Parmi toutes les tragédies actuelles, il en est une qui concerne directement la campagne des présidentielles, et qui tient à la surmédiatisation des idées de droite et d’extrême droite, au détriment des idées et propositions de gauche. Cette situation nous laisse plantés dans notre colère, privés de possible, sevrés d’avenir, au point que nous sommes comme poussés à ne plus voir qu’obscurité, désastre, effondrement terminal. Ce n’est pas qu’il soit mal d’être choqués chaque matin et chaque soir devant les paroles ignobles de ministres, de députés et de candidats plus haineux et plus faux les uns que les autres. Nous sommes faits comme ça, gens de gauche, habitués à réagir aux mauvais coups, au mauvais sort fait aux plus faibles, aux plus dominés, aux plus pauvres. Mais voilà, nous sommes sans doute trop réactifs. Et le désespoir politique tient aussi à ce que face aux diverses formes de la réaction politique et de la régression morale, nous ne sommes plus que réactifs, pas assez affirmatifs.
La situation présente donne de la gauche politique, et de ceux qui s’y rattachent, une image tout à la fois de confusion, de rétrécissement et d’impuissance très difficile à admettre et à supporter par les « gens de gauche », lors même que l’on apprend par divers sondages que les préoccupations des Français, au-delà des clivages politiques, sont sociales, économiques, sanitaires, éducatives, autant sinon plus que « sécuritaires ». La confusion a de racines politiques évidentes. Elles tiennent à la politique néolibérale menée y compris sur le terrain éducatif par une certaine « gauche » qui en a abandonné tous les ideaux et tous les marqueurs. Mais cela n’exonère pas la responsabilité de la « gauche de gauche » pour parler comme Bourdieu quant à la volonté et la capacité trop souvent défaillante de construire un « bloc hégémonique » pour reprendre une formule de Gramsci. Sans doute le débat est-il nécessaire pour traduire cette volonté en stratégie rassembleuse. Mais il serait suicidaire pour cette « gauche de gauche » de s’en tenir à des discours où chacun se renvoie la responsabilité de cette impuissance. Pour des raisons de clarté et de cohérence la confrontation des projets et des programmes est totalement légitime. Mais les seules récriminations des uns contre les autres ne sont pas dignes du moment.
Il est peut-être encore possible de sauver ce qui peut l’être dans l’actuelle débâcle. Ce qui peut être sauvé, et ce qui peut sauver la gauche, c’est l’affirmation d’un autre avenir possible que celui que nous promettent les néolibéraux-réactionnaires au pouvoir et les réactionnaires-néolibéraux dans l’opposition. Ce qu’il faudrait faire naître et croître c’est la force affirmative d’une société désirable, c’est la formulation neuve d’une alternative pour demain. « Du possible sinon j’étouffe », telle était pour Deleuze et Guattari la formule subjective qui déclencha 68. C’est cette « perspective du possible », pour reprendre le titre du livre de Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre, qui nous manque (Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre, La perspective du possible. Comment penser ce qui peut nous arriver, et ce que nous pouvons faire, La Découverte, 2022.)
Prenons l’exemple de l’éducation. Il est un discours proliférant qui dénonce Blanquer, son autoritarisme, son mépris des enseignants, des élèves et des parents. Depuis Allègre, aucun ministre de l’éducation n’avait à ce point incarné ce qu’est un étatisme arrogant, une façon d’écraser l’école sous des directives, des réformes, des programmes sans aucun égard pour le « terrain ». Depuis le changement de statut du directeur d’école, jusqu’à l’absurde réforme du bac qui détruit ce qui restait de l’esprit d’études libérées de l’angoisse de l’examen et de la sélection, on a certainement raison de se scandaliser et de se révolter. Quant aux vieilles lunes de l’université-entreprise aux droits d’inscription élevés, que seule une grande dose d’ignorance et d’amnésie peut faire passer pour des « innovations », on doit évidemment les dénoncer. La légitime insurrection des consciences ne doit pas nous empêcher, bien sûr, d’analyser les logiques à l’oeuvre, déjà anciennes, qui visent à remodeler l’institution pour en faire un appareil de sélection professionnelle et sociale efficace. Mais enfin, les grandes lignes de cette critique ont été tracées il y a longtemps déjà, et l’on semble condamnés à répéter toujours la même critique, celle d’une école remodelée selon la logique du « capital humain », qu’on pourrait mieux nommer d’ailleurs le « capital inhumain ». Et que dire de l’affligeante campagne ministérielle de calomnie contre les universitaires et les chercheurs qui reprend la pire rhétorique de l’alt-right américaine et de l’extrême droite brésilienne.
On a mille fois raison d’opérer la critique de tous ces obscurantismes modernistes et traditionnalistes qui font ensemble un sinistre concert. Mais ce qui manque surtout c’est un grand projet éducatif qui corresponde à cette société désirable dont nous parlions plus haut, c’est-à-dire un projet qui vise la transformation du système éducatif dans son ensemble, et sous tous ses aspects, afin de former les personnes et les citoyens qui demain auront à vivre, du moins on doit l’espérer, dans une société égalitaire, écologique, féministe, démocratique.
Pourquoi est-il si important de commencer à changer les pratiques dès maintenant et à établir un projet systémique d’éducation depuis le futur ? Rien de plus tourné vers l’avenir que l’éducation, rien de plus décisif pour le type de société, d’économie et de démocratie que l’on veut pour demain. Car c’est dès aujourd’hui que se prépare cette société nouvelle, ce sont les nouvelles générations qui devront affronter bientôt les conséquences du monde tel que le capitalisme et les nationalismes étatiques leur légueront et transformer de fond en comble les conditions sociales, politiques et économiques. Pourtant tout se passe comme si l’on pouvait tenir des propos généreux sur la nécessaire « rupture du modèle productif » pour la survie de l’humanité, sans se demander ce qu’une telle rupture devrait entraîner dès maintenant sur la société dans son ensemble et, plus précisément, dans le domaine éducatif.
Il ne s’agit pas de faire des projets de société et d’éducation aussi beaux qu’abstraits. Il s’agit plutôt de faire le lien entre les transformations possibles d’aujourd’hui et un projet à plus long terme. Il existe des expériences pratiques comme des réflexions sur elles qui sont encore en jachères, trop dispersées, pas assez systématisées. S’il va de soi qu’on ne peut transformer l’école sans un but clair de la société future, il va également de soi que c’est la transformation de l’école dès maintenant qui peut rendre figurable et possible cette société désirable. Car faire miroiter le bonheur des lendemains peut s’avérer bien vain si l’on n’introduit pas dans la vie quotidienne au moins les ferments de nouvelles relations sociales possibles. Comment par exemple donner le goût à la démocratie réelle, aux délibérations et aux décisions collectives si l’on ne la pratique pas dans le lieu matriciel de l’école ? Comment faire passer dans les habitudes et les mentalités des citoyens de demain le souci écologique si ce dernier n’est jamais qu’un « supplément d’âme » ou un alibi, dans une éducation qui reste soumise à la logique productiviste et concurrencialiste ?
Nous avons voulu commencer l’élaboration d’une telle dialectique entre les possibles d’aujourd’hui et la projection d’un nouveau système éducatif dans le livre Éducation démocratique, fruit d’un travail collectif de plusieurs années. Il nous semblait que l’éducation méritait mieux que les propositions certes indispensables mais partielles d’augmentation des salaires des enseignants ou d’accroissement des investissements dans l’enseignement supérieur. Il faut bien constater qu’à quelques semaines de l’élection le débat n’a pas encore eu lieu, et pire, que la question éducative est jusqu’à présent passée à la trappe. Il est des émissions politiques entières où le mot « éducation » n’a même pas été prononcé, ni par les journalistes ni par les candidats. Et quand ils le sont, c’est souvent par les pires représentants de la droite qui ne jurent que par la sélection élitiste et la restauration des vieilles méthodes autoritaires. La seule petite « chance » qu’un jour elle soit abordée un peu plus sérieusement, et elle est bien paradoxale quand on pense à l’histoire sociale et politique en France, c’est l’annonce faite ici ou là à l’occasion de « ballons d’essais » de ses partisans, que Macron présentera en temps voulu un programme de transformation radicale de l’éducation. Et l’on sait dans quel sens il la souhaite !
Il fut tout une époque, longue de plus d’un siècle, où l’école était l’affaire de la gauche, une affaire presqu’aussi centrale que la « question sociale ». D’ailleurs affaire d’école et question sociale étaient étroitement liées par les divers partis et syndicats. Mais qu’ont à dire sur le sujet les divers fragments d’une gauche digne de ce nom d’aujourd’hui ? Sans doute certaines composantes s’accordent-elles, et c’est heureux, à reconnaître l’importance qu’il y a à penser le projet de transformation sociale et écologique à hauteur d’un tournant de civilisation. Mais la logique voudrait que d’un tel constat découle l’énoncé d’un projet éducatif nécessaire et désirable établi sur de nouvelles bases. Que soient donc posées rigoureusement les questions vitales pour l’éducation de la liberté pédagogique, de l’égalité réelle des conditions d’enseignement, des contenus enseignés, de la coopération en pédagogie, de l’organisation démocratique des établissements. Et que soit ainsi porté dans l’espace public, avec conviction, ces questions décisives.
Dernier titre paru : Éducation démocratique : la révolution scolaire à venir, La Découverte, 2021.