Marie de Quatrebarbes: La vie créatrice d’Aby Warburg (Aby)

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Aby, de Marie de Quatrebarbes, tourne autour de la figure d’Aby Warburg, figure qui serait moins le centre géométrique du livre que son attracteur, le principe d’articulation d’une pluralité hétérogène. Si la narration concerne Aby Warburg, le récit n’en est pas moins constitué de bifurcations, d’un ensemble hétérogène qui implique d’autres figures que celles de Warburg et des types différents de discours – articuler une hétérogénéité, agencer un chaos étant le problème vital d’Aby Warburg.

Aby n’est pas une biographie plus ou moins romancée relevant de la mode du biopic. Marie de Quatrebarbes concentre le récit sur un épisode marginalisé de la vie de Warburg : son effondrement psychique, son internement durant plusieurs années. Cette période n’est pourtant pas marginale, elle exprime de manière sismique ou catastrophique ce qui habite Warburg, l’idée ou l’expérience centrales de sa pensée et de son corps : l’expérience du chaos et de la survie au sein du chaos ; l’expérience de l’hétérogénéité la plus grande, de la dissémination du sens. Avec, tout aussi centrale, la question de la survie de soi et de la pensée à l’intérieur de cet effondrement généralisé.

Il n’est pas question pour Marie de Quatrebarbes, dans le récit qu’elle en fait, de nier la dimension psychiatrique de cet effondrement, d’effacer la souffrance, celle de Warburg, celle de ses proches. Le point de vue développé favorise les éléments qui, dans cette crise, en montrent une autre dimension, le fait que celle-ci est également une crise mentale autant qu’ontologique : c’est la pensée et le monde qui entrent en crise et qui, ainsi, se révèlent par-delà les représentations et catégories communes, à savoir une disparité, une hétérogénéité qui emporte tout. Nous sommes proches, ici, de l’expérience d’Artaud, celui-ci n’ayant eu de cesse d’insister sur la nature profondément mentale et ontologique de ce que d’autres percevaient comme un problème uniquement individuel et psychiatrique.

C’est lors d’une traversée de l’Atlantique en bateau que la crise commence, qu’elle envahit le corps et l’esprit d’Aby Warburg – ou qu’elle le submerge, tant cette crise implique l’eau, le liquide, le devenir-liquide de ce qui avait pu demeurer solide, ferme, fixe. Tout se liquéfie, devient mouvement et vent et eau : « Leurs réponses lui parviennent par nappes fluides, en même temps qu’elles lui semblent dépourvues de sens, réduites à l’état d’onomatopées qui ricochent au bord de l’insignifiance. Il lui faut le vent, les vagues, le mouvement perpétuel du paquebot […] ». Le réel devient flux, mouvement des vagues, courant marin, vent sans territoire : l’Etre est liquéfié, le sens se dissémine comme de la poussière ou des grains de sable dans le vent. Ce n’est pas qu’il n’y a plus de forme mais elles sont changeantes, bizarres, à chaque seconde, nouvelles. Ce n’est pas qu’il n’y a plus de relations mais elles se font et se défont selon les vagues, les courants, les marées. L’univers devient une sorte d’ensemble océanique, le sens, les frontières et différences, les formes se dissolvant sans cesse : « Au cœur de la variation, l’eau admet une constance féroce. Elle coule sans discontinuer et dissout tout ce que le paysage contient de solidité ». De fait, à l’arrivée du bateau aux Etats Unis, Warburg « ne sera plus de la terre ». Que sera-t-il ? « Peut-être […] oiseau ou poisson ».

C’est de cette confusion générale, de cette mobilité de tout que seront faites les hallucinations de Warburg : tout s’y rejoint, se divise, ignore la norme ou la loi, se compose et se recompose selon des liens aberrants et mobiles. C’est sur ce fond de l’hallucination et du délire que se concentre Marie de Quatrebarbes : l’hallucination n’est pas qu’un signe clinique, elle est la remontée du fond de l’Etre, le fond infiniment mobile du monde, de la pensée, des corps, du langage. La distinction entre hallucination et réalité (comme entre « intérieur » et « extérieur », subjectif et objectif, etc.) est abolie, l’auteure évoquant et écrivant les visions, les intuitions, les évidences délirantes de Warburg sans les distinguer d’une quelconque réalité objective et indépendante : les visions s’énoncent dans le discours sans transition, sans contraste avec le réel, sans distance. Le réel et l’imaginaire se rejoignent par l’abolition de la frontière qui d’ordinaire nous fait les percevoir distincts, hermétiquement différents. Au contraire, l’hallucination contamine la réalité et, par là, en fait discerner le fond commun d’ordinaire caché : le délire de l’Etre, le délire profond du monde, délirer étant délier, relier sans ordre a priori, ni fondement ontologique – un monde de flux et mouvements incessants, de dissolution des identités, des relations établies, de recomposition infinie de formes et liens aberrants (« il attrape au vol les fragments d’un monde soumis à une variation incessante »).

Aby Warburg est ainsi immergé dans le chaos du monde. La parole devient un cri, les signes s’affolent, se déplacent toujours, se permutent et s’échangent. Ils perdent leur caractère de signe, s’affirment comme les véhicules d’un sens fluide qui n’existe pas. Du sens est là mais absent, les relations s’affirment tout en se défaisant, se recombinant autrement, les formes se déforment et se reforment suivant d’autres configurations très différentes. Par ce mouvement infini de tout s’affirme surtout la totalité des possibles. La distinction entre possible et impossible cesse d’être pertinente : seuls les possibles existent et tendent tous à être. « Ce qui est définitif l’effraie, parce qu’alors toute chose, contrainte et forcée, ne se réduit plus qu’à une seule possibilité ». L’Être est une hiérarchisation, une différenciation, une discrimination : ceci vaut mieux que cela ; ceci peut être mais pas cela ; ceci oui mais cela non ; etc. L’Être est flicage et politique répressive. La crise de Warburg est une crise de cet ordre du monde, pour un désordre du monde par lequel tout possible peut être effectué. La crise est bien ontologique et mentale, ce désordre radical du monde ne pouvant que s’accompagner d’un désordre de la pensée et du langage. La maladie du fou est ici, d’abord, « une forme de vie active ».

Aby comprend une réflexion sur la « tache », du test de Rorschach aux taches qui fascinaient Léonard de Vinci. La tache est une présence dont la forme est informe, sans forme précise : elle n’est pas un signe, elle est un ensemble de possibles qui coexistent tous également dans la tache. Elle est puissance indéfinie de formes dont chacune est également légitime. Elle est hasard et forme en devenir, un hasard qui, par l’émergence de telle forme, est alors compris comme une puissance d’être mais qui implique la pluralité de l’être, sa non identité à soi, son devenir permis par la nature aqueuse de la tache. Le monde révélé par la crise d’Aby Warburg est de la même nature que la tache : informe, chaos, séries sans fin de possibles, puissance d’un monde infiniment pluriel et donc insaisissable, innommable, impensable – et par là un monde vivant, un monde artiste, un monde où ce qui est est toujours une composition fragile, hasardeuse, éphémère, un possible coexistant avec tant d’autres.

Le livre de Marie de Quatrebarbes n’est pas un récit linéaire prétendant mimer la fausse linéarité du temps biographique habituel, linéarité qui n’est que la reprise dans l’ordre du temps d’une supposée identité, d’une stabilité et cohérence morte de l’Etre, du monde, de soi, de la pensée. La chronologie y est perturbée, comme l’espace des lieux n’y est pas continu. Le livre lui-même n’est pas davantage enfermé dans un genre : s’il est un récit, il est tout autant poésie, comme il est un essai esthétique et philosophique, et encore un texte biographique et de fiction, tout cela en même temps, tout cela juxtaposé, agencé, comme un collage, une mosaïque ou un patchwork hétérogènes. Cette hétérogénéité est évidemment volontaire puisqu’elle s’impose à partir de la pensée d’Aby Warburg, de son effort pour produire une œuvre qui ne peut que prendre la forme d’un collage hétérogène sans cesse repris, sans cesse en expansion, flottant à la surface – qui se confond avec la profondeur – d’un monde liquide, sans modèle et mobile, fuyant. Ainsi, l’hétérogénéité du monde doit entrer dans le livre non pas uniquement comme thème mais comme sa matière même, son tissu déchiré. Aby est lui-même un monde déchiré, une composition instable, échappant à sa propre forme, comme le récit échappe à sa propre logique en incluant des bifurcations temporelles mais également concernant les personnages qui se multiplient, apparaissent et dispersent, sont évoqués à l’intérieur de ruptures comme autant d’autres lignes possibles virtuellement proliférantes.

Le panneau 39 du Bilderatlas Mnemosyne de Warburg. Photo: Wootton/fluid. Courtesy The Warburg Institute, London

Ce rapport à l’hétérogène, à la dissémination de l’Être et du sens affecte le langage, l’écriture. Alors que l’écriture de Marie de Quatrebarbes est d’habitude une écriture de l’effacement, du gommage, de l’ellipse, dans Aby elle acquiert une nouvelle nature proliférante. Le travail particulier de la syntaxe, du son, du rythme y demeure le plus exigeant mais inclut cette fois une prolifération des images, des métaphores dont la fonction n’est pas de dire plus précisément mais d’exprimer par l’image, par l’intuition, ce qui échappe à la signification claire, à l’identité précise, de laisser sa place à ce qui échappe au langage. La fonction de la métaphore est aussi d’introduire des bifurcations dans la phrase, des niveaux variables, des possibilités étranges. Elle est enfin de faire exister dans le langage un langage qui se cherche et qui, dans cette recherche, se multiplie, prolifère sur lui-même, se perd, se noie, renaît à la surface mais changé, différent. C’est l’excès du monde, l’excès de l’Etre qui envahit la langue, et de même son dérèglement, son désordre que cet excès implique – Marie de Quatrebarbes pouvant rejoindre ici la Virginia Woolf de Les Vagues ou de Mrs Dalloway.

La question qui traverse ce livre est alors : Comment survivre au chaos ? Comment ne pas s’y noyer, mourir ? Comment créer dans le chaos, au cœur de cette crise, de cet effondrement – effondement – de tout ? La réponse, qui est celle d’Aby Warburg comme de Marie de Quatrebarbes, est : créer avec le chaos. C’est que fait Warburg, s’engageant dans un effort de la pensée qui vise à déterminer des relations, à sauver la possibilité de liens, d’une forme de cohérence. Mais ce qui est remarquable dans cette recherche est qu’il n’est pas question de tenter de supprimer le chaos, d’assécher le liquide, de lui préférer l’ordre mortifère de la représentation la plus basse du monde. Il s’agit pour Warburg – et pour l’auteure – de créer avec le chaos, de s’engager dans la recherche d’une composition qui ne peut être qu’infiniment reprise, réagencée, en expansion constante : des collages d’images et de textes constamment repris, permutés, redéfinis, réorientés selon des rapprochements et perspectives en prolifération. L’effort d’Aby Warburg consiste à faire tenir ensemble l’hétérogène, d’en faire la chance d’une forme et d’un sens même momentanés et précaires, même fragiles : une sorte de contre-effectuation du chaos non pour le refouler mais pour, en l’affirmant, en le répétant, ne pas en mourir. C’est ce que Marie de Quatrebarbes réalise dans Aby, comme elle le réalise à travers ses autres livres.

Aby est un roman en même temps qu’il n’en est pas un. Il s’agit d’un type bizarre de roman, atypique – un texte hétérogène, poétique et abstrait, narratif et erratique : une forme et sa propre déformation selon les lignes de fuite permanentes du monde et donc de l’esprit. C’est un livre sur la création, sur l’écriture, la littérature lorsqu’elle existe, vivante, avec un monde enfin vivant.

Marie de Quatrebarbes, Aby, éditions P.O.L, mars 2022, 208 p., 17€ — Lire un extrait