« C’était la cinquième fois en trois jours que j’allais à la boulangerie, mais le boulanger me traitait comme s’il ne m’avait jamais vue. La farine n’avait pas été livrée cette semaine non plus. À côté de moi, deux femmes portaient des cabas dont dépassait largement la ration quotidienne de faim pour laquelle nous faisions de longues queues sans obtenir un seul morceau de pain. Elles sont reparties avec les miches que d’autres, qui avaient beau attendre ou se lever aux aurores, n’allaient pas pouvoir apporter chez eux.
J’ai remonté l’avenue Baralt en pensant aux grenouilles blanches qui se collaient comme des pierres aux moustiquaires de la pension Falcón à Ocumare de la Costa. Des créatures que j’ai gardées en ma mémoire comme un mauvais souvenir et qui ressuscitaient à présent dans mon esprit comme des haut-le-cœur. Nous nous ressemblions. Des femelles à la peau flasque qui pondent au milieu de la tempête.
Je suis arrivée devant ma porte d’un pas traînant. J’ai tourné la clef, mais la serrure résistait. J’ai poussé et tire. J’ai secoué la porte, j’ai remué la poignée, j’ai insisté. La serrure était faussée. Quelqu’un l’avait changée. Alors ont défilé dans mon esprit les matelas, les squats nocturnes, les motos, les cercueils, les hématomes, les passages à tabac à coup de seau et de balai. Un frisson de peur m’a parcourue et je me suis rendu compte qu’il était déjà trop tard. Ma maison ! Leur seul objectif avait été de coloniser un par un tous les appartements. La bande de femmes qui depuis des semaines occupait la place Miranda était en réalité un commando d’occupation des domiciles. « Malédiction ! » J’ai touché mon entrejambe. Il était tout humide. Je me suis efforcée de retenir les gouttes d’urine et de rester calme. »
Karina Sainz Borgo, La Fille de l’espagnole (2019), traduit de l’espagnol (Venezuela) par Stéphanie Decante, Gallimard, « Du monde entier », 2020, pp. 73-74.