Avec Jean-Christophe Bailly

Jean-Christophe Bailly © Hermance Triay - détail couverture Revue Critique

Très tôt, Jean-Christophe Bailly a eu la conviction qu’il serait écrivain, quelqu’un donc qui écrit, qui écrit des livres. On aurait tendance à penser qu’il s’agit principalement d’essais. Ils le sont, certes, mais des essais qui s’écriraient avec les autres genres, qui les élargiraient, qui ne désolidarisent pas le « désir de comprendre » d’une « expérience d’écriture ».

Dans ce sens, si le surréalisme au départ a joué un rôle, le romantisme allemand aura été (continue de l’être) déterminant, comme une forme d’utopie à la recherche du genre des genres, un « brouillon général », pour reprendre l’expression de Novalis, dont le poème – un « poème critique » qui interroge la « fin de hymne », la possibilité encore de chanter – serait le vecteur, le moyen le plus novateur pour raviver la langue, d’habiter la terre. Marielle Macé et Martin Rueff, dans la revue Critique, en indiquent la direction, entre phrase et vers, comment le vers travaille la phrase, cette « phrase » en phaseavec celle de Philippe Lacoue-Labarthe (Phrase paraît en 2000 dans la collection « Détroits » chez Bourgois, la même année que Basse continue dans la collection « Fiction &  Cie » de Denis Roche au Seuil).

« Le 20 janvier, Lenz partit dans la montagne. » Tout partirait, repartirait de cet incipit de Lenz de Georg Büchner dans la traduction en 1974 d’Henri-Alexis Baatsch. « D’emblée la fiction est orientée, et cette fiction n’en est pas une », écrit Jean-Christophe Bailly à la date inaugurale du 20 janvier (Le 20 janvier, 1980). Lenz, et avec lui notre modernité, soulève une montagne, rencontre quelque chose qui oriente autrement la fiction, une certaine réalité (le réel, l’impossible) que Jean-Christophe Bailly compare aussi à la concretezzade Cesare Pavese. Partir dans la montagne relève encore d’un geste politique qui fait l’épreuve paradoxale d’une extériorité, d’un dehors, plus celle d’un matin froid d’hiver que d’un engagement ou d’une action militante.

Un second auteur, Walter Benjamin, appartenant toujours à la « légende dispersée » du romantisme allemand, occupe également une place à part dans la bibliothèque de Jean-Christophe Bailly, en particulier sa conception messianique de l’histoire ou de la « forme d’une ville » (Baudelaire). Le passé, qui vient de l’origine, chercherait indéfiniment une issue dans le présent pour s’accomplir dans le futur. « Tout ce qu’une époque nous présente n’acquiert sa véritable portée que si cette présentation inclut la tension utopique que l’époque ne réalise pas mais qui la soutient et la traverse de part en part » (je cite un texte de Jean-Christophe Bailly sur Benjamin qu’il consacre à la « ville adamique » dans Panoramiques). Dans Le Livre des passages, le grand œuvre inachevable de Benjamin, Paris, « capitale du XIXe siècle », est le lieu d’une pareille expérimentation à travers notamment les notions de réveil, d’image dialectique entre l’autrefois et le maintenant, de perte, plus mélancolique, ou « baroque », que nostalgique.

L’expérience du seuil est fondamentale. Le seuil est un passage, une « zone active » de transformations qui se décline de multiples façons, lorsque je pars comme Lenz dans la montagne, que je marche, flâne, dérive dans une ville, que se mette en branle la « grammaire générative des jambes », que je voyage dans le « pays des noms communs » (Le Propre du langage, 1997), en France, à Olonne, à Marseille, à Saint-Étienne, en Grèce (Café Neon et autres îles, 2021), en Russie ou en Chine, dans les « jours d’Amérique », que je m’aventure en terre galloise, que je partage l’écriture d’une production théâtrale, que j’approche la différence animale, que je questionne le « champ mimétique », regarde une image, des « figurations » de Jacques Monory ou de Gilles Aillaud aux portraits du Fayoum et des rites funéraires égyptiens (L’Apostrophe muette, 1998) à W. H. Fox Talbot et la naissance de la photographie (L’Instant et son ombre, 2008). Ce qui se donne se dérobe à la fois « comme s’enfuit une bête dans un bois » et, en se dérobant, suspend l’ordre du discours, crée une « césure », dépayse le regard, l’illusion identitaire. Dans L’Imagement (2020), Jean-Christophe Bailly parle d’un « travail du seuil » (ou de seuil en référence à Freud), d’une césure entre les mots et les images. On est devant une insistance muette. On bute. On ne sait plus, on s’enfonce dans la rectitude du non-savoir.

Il n’est pas facile de saisir dans son ensemble l’œuvre de Jean-Christophe Bailly. Elle ne fait pas « œuvre ». Elle est à l’œuvre, en construction. Souvent, Jean-Christophe Bailly écrit des textes qui composent ensuite presque inconsciemment un livre par un « effet de tuilage », c’est-à-dire en se touchant, en s’assemblant, en se combinant les uns les autres. Mais chaque texte conserve son autonomie, peut se lire indépendamment. « La tâche du lecteur » (1994) dans Panoramiques (2000) est un essai en soi. Les domaines sont variés (poésie et philosophie, dramaturgie, théâtre, traduction, anthropologie, sociologie, art, photographie, architecture, urbanisme, paysage, écologie, parti pris des animaux…) et correspondent peut-être à un infléchissement biographique bien que les fidélités soient ce qui guide le parcours de Jean-Christophe Bailly : le romantisme allemand des débuts, le militantisme de Mai 68, la création en 1984 de la collection « Détroits » chez Bourgois avec Michel Deutsch, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy ; les diverses collaborations à des spectacles (Gilberte Tsaï, Georges Lavaudant, K. M. Grüber, Parme…) ; la rencontre avec Éric Hazan et une attention plus grande à l’histoire de l’art en tant qu’éditeur (collection « 35/37 ») ; l’enseignement enfin à l’École nationale supérieure de la nature et du paysage de Blois avec Chilpéric de Boiscuillé (1997-2015). Cette « carrière » n’est pas universitaire ; comme l’œuvre, elle échappe, est « insituable », impressionne par sa capacité, exigeante, à embrasser autant de domaines, entre les genres et les disciplines, de fleuves en villes… « Le sujet qui s’en va, qui descend de son socle ou de son autoposition rencontre chemin faisant un monde qui glisse et qui s’ouvre » (« Du récit au geste », à propos de l’endurance de la modernité, de nouveau dans Panoramiques). La petite « pirogue » énigmatique, dont le dessin illustre la couverture de Basse continue et de Tuiles détachées, en constituerait le symbole

« L’essai, une écriture extensible » (2013) dans L’Élargissement du poème (2015) dit beaucoup de la méthode (elle est la nôtre). « Roman, nouvelle, poème, essai et ainsi de suite, il va de soi que cela continue d’exister, mais c’est sur la frange où chaque genre pratiqué se donne la chance d’exister autrement que se joue l’invention du sens. » Plus encore qu’un récit, Jean-Christophe Bailly réussit à mettre en phrase ce qu’il écrit, à le phraser, à phraser son encyclopédisme. Bien que l’entretien avec la bibliothèque soit infini, blanchotien ou borgésien, il n’hésite pas à mettre la main à la pâte, à entretenir le moteur. Tâche du lecteur : maintenance, entretien de la littérature par elle-même et par son usage, une littérature non cloisonnée par genre, une littérature générale, commune. « S’il y a un style, résultant d’un travail continu, écrit-il dans Tuiles détachées (2004-2018) qui se prête faussement à l’autobiographie, demeure le mystère d’un phrasé donné au départ comme une matière [nous soulignons] que l’on sculpte. »

Nombreuses sont les « entrées » (cf. le numéro que la revue Critique consacre à Jean-Christophe Bailly). Je ne m’en tiendrai qu’à un exemple. Dans Le Dépaysement (2011), Jean-Christophe Bailly aura voyagé dans une France plurielle, élective et fluviale. Entre Paris et Blois, il décide un jour de s’arrêter dans la petite ville de Beaugency, sur les bords de la Loire, qui lui faisait signe depuis la fenêtre du train. Son intention surtout est d’élucider une chansonnette populaire qui trotte dans sa tête en associant le nom de Beaugency et en répétant celui de Vendôme, voisine : « Beaugency…, Vendôme, Vendôme… » D’association en association, il relit le conte pour enfant que Joyce écrivit pour son petit-fils, Le Chat et le Diable, qui met en scène le pont de Beaugency. Mais rien véritablement ne retient son attention, sinon une mélancolie profonde, et de Beaugency il va à Vendôme en suivant les pas de sa ritournelle, quitte la Loire pour le Loir, qui arrose l’Illiers de Proust ou la Possonnière de Ronsard et croise au collège des Oratoriens, le Louis Lambert de Balzac. Tout un programme. Puis, une césure, le travail du seuil, de seuil, interrompt le récit en la personne de Gracchus Babeuf (1760-1797), victime d’un procès impie qui lui coûta la vie à Vendôme durant la Révolution française, comme une plaque près de l’abbaye de la Trinité le relate. On est soudain dépaysé. La terre d’accueil se mue en terre de refus. Elle n’est pas à personne et les fruits ne sont pas à tous. Il fallait, il faut décapiter le communisme de Babeuf. « Vendôme, Vendôme ! Je ne sais pas si Babeuf et ses compagnons connaissaient la chanson qu’aujourd’hui à chaque heure reprend le carillon de la tour Saint-Martin, mais si c’est le cas elle aura pour eux une résonance étonnamment lugubre. »

On retrouve le geste qui oriente la démarche. Le « dépaysement » devient un outil d’analyse qui s’applique partout afin de déjouer les pièges identitaires. En revoyant à New-York par hasard à la télévision La Règle du jeu de Jean Renoir, il en éprouva l’étrange sensation ; jamais il n’avait entendu avec tant d’évidence la langue française. D’où la nécessité de se dessaisir de nos appartenances pour s’en ressaisir différemment. Contre une littérature cocorico, lagardeetmicharde, Jean-Christophe Bailly fait l’hypothèse du « bariol » (du bariolé), d’une contamination linguistique qui par la traduction dissout et renouvelle. « Non pas ôter le pays du pays pour l’accomplir dans un vague creux et universel […], mais l’empêcher de se raidir dans la pose de l’identité – où il ne peut que se contracter et mourir. »

Comme chaque texte compose un livre par une logique de tuilage, chaque livre compose par la même logique l’œuvre tuilée de Jean-Christophe Bailly, avec en « basse continue », l’écriture d’un poème, la pulsion-pulsation du poème qui, d’un dedans qui est un dehors, dicte, rythme le pas de la phrase, confère à la langue son caractère d’irréductible étrangeté.

…non un chant mais une basse continue
en dessous, oui, sous les mots, en eux,
soulevée avec eux…

 

Jean-Christophe Bailly : poursuites, revue Critique, n° 896-897, janvier-février 2022, 160 p. 14 €