chose de l’attitude du peuple anxieux. Que telle ou telle élection puisse ou non accoucher d’une souris n’efface pas le fait que l’ambivalence du nombre pour sa représentation est passionnante et mérite qu’on la regarde avec le plus vif intérêt. Tant que la démocratie n’est pas réalisée, il est vraisemblable que cette crainte de l’aliénation, mêlée d’une sorte de plaisir trouble, susceptible de mener à un basculement, une pulsion de délégation (de sortie de l’état de droit), soit l’irréductible intérêt du moment. On a toujours raison d’attendre quelque chose d’une élection. Celle-ci ne fait pas exception.
Dernier titre paru : Traité des sirènes suivi de Musique du nom, Le Bruit du temps, 2020