Indispensable pour penser notre contemporain et en saisir, de manière neuve, les aspirations à l’intensité : tel est le constat qui vient à la lecture de ce nouveau numéro intitulé Turbulences de la Revue de Socio-anthropologie dirigé avec force par Pauline Hachette et Romain Huët. En accès gratuit, ce numéro qui rassemble notamment des textes inédits de Georges Didi-Huberman, de Cédric Mong-Hy ou encore un entretien avec Tristan Garcia, permet de penser à nouveaux frais les quêtes d’intensité innervant notre société. Sports à sensations fortes, mode des furyroom ou encore fêtes à répétition à Ibiza, chacun cherche à dépenser le surplus d’énergie qui l’anime. Mais quand cette énergie commence-t-elle à jouer avec les limites du corps ? Que faire quand elle ne devient que débordement notamment politiquement ? A l’heure de la crise sanitaire où chacun cherche à se libérer du quotidien pesant, à l’heure où le management verrouille tout, Hachette et Huët proposent ainsi de nommer turbulences « cette quête parfois désespérée d’intensification de la vie qui traverse le présent. » Autant de pistes de réflexion que Diacritik est allé sonder en compagnie deux chercheurs qui ont dirigé ce numéro si stimulant.
Ma première question voudrait porter sur la genèse du remarquable et important numéro « Turbulences » de la revue Socio-anthropologie que vous avez tous deux coordonné. Comment vous est venue l’idée de constituer un numéro collectif qui, ainsi que vous l’affirmez d’emblée dans votre forte introduction, s’offre comme « une tentative pour nommer les turbulences et la quête parfois désespérée d’intensification de la vie qui traverse le présent » ? Vous évoquez comme motivations à la naissance de ce numéro ce que vous désignez tout d’abord comme le retour de la critique vitaliste mais aussi le contexte de la crise sanitaire : en quoi ces deux éléments vous paraissent-ils liés et ont-ils concouru à la constitution de ce numéro ?
Romain Huët : À la suite du Vertige de l’émeute. De la ZAD aux Gilets Jaunes, paru aux PUF, 2019, le responsable du comité éditorial de la revue Socio-anthropologie m’a contacté pour diriger un numéro. Je ne me sentais pas de continuer un projet sur l’émeute bien que ce phénomène me paraisse traduire assez bien la quête d’intensité dans le domaine politique. Avec Pauline, cela faisait plusieurs mois que l’on échangeait. Mon travail sur le phénomène émeutier lui parlait et ce qu’elle écrivait à propos du traitement de la colère dans la littérature résonnait également en moi. Nous avions échangé, longuement sans que nous n’ayons la moindre idée d’un projet. C’était une pure conversation, un plaisir de l’échange et un souci commun pour tenter de qualifier ce qui est en train de nous arriver. Et puis nos vues se sont rejointes. Il nous paraissait assez évident que nous vivons un monde strictement verrouillé, un monde qui ne propose guère de fulgurances existentielles. En somme, nous sommes tenus de vivre une vie administrée et asséchée. La crise de la Covid a radicalisé cette expérience d’un monde cadenassé où la vie, dans ses mouvements les plus simples (voir des amis, se déplacer, faire du sport, etc.) était empêchée. Cette situation a été d’autant plus insupportable que l’avenir est incertain, sans cesse à la merci d’une continuation de l’épidémie ou d’une nouvelle crise dont on peut dire aujourd’hui qu’elle atteint et atteindra nos gestes les plus quotidiens. Cette exigence de mener une vie sans relief n’est pas nouvelle. Elle s’est sans doute simplement amplifiée et généralisée. Bon nombre d’entre nous s’arrangent avec ce semblant de vie. Mais nous avions formulé une hypothèse tout autre.
Cette immense énergie inemployée qui traverse notre société existe bien. Elle cherche plus ou moins désespérément à se déployer. Pauline remarquait que l’économie s’en emparait. Nombre d’entreprises s’empressent de créer des espaces organisés pour expulser cette énergie. Il s’agissait de furyroom, de bars à câlins, d’assemblées dont la visée est d’éprouver la chaleur affective de corps assemblés au cours de séances collectives de pleurs, ou encore de dispositifs marchands où il est possible d’enregistrer son cri et de le diffuser par haut-parleur dans les terres volcaniques d’Islande afin de « stocker » et « disperser » le stress. Ces espaces pourraient nous paraître anecdotiques. Seulement, ils n’en demeurent pas moins la démonstration d’une demande sociale, que l’on n’arrive pas exactement à cerner, mais qui vise l’expression émotionnelle de soi. Ces espaces montrent comment l’économie a cette capacité indéniable de s’emparer des aspirations sociales, de les organiser, et en même temps de les laisser inassouvies. De mon côté, il me semblait qu’une subjectivité moderne se détachait. Je ne savais comment la nommer : subjectivité saturée, avide, brisée. Quel que soit le mot que je pouvais choisir, je voulais désigner ce sentiment qui me paraît assez partagé d’une vie terne, froide, incapable de se déployer et tenue à une rigoureuse absence à elle-même.
Notre vie quotidienne ne fait l’objet d’aucune expérience concrète disait déjà W. Benjamin il y a fort longtemps. Il nous semblait que ce constat était juste. Il n’était pas seulement juste parce que nous pouvions constater concrètement comment rien de nos qualités ou de nos forces ne s’exprimaient dans nos vies quotidiennes que se soit dans notre travail, dans nos vies sentimentales, dans nos relations sociales ou dans nos engagements dans le monde. Son diagnostic était aussi juste parce que nous sommes sans commun rapport avec le monde. Il nous paraît hors de portée et chacun ressent assez bien cette impuissance qui jaillit en lui, qui hurle en lui. Bataille disait « l’impuissance hurle en moi ». Mais ce cri intérieur n’est pas confiné dans notre intimité. Cette impuissance nous déborde et nous pousse, les uns et les autres, à chercher dans le monde, des endroits où s’exprimer. Ces endroits sont variés : ils s’expriment dans la quête d’aventure, dans le sport extrême, dans la défonce, dans la dispersion, dans cette pure présence au présent comme si l’être là, dans le moment de l’événement était la seule garantie de mon existence. S. Zizek (2003) avait une jolie formule pour qualifier cette quête. Il parlait de « passion du réel ». Il s’agit de le rencontrer par le corps et les sens. Face au sentiment général de perte de réalité, il se développe toujours plus de tentatives, plus ou moins acharnées, plus ou moins désespérées, qui visent à conquérir le sentiment d’être en vie. Pour l’essentiel, ce sentiment s’accomplit dans l’agir c’est-à-dire dans les actions dont on attend qu’elles produisent quelques effets sur le réel. La passion du réel désigne donc l’aspiration à ressentir l’épaisseur du réel et à se l’approprier au sens où c’est bien le soi subjectif qui le vit.
Nous n’étions pas trop sûrs de notre idée. Nous voulions l’écrire puis la mettre en partage pour savoir si nos collègues, que le contexte déprimant de l’université conduit aussi de plus en plus loin de leur travail, avaient quelque chose à en dire. Ce numéro est simplement né de conversations, de tentatives de formulation de ce « qui est en train de nous arriver » et des crises qui nous traversent. Et c’est à mesure que nous travaillions sur ce numéro que nous avons affiné cette hypothèse que la crise de l’expressivité ou de le sensibilité est à l’origine des turbulences qui nous agitent. Ces turbulences peuvent tout aussi bien être actives, c’est-à-dire qu’elles affirment la vie, qu’elles expriment des attentes de densité existentielle que réactives au sens où, à mesure que ces énergies sont bloquées et tenues à être inemployées, chacun se réfugie dans des mondes étroits, recherchent des fulgurances sectaires ou se cramponnent à des convictions pour désespérément domestiquer un monde depuis longtemps hors de portée tant d’un point de vue intellectuel que pratique.
Pour en venir au cœur de votre propos, peut-être faut-il tout d’abord évoquer le titre même que vous avez choisi pour parler des quêtes contemporaines d’intensités : vous parlez de « turbulences ». Vous indiquez ainsi que « les turbulences désignent un phénomène physique fascinant. Elles interpellent par l’énergie et la puissance qu’elles rendent manifestes. On aime à observer le désordre qu’elles suscitent et l’imprévisibilité avec laquelle elles animent la matière en bouleversant une organisation qui semblait statique. » Au-delà du phénomène physique, il apparaît que ce terme de « turbulence » possède une résonance sociale et politique qui vous intéresse particulièrement : est-ce sa portée de transformation possible de la société qui a su retenir votre attention ? Vous parlez notamment du mouvement Black Lives Matter : en quoi constitue-t-il pour vous ce caractère heureux socialement de la turbulence, de l’excès d’énergie, de la puissance d’intensité capable de changer le cours des choses ? S’agit-il de ce que vous nommez une « repolitisation de la sensibilité » telle que, Romain Huët, De si violentes fatigues, votre dernier essai, notamment appelait ?
Pauline Hachette et Romain Huët : Nous avons hésité un moment sur le terme qui rendait le mieux compte de notre questionnement. Nous nous demandions par exemple si la dépense telle que Bataille l’a définie pouvait nous aider à penser cette question, y compris a contrario. L’article de Cédric Mong-Hy dans ce numéro reprend d’ailleurs cette hypothèse pour faire une lecture plus problématique de la dépense bataillienne et des recettes qu’elle implique. Cette exubérance vitale, que devient-elle dans une société du divertissement dont les moteurs sont l’excès et le superflu ? Mais ce sentiment d’être face à des énergies entravées, et des tourbillons qui en découlent nous a conduits à penser en termes de turbulences. Notre choix de terme s’enracine d’ailleurs dans des résonances.
D’une part on y entendait l’enfant qu’on dit « turbulent » et dont l’agitation, l’énergie est perçue comme désordonnée et perturbatrice et fait l’objet d’une réprobation, de sanctions. C’est une figure sous-jacente à ce questionnement sur ce qui peut advenir socialement d’une puissance encore non dirigée et employée dans un but revendiqué. On voulait interroger le désordre qu’elle cause, les forces transformatrices qui pouvaient se trouver dans cette force de désorganisation. Le terme nous plaisait aussi parce qu’il ancrait notre réflexion dans un sensible matériel qui nous tient à cœur. Son origine physique reconduit à l’une des hypothèses que nous partageons d’une crise du sensible, d’un rapport au vivant marqué par un sentiment de coupure et de distance, un monde devenu illisible et nous renvoyant à un sentiment profond d’impuissance. Cette crise concerne un monde bien concret et matériel et la question de l’expérience sensible traverse tout le numéro. Et c’est en effet un cadre qui nous semble essentiel pour appréhender les mouvements sociaux. Nous avons d’ailleurs également dirigé pour la revue Socio, un numéro à paraître sous peu. Il s’intitule « Soulèvements sociaux. Destructions et expériences sensible de la violence » et interroge justement les soulèvements récents sous cet angle.
Cette attention au sensible invite à procéder à une lecture politique des gestes destructifs qui jalonnent de plus en plus de manifestations. On s’empresse d’évacuer le sens politique de ces gestes et la bonne conscience assurée d’elle-même s’en tient à les condamner et à les assimiler à de purs actes nihilistes au lieu de les réfléchir dans ce qu’ils disent de notre époque. La traduction politique de cette quête d’intensité ne se limite certainement pas aux tentations émeutières qui traversent nos cortèges depuis quelques années. Seulement, ils sont assez symptomatiques d’une attente qui, pour l’essentiel, vise à faire du politique une expérience vivante. Le geste destructif, tel que la casse d’agences immobilières, bancaires ou intérimaires, suscite un état émotionnel ambigu : sidération, joie, peur. Cet état pourrait peut-être s’expliquer par le fait que l’agir destructif touche la matérialité du monde. Il pourrait être vécu comme le sentiment d’une puissance restaurée quand bien même celle-ci demeure limitée et relativement peu scandaleuse en dehors des cas où elle touche des objets relevant d’un « respect commun » (Arc de Triomphe, par exemple). Le monde s’offre momentanément en prise, l’auteur de la destruction ressent la qualité variable de la matière. Il y a la vitre qui s’effondre avec fracas au bout du marteau ou de la pierre, la caméra de surveillance robuste qui exige que l’on se reprenne à plusieurs fois pour gagner sa destruction, et ce qui résiste obstinément aux tentatives destructrices (vitre blindée, barrières anti-émeutes), etc. La fiabilité de la matière diffère. Le politique est alors vécu de façon tout à fait différente. Il n’est plus l’affaire d’une vision du monde, mais appartient à l’ordre du toucher. L’effet premier du passage du politique dans le corps est d’affecter (garantir) la relation au monde. Le geste destructif est une façon de s’inscrire dans le monde – façon évidemment contestable d’envisager une relation au monde –, de sentir la fragilité du monde (il s’effondre au contact de son geste) et ses résistances (matériaux qui résistent en dépit du matériel utilisé – marteaux, barre de fer, etc.). Quiconque se penche pour saisir un bout de verre dans sa main à la suite d’une manifestation n’a pas simplement un énoncé qui exprimerait une colère ou tout autre chose. Il sent une partie du monde qui se met à exister. C’est une apparition d’un condensé du monde dans ma main. Il pourrait s’y blesser s’il serre le bout de verre trop fort ; il a alors le condensé d’un pouvoir qui blesse.
Évidemment, la traduction politique de cette aspiration à l’intensification de la participation au monde s’exprime dans bien des situations différentes ; dans la recherche de résonance avec le milieu naturel, dans les attentes de chaleurs et de consistances affectives dans nos relations, dans l’attention toujours plus aigüe à l’égard des injustices habituellement invisibilisées bien qu’anciennes et structurellement inscrites dans nos rapports sociaux. Sur ce point le mouvement Black Live Matters en est un exemple typique. La façon dont il a été reçu en France était fort intéressante. À Paris, les premiers rassemblements appelés par le Comité Adama étaient inédits à plus d’un titre. D’abord, parce que cela faisait longtemps que nous n’avions pas vu un soulèvement massif et énergique face au problème du racisme. Mais aussi, parce que le cortège était composé de personnes plutôt jeunes, relativement peu habituées aux manifestations, ne disposant pas des répertoires politiques classiques et qui se refusaient obstinément à être mis en ordre par les forces de l’ordre lorsque celles-ci ordonnaient la dispersion du rassemblement. Dans ces cortèges, l’énergie qui se déployait exprimait manifestement non seulement un plaisir de se trouver ensemble dans la rue, mais aussi une résolution à faire cesser les injustices auxquelles le vieux monde s’accommode si bien, soit par dépit soit par intérêt. Il est assez clair que cette « jeunesse » que l’on suppose toujours coupée du monde nous paraît témoigner de tout à fait autre chose : un désir de monde que les institutions ne pourront évidemment pas contenter.
Symétriquement, la quête d’intensité que vous désignez sous ce terme de turbulence renvoie à une multitude d’expériences, toutes plus variées les unes que les autres : vous évoquez aussi bien les sports extrêmes que les rave parties. Derrière cette apparente variété, vous tracez au contraire une ligne continue qui, sous l’expression lexicalisée de « sensations fortes », entend répondre à une crise de la sensibilité ou encore à ce que Zizek nomme « la passion du réel » : en quoi selon vous la dépense d’énergie, l’invocation de l’intensité ou de la vie intense témoignent paradoxalement d’un sentiment accru de perte de réalité ? En quoi cette intensité se donne-t-elle comme une tentative selon vous de compenser une faille qui s’est comme installée entre le monde et l’individu ?
Les manifestations de cette quête d’intensification sont en effet plurielles et il a été intéressant pour nous de voir que les réponses à notre appel provenaient de champs différents, tant sportif ou esthétique que relevant d’une anthropologie de la fête par exemple. En revanche, elles se sont assez peu positionnées comme perturbatrices de l’ordre existant, et c’est un constat qui nous a interpellé. L’hypothèse que ces recherches d’intensités tentent de réparer une coupure avec la réalité est aussi à rapporter à cette lecture où la priorité semble être de retrouver une forme de prise sur la réalité, le sentiment d’une expérience. L’expression de « crise de la sensibilité », empruntée à Baptiste Morizot, nous a semblé intéressante car elle va avec le diagnostic d’un rapport au vivant marqué par un manque profond : on le perçoit de façon très appauvrie, on a perdu une certaine capacité à lui donner sens et leurrés par son apparente disponibilité, et par les nombreuses sollicitations qui nous entourent, on peine à lui accorder une véritable attention. Morizot donne l’exemple de cette étrangeté : entendre si couramment vanter le « silence ressourçant » de la campagne, alors même que le moindre jardin bruit de mille interactions, loin d’être si paisibles, et en tout les cas signifiantes. N’y voir que repos c’est à la fois indiquer leur illisibilité pour nous et une perte de sensibilité. Tenter d’intensifier son expérience témoigne donc, de façon ambivalente, de ce désir de se sentir plus « en vie », mais aussi parfois de l’amoindrissement de nos perceptions, de notre difficulté à éprouver de façon plus signifiante et attentive notre relation au vivant, de passer outre les « micro-affects » qui font la trame de nos vies.
Ce sentiment de coupure et les tentatives mises en œuvre pour y remédier ne sont pas que circonstancielles. Il y a à la racine même du mouvement d’intensification quelque chose qui peut sembler désespéré ou en tous les cas voué à ne pas à être satisfait, car il doit toujours croître et changer pour ne pas s’user, pour rester sensible. Les productions des industries culturelles sont bien sûr devenues une manne à sensations toujours un peu plus fortes – on pense facilement aux séries addictives ou aux jeux vidéo, mais le moindre dessin animé pour enfants en bruit de fond sidère par son nombre de cris et d’émotions exacerbées qu’il convoque à la minute. La recherche romantique d’un renforcement du sentiment vital n’a rien de neuf, bien sûr, mais on peut la percevoir sous cette forme outrée et dans ce qu’elle semble désigner d’impasse dans un certain nombre de productions culturelles. Une série comme Euphoria, dans son titre même, thématise l’importance donnée à ce paroxysme de sentiment de vie, ces « deux minutes » de suspension, mentionnées par la jeune Rue, la protagoniste toxicomane, au début de la série. Elle poursuit ce moment de plénitude, où le monde entier est congédié dans les substances, mais les autres personnages semblent le traquer à leur manière dans le sexe ou la violence. C’est en fait le principal ressort dramatique des épisodes, il ne se passe pas grand’ chose d’autre. Et cette quête perpétuelle d’intensification flirte avec une pulsion de mort omniprésente, qui met en exergue son ambivalence. Dans le même genre du teen show, avec d’autres choix esthétiques, et avec une ambivalence encore plus soulignée, on peut penser au déroutant Spring breakers d’Harmony Korine, même s’il date de quelques années. Il semblait mettre en scène une ode à la saturation des sensations, des émotions, des couleurs, les stéréotypes du genre filmique. Mais en les poussant à l’extrême, il les évidait et les transformait en une expérience complètement hallucinatoire et inquiétante.
Le film Drunk de Thomas Vinteberg, et sa réception, sont de ce point de vue encore plus intéressants peut-être. Le film a représenté pour beaucoup « le » retour à la vie et au cinéma après le premier confinement, et l’ode à l’ivresse et à la fête débridée que son titre et son affiche semblent promettre est ce que la plupart d’entre nous avait envie de retrouver après cette période brutale de privations de vie sociale et sensible, dans cette atmosphère de défiance insondable à l’égard du corps de l’autre, du monde, de soi. Mais nous nous serions sûrement profondément ennuyés si le film nous avait fait assister à cet enivrement perpétuel pendant deux heures. S’il est si fort et touchant, c’est parce qu’il met remarquablement en scène la difficulté de cette recherche d’un « un-peu-plus-de-vie », présenté sous la forme de ce manque de 0,5¨% d’alcool dans notre organisme qu’une légère ébriété constante comblerait. Ce que ces hommes déjà avancés dans la vie recherchent ce n’est pas la saturation de tous les sens, mais un petit complément d’intensité, être soi-même de façon un peu plus juste, être un peu mieux avec l’autre. Pourtant, même dans cette modeste recherche d’intensité, qui leur apporte de vrais moments d’euphorie, la pente s’avère glissante et même dramatique, puisque l’un d’entre eux se suicide. Et malgré tout, le film se termine sur une magnifique envolée, un moment de grâce et d’intensité absolue. Un moment.
Ce qui ne manque pas de frapper à la lecture de votre dossier, c’est combien les contributrices et les contributeurs installent l’idée selon laquelle la quête d’intensité peut être entendue en deux sens : elle peut revêtir une puissance romantique de soulèvement comme le dessine Georges Didi-Huberman depuis les blocs d’intensité deleuziens dont il fait les barricades du 21e siècle mais, dans le même temps, ce romantisme peut être politiquement réversible. En effet, vous indiquez à juste titre que cette frénésie d’intensité peut se révéler un redoutable outil marketing et devenir le lieu même d’une récupération marchande. En quoi ainsi la turbulence peut-elle faire l’objet à la fois d’un romantisme révolutionnaire mais aussi devenir l’objet d’un branding capitalistique comme par exemple Macron avec son essai intitulé en 2017 Révolution ? En quoi cette quête d’intensité peut-elle se révéler comme un outil managérial ?
En effet cette tension est une des choses qui nous semblent particulièrement marquée dans ce numéro. Elle demande, nous semble-t-il à ne pas être résolue, à résister à l’inclination univoque soit du côté de l’exaltation de la recherche d’intensité et des forces transformatrices dont elle serait porteuse, soit de la déploration de l’omniprésente récupération marchande et managériale de ces énergies. Nombre des activités qui sont évoquées dans le numéro – l’ultra-trail, le renouvellement de dispositifs muséaux, certains divertissements – surfent sur une recherche de sensations fortes et font la promesse d’offrir expérience authentique et forte du monde. Cela permet d’une part de construire des produits calibrés qu’Eva Illouz désignent comme marchandises émotionnelles, mais aussi de créer des lieux de traitement de l’énergie ex-situ, de les extraire de la circulation sociale qui les a fait naître. Les « espaces émotionnels » sont à cet égard significatifs : créer des fury-rooms pour se défouler de ses frustrations ou inciter à envoyer son cri dans les grands espaces islandais quand on n’en peut plus, c’est, pour le dire assez trivialement, éviter de traiter le problème où il se situe. On extrait les affects de leur grammaire propre et on les intègre dans de nouvelles narrations qui servent des modèles économiques et sociaux bien identifiables. On y exploite le fantasme de « détox », vendue comme une catharsis ou une tabula rasa. Manifestez vos affects pour vous en libérer et réintégrez, tout.e neuf.ve, une société inchangée.
L’entretien que nous a accordé Tristan Garcia est à cet égard, entre autres, passionnant. Il y trace non seulement la genèse de son livre La Vie intense, mais la façon dont sa réflexion a évolué depuis et tout en laissant la question ouverte. Il souligne la fétichisation de l’intensité en valeur, et surtout son caractère extrêmement gouvernable : ce que les objets connectés ou les données captées dans nos usages numériques (visionnage de plateforme de vidéos, usage de réseaux sociaux) saisissent en premier, ce sont des intensités d’attention et d’action. Elles se gèrent et se contrôlent d’autant plus facilement. Faut-il pour autant défendre un monde désintensifié ? Non, bien sûr. On peut davantage évoquer l’idée de redonner de la force à l’idée ou la structure, à des choses qui ne varient pas, et qui seraient moins gouvernables, comme le fait Tristan Garcia. Ou valoriser un autre registre sensible celui de la nuance et de l’attention, à l’opposé de la saturation. Le texte de G. Didi-Huberman que vous mentionnez, et qui fait écho au séminaire « Faits d’affects » qu’il donne actuellement, met justement en lumière, dans une autre temporalité, la puissance politique d’une esthétique des intensités. Cela met l’accent, d’une façon essentielle, sur les formes à partir desquelles nous pouvons penser avec plus de variété ces intensités affectives en faisant de la capacité d’être affecté qu’elles manifestent une vraie puissance. On s’éloigne là de l’affect subi et à gérer, se prêtant tout naturellement au management. Les blocs d’intensité qu’il décrit nous sortent d’une certaine indétermination effusive et montre que l’affect dont on parle est bien un exprimé, quelque chose qui prend forme et qu’on adresse. C’est bien à ce titre qu’ils prennent une puissance politique.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur un paradoxe que vous pointez à propos de la repolitisation de la sensibilité : au cœur le plus actif de celle-ci, vous indiquez que l’avènement de ce que Tristan Garcia nomme « un sujet intense » ne va pas forcément de pair avec une organisation contestataire et une structure. Existe-t-il ainsi selon vous une pure expérience sensible du sensible à travers la turbulence qui soit purement non réinvestie ? Une turbulence pour le plaisir de la turbulence : une turbulence presque finalement asociale ?
Le propre du phénomène de turbulence est de ne pas avoir nécessairement de directions. Cela renvoie à l’idée d’une société saturée de flux, d’aspirations inassouvies, d’énergie inemployée. C’est assez délicat à démontrer empiriquement. Nous ne pouvons que nous en tenir à cette hypothèse générale selon laquelle dans un monde verrouillé, la vie est bloquée, empêchée de s’exprimer dans les actes les plus ordinaires. Et cette quête peut prendre une forme de réaction politique. Les récents mouvements sociaux se distinguent par leur nervosité, par leur intolérance vis-à-vis des parcours balisés par la préfecture, le refus d’être ainsi contenu dans des dispositifs qui les rendent prévisibles et qui les mettent en carte. L’État a dû mobiliser d’importantes forces de police et de techniques de surveillance pour gouverner ce qui lui échappait : un sujet qui en veut au monde et qui est au bord de la rupture. Sur ce point, le mouvement des Gilets jaunes en a été un exemple typique.
Mais vous avez raison de souligner que cette quête ne prend pas toujours des traductions politiques. Elle en prend d’ailleurs assez rarement à considérer les temps que nous sommes en train de vivre. Ces aspirations bouillonnantes ne sont pas pour autant éteintes. Elles se cherchent plus ou moins désespérément des lieux où s’exprimer. Ces lieux sont le prolongement de la vie quotidienne où l’intensification peut être recherchée car l’expérience est « à portée » : dans les pratiques festives, artistiques, sportives, ou dans toutes sortes d’actions où l’essentiel n’est pas tant ce que l’on fait que la façon dont on emploie et dépense son être. Cette expérience est généralement assez décevante. Elle l’est d’autant plus lorsque c’est une « expérience organisée », c’est-à-dire autorisée dans des espaces prévus à cet effet. Ces derniers mettent en forme, rationalisent et bornent les conditions et les limites de la dépense. Ils proposent un simple exutoire qui n’a de problématique pas seulement le fait que cette expérience pourrait sembler factice. Ils le sont surtout parce qu’ils sont sans conséquences : ils ne produisent aucun effet ni sur soi ni sur le monde qui demeure inchangé. Et le problème est bien là. Alors que l’impuissance semble être un sentiment partagé, le renoncement est difficile à assumer. La vie déborde presque d’elle-même. Soit ce débordement est épisodique et compense le sentiment d’une vie subjectivement inconsistante. Le sujet a alors « à peu près » le sentiment d’être à la hauteur de son destin décevant. Soit, au contraire, le sujet est dans la contrition de ses désirs ce qui fait naître tout aussi bien la réprobation du désir que l’auto-culpabilité. Ce sujet-là, qui a pris pour habitude d’exprimer des formes réactives, est explosif. Sa saturation est intérieure mais menace de l’imploser. L’état d’épuisement dans laquelle il est aisé de se reconnaître indique vraisemblablement la saturation généralisée qui, d’une manière ou d’une autre, ne pourra être contenue indéfiniment. Elle fera son droit que ce soit dans des expressions réactives ou affirmatives.
L’ensemble du numéro est en open access et consultable en suivant ce lien.