Aujourd’hui peu connue, l’oeuvre d’Eva Gonzalès est pourtant singulière et forte. Dans le livre qu’elle lui consacre, Elisabeth Jacquet déploie ce que sa rencontre avec l’oeuvre de cette artiste du XIXe siècle peut nous dire et nous montrer en ce début de XXIe siècle. Entretien avec Elisabeth Jacquet.
En tant que femme écrivain du XXIe siècle, tu explores l’œuvre et la vie d’une artiste peintre du XIXe, plutôt méconnue, Eva Gonzalès. Est-ce que tu souhaites à travers ce livre hors norme, inventif, cette exploration, t’inscrire dans une descendance symbolique, une filiation, une généalogie de femmes artistes qui comprendrait actrices, cinéastes, peintres, sculptrices, compositrices, écrivaines ? Ou bien est-ce que tu as simplement voulu montrer comment une femme artiste a trouvé sa place dans une société entièrement occupée (depuis des siècles), pensée, parasitée par les hommes (au XIXe siècle) ?
Les raisons qui m’ont amenée à écrire sur Eva Gonzalès sont d’ordre littéraire. Je voulais au commencement écrire une forme de roman autour de l’homonymie et Internet, du narcissisme contemporain. Je cherchais une femme artiste d’un autre siècle référencée sur les pages web et qui serait venue, par sa présence virtuelle, parasiter dans ce même espace la quête de reconnaissance d’une femme contemporaine. Par sérendipité, je suis tombée sur ce portrait étonnant, splendide, invraisemblable, d’Eva Gonzalès par Manet. J’ai rôdé autour de ce portrait et des horizons qu’il m’ouvrait pendant quelques années, j’ai découvert l’œuvre d’Eva Gonzalès, je me suis documentée, j’ai fait ma propre enquête, j’ai écrit plusieurs types de textes, puis j’ai fini par abandonner la partie fictionnelle et recentrer mon travail autour de ma motivation plus profonde : créer une forme qui lie l’image et l’écriture, la peinture du XIXe, Internet et la littérature du 21e siècle, la façon dont la biographie et l’œuvre d’une femme artiste, peu connue certes, entrent dans nos vies et perceptions contemporaines. Fabriquer une forme littéraire à partir d’un matériau qui devient un thème, en l’occurrence une représentation picturale qui devient une présence virtuelle, qui devient un être qui a existé, qui devient une femme artiste talentueuse, plutôt audacieuse dans ce XIXe siècle corseté, et à ce moment-là oui, inévitablement, je rejoins la thématique « généalogie de femmes artistes », « place des femmes dans une société dominée par les hommes », nos devenirs féminins à travers cette communauté de passés et de destins.
Découvrir ainsi Eva Gonzalès par Internet m’a donc, dans un second temps, donné envie de la faire découvrir à d’autres car elle appartient à cette lignée de femmes artistes. Par cet exercice de littérature, je le précise, et non de critique d’art, je lui ai d’une certaine manière rendu la place qu’elle mérite.
En quoi Eva Gonzalès est-elle « une femme moderne », dans un entourage finalement assez conservateur et bourgeois (la société de son temps) ? Quelle est sa place parmi les autres artistes femmes, plus reconnues, Camille Claudel, Berthe Morisot, Mary Cassatt ou même Rosa Bonheur, la peintre en pantalon, comme George Sand fut l’écrivaine en pantalon et prénom masculin… ?
Eva Gonzalès ne portait pas de pantalon comme Rosa Bonheur qui en avait besoin pour aller peindre les bestiaux. Elle n’a pas non plus revendiqué, à la façon de Berthe Morisot, la reconnaissance par ses pairs (hommes peintres), de sa place de femme peintre. Elle possède une modernité affirmée mais discrète, dans la mesure où, à sa manière et par ce qu’elle était, elle sut transformer ce que l’on pourrait appeler « l’inconvénient masculin » du XIXe siècle, si hostile aux femmes et plus encore à leur statut d’artiste, en avantage. Elle fut aimée, soutenue, encouragée par les hommes de sa vie. Elle a su tracer son chemin, même si celui-ci fut court puisqu’elle est morte à 36 ans.

Très jeune et soutenue en cela par son père, elle choisit de quitter l’atelier de Charles Chaplin, trop académique, pour entrer dans celui d’Édouard Manet dont elle pressent la stimulante modernité. C’est un choix audacieux, comme en témoigne aussi ce portrait et les critiques qu’il reçut. Elle ose poser ainsi, bras et gorge nus, dans cette robe invraisemblable, feignant de terminer une toile qu’elle n’aura jamais peinte, et permettant au grand peintre scandaleux d’exécuter le portrait le plus grand, à ma connaissance, qu’un homme peintre ait réalisé d’une femme peintre en train de peindre. Berthe Morisot, qui fut elle aussi peinte par Manet, cependant jamais en train de peindre, en était d’ailleurs très malheureuse. À la suite de ce portrait inaugural, Manet a représenté Eva Gonzalès en train de peindre, de dos, dans son atelier. C’est une toile plus modeste, moins « glorieuse » mais plus touchante encore, où elle est vraiment à l’ouvrage.
Édouard Manet et Eva Gonzalès eurent une relation artistique très forte, émouvante, il l’encouragea, la félicita, lui écrivit de nombreuses lettres. Cette relation perdurera toute leur vie – elle meurt seulement quelques jours après lui – indépendamment du mariage d’Eva avec Henri Guérard, et cela aussi est assez moderne. Eva Gonzalès semble avoir eu avec son mari Henri Guérard, grand artiste lui-même, graveur et ami d’Édouard Manet, une relation libre et joyeuse. C’est ce que j’ai pu lire dans ses lettres, à travers son humour, sa façon de lui attribuer des tas de petits noms : mon ours bien léché, mon cher sauvage fou à lier (entre autres), affirmant par-ci par-là je suis très belle, et il y a encore de la gaieté sur la planche…
De son côté, Henri reconnaît, admire son travail. À la mort de son épouse, il reprendra en gravures certaines de ses œuvres, puis se présentera comme « l’élève d’Eva Gonzalès », fait unique à l’époque (aujourd’hui, nous pouvons je pense compter sur les doigts d’une main les couples d’artistes qui ont une relation d’égale à égal…).
La relation d’Eva Gonzalès avec sa sœur n’est pas proprement « moderne » puisqu’il fallait bien à l’époque être deux, une force au carré (Berthe Morisot avait une sœur, Mary Cassatt avait une sœur), pour tracer son chemin dans cette société dominée par la sombre verticale des redingotes masculines. Cependant, cette sororité est unique dans l’histoire de l’art. Le fait qu’Eva fasse ainsi de sa sœur la matière de son travail, la représentant dans une identification ambigüe à tous les âges de sa vie, y compris dans sa propre tenue de mariée l’année de son mariage, ou dans une posture conjugale avec Henri Guérard (que Jeanne épousera quelques années après la mort d’Eva), mêlant parfois leurs deux visages, mérite un intérêt particulier. Cela pourrait, tout en douceur, préfigurer les métamorphoses de certaines artistes contemporaines (les photographies de Cindy Sherman).
Enfin Eva Gonzalès possède une touche singulière, à la fois sûre, brute et délicate. Son travail sensible, sa façon de se tenir à l’écart du mouvement impressionniste pour persévérer dans sa voie, certains motifs de ses toiles comme Les souliers blancs, Les souliers roses, me paraissent aussi, dans leur frontalité, assez modernes.

Qu’y a-t-il d’héroïque à tes yeux, puisque nous sommes dans le registre de la peinture, du visible, qu’y a-t-il d’héroïque dans la destinée d’Eva Gonzalès qui mena au fond une vie assez plan plan (famille peinture etc.) ? Dans un livre précédent, Anna Karénine, c’est moi, tu interrogeais une figure féminine romanesque extrêmement transgressive par rapport aux valeurs de la grande bourgeoisie russe de l’époque de Tolstoï. Au fond, quel est le degré d’identification entre toi (romancière), ta narratrice (fictive), et tes différents personnages, qu’ils soient réels (Eva Gonzalès) ou imaginaires (Anna Karénine) ? Si Anna Karénine « c’est toi », Eva Gonzalès est-elle aussi un peu toi ? Vasari écrivit au XVIe siècle Les Vies des excellents peintres de son temps, il les avait connus et il magnifiait en quelque sorte ses « personnages » afin qu’ils soient remarquables pour la postérité. Et toi ? Tu serais la Vasari d’Eva Gonzalès ?
La question du roman a longtemps été celle à partir de laquelle j’ai travaillé. J’ai écrit Anna Karénine c’est moi après avoir relu le roman de Tolstoï au moment où je cherchais à comprendre ce qui faisait un grand roman, notamment à l’apogée du roman (19e), et en mettant cela en relation avec la difficulté, voire l’impossibilité contemporaine à écrire des romans.
Le héros romanesque a été bousculé par le héros audiovisuel, lui-même mis à mal par le héros virtuel, à son tour dépassé par le héros-de-notre-propre-vie que nous sommes tous devenus via les réseaux sociaux. Partant de cette érosion généralisée, que faire ?
Anna Karénine fut en effet une figure romanesque extrême, héroïne de roman inédite au XIXe, dans la mesure où Tolstoï avait placé en elle toutes ses aspirations et contradictions. Sa correspondance relative à la création du roman témoigne de l’intensité avec laquelle il vivait avec son Anna, ainsi qu’il l’évoquait, comme étant une part vivace de lui-même. Le caractère transgressif d’Anna K. tenant sur son lit d’un côté la main de son mari, de l’autre la main de son amant, la violence et la crudité de ses pulsions, font d’elle, qui lâche dans son monologue intérieur « je ne connais que mes appétits », une héroïne absolument moderne. La narratrice de « mon roman » ne s’identifiait pas à proprement parler à Anna Karénine, puisqu’il s’agissait surtout d’un livre sur la lecture, et c’est donc à la lecture de ce grand roman qu’elle s’attachait, cette lecture qui l’accompagnait dans sa propre vie.
Anna Karénine est fictive, contrairement à Eva Gonzalès, mais dans mon travail, quelque chose les lie : j’ai écrit une forme de biographie d’Anna Karénine à travers l’étude du processus de création de cette héroïne chez Tolstoï, et j’ai écrit une forme de biographie d’Eva Gonzalès à travers une réflexion sur notre accès à l’art à l’époque d’Internet, la condition d’une femme artiste au 19e siècle et nos modes de vie contemporains.
Il est vrai que le processus d’écriture, l’installation d’un personnage réel dans la conception imaginaire d’une forme littéraire, tend à le modifier, à lui donner une extension qui n’apparaissait pas forcément dans sa vie, à l’extraire de sa réalité pour le plonger dans une autre qui est celle du livre. Ce livre, qui est un objet fini, lui confère une dimension infiniment fictive.
Sans qu’il y ait d’identification, je me suis attachée à la figure d’Anna K. et à celle d’Eva G. comme à des forces que je repère, qu’elles représentent, qui traversent une histoire particulière mais aussi celle des femmes en général. Je pourrais ne plus bien savoir d’ailleurs laquelle a réellement existé, elles évoluent dans les mondes mélangés de l’imaginaire, du roman, de l’histoire de l’art et de la biographie, sans doute parce qu’elles sont, à des endroits et des niveaux très différents, des héroïnes d’écriture.
Pour revenir à ce terme « plan-plan » dont tu qualifies la vie d’Eva Gonzalès, je ne crois pas qu’il y ait des vies véritablement « plan-plan ». Nos turbulences intérieures déforment, excèdent, bouleversent toujours ce qui pourrait sembler un « plan (plan) » préétabli.

Ton livre adopte une forme hybride, éclatée, kaléïdoscopique : reproductions de tableaux, détails, captations d’écran, documents divers, c’est une forme singulière qui intègre à la monographie une enquête, une fiction, une autobiographie, donc une part de toi-même). Est-ce un livre « transgenre » ? À notre époque où les femmes occupent le devant de la scène, à l’heure de Metoo et du renouveau du féminisme, comment est-ce que tu te situes, à travers ta pratique de femme autrice ? Tu décris la relative claustration d’une peintre du XIXe siècle qui appartient au monde de la bourgeoisie, un monde d’intérieur dont les motifs sont essentiellement des choses de proximité : enfants, thé, lecture, promenade dans un jardin ou à la plage, loge, balcon au théâtre. Tu le précises d’ailleurs sous forme d’inventaire, en différenciant les genres : « La rue : masculin. L’architecture : masculin. La gare : masculin. [… ] Le salon : féminin. L’intérieur : féminin. Le balcon : féminin. »
Dans Les grands parcs blancs (Flammarion, 2001), des voix de femmes de notre époque disaient à propos de la marchandisation du corps des femmes dans la publicité et les magazines féminins :
Et les hommes aujourd’hui
c’est pareil, pareil !
— Ça devient même pire.
— N’exagérons rien.
Donc, à tes yeux cela n’aurait pas changé tant que ça, malgré les avancées sociales (droit de vote, de porter un pantalon, de travailler, etc.) ? N’y a-t-il pas une contradiction, un court-circuit, un paradoxe (intéressant, cela dit), entre la forme de ton livre, moderne, éclatée, et ton sujet qui est plutôt conservateur : une figure d’artiste certes, mais bourgeoise, ce qui permet au détour de légitimer des valeurs comme la famille, le mari, la sœur, etc. ? Ce que tu avais amorcé dans Mon mari et moi et Quand j’étais petite (souvenirs d’une enfance heureuse, protégée), prend ici une forme particulière, une histoire de l’art miniature, sentimentale, affective, par le prisme d’une femme artiste dont tu révèles la destinée (postérité).
Sur le plan de la forme, ce livre m’a donné l’occasion d’expérimenter un champ nouveau pour moi : celui de la littérature illustrée, ou du livre d’art littéraire. Les illustrations souvent en vignettes (reproductions de tableaux, de lettres, photographies contemporaines) appartiennent au texte, elles en constituent même parfois la ponctuation, certaines images venant s’intercaler entre les lignes, terminer ou débuter une phrase. Je salue au passage le travail délicat de mon éditeur François-Marie Deyrolle qui a su adopter un format d’illustration original, spécifique au livre. De même, le mouvement parfois ludique entre le passé et le présent, la peinture et la société du 19e et notre vie, nos émotions contemporaines, annule la seule forme biographique. Ce livre est une déambulation littéraire et poétique, autour et à partir de la vie et l’œuvre d’Eva Gonzalès, afin de les rendre sensibles au lecteur. Il me fallait hybrider le document critique et la création littéraire, la référence et l’invention, l’image ancienne et contemporaine, la peinture et la photographie, les mots « connaisseurs » et les mots plus sensibles. Il emprunte donc à différents genres en même temps. Dans ce sens oui, c’est un livre transgenre.
La question féminine et féministe est présente dans plusieurs de mes livres, Anna Karénine c’est moi mais aussi Le retour des semelles compensées, « romances » polyphoniques et loufoques à travers lesquelles j’interroge, à partir des multiples injonctions faites aux femmes, émanant notamment des magazines féminins, la condition des femmes dans notre société de consommation. Elle est aussi présente à contre-jour dans Mon mari et moi à travers une petite étude ludique de la figure du « mari » et de la conjugalité, partant d’un constat linguistique : en France un homme qui se marie devient un mari tandis qu’une femme reste une femme.
J’ai écrit et j’écris sur ces thématiques sans pour autant m’être jamais dit : je suis féministe, je veux rendre justice aux femmes, sans doute parce que c’est plus profond, constitutif de ce que je suis. En tant que femme et femme écrivant, je ne peux l’être sans être aussi cela.
Mais le sort fait aux hommes m’intéresse aussi, et pour reprendre l’extrait cité de Les grands parcs blancs, qui est également un livre sur la lecture, oui, ce nivellement par le bas, observer que l’égalité consisterait par exemple à faire autant de publicité aux muscles masculins qu’à la minceur féminine, me consterne.
Défendre la liberté d’être des unes et des autres n’est pas forcément pourfendre les « valeurs » dites traditionnelles (le mariage, la famille), dont on voit d’ailleurs que c’est étonnamment à leur préservation, quels que soient les évolutions et les choix des individus, que la société veille.
Cela m’a semblé naturel de décliner par cette forme libre, éclatée, kaléidoscopique, l’univers d’Eva Gonzalès. La forme est indépendante de toute thématique choisie, elle découle moins de la thématique même que du faisceau de perceptions dont celle-ci se trouve être l’origine, et ce sont ces perceptions, émotions, toutes les composantes de ce tissu sensible qui m’ont guidée et que j’ai cherché à extraire et faire sentir à mon tour.
Tu t’interroges sur la manière dont on regarde, on observe, on comprend, globalement et à petite échelle (détails), une œuvre d’art à l’heure de la reproductibilité technologique. Qu’est-ce qu’une captation d’écran, une reproduction prélevée sur Internet, font à notre pouvoir d’enchantement et d’analyse ? Est-ce que celui-ci est réduit, amoindri, ou au contraire affiné ? Qu’en est-il de la comparaison avec la confrontation directe, physique, d’une œuvre originale accrochée au mur d’un musée ?
Le travail de ce livre a consisté à extraire puis exprimer, par l’association de l’écriture et de l’image, ce qui me touchait dans une vie et dans l’expression de cette vie par le medium de la peinture, la façon dont tout cela se rattache à nos existences contemporaines. Internet a donc été le point de départ et mon compagnon de travail. Une image de peinture est apparue à travers ce portrait par Manet, puis d’autres, et j’en m’en suis emparée par mon medium à moi qui est l’écriture. Internet est une matrice d’images. Cette prolifération peut paradoxalement affiner nos perceptions.
Voir une image de peinture à travers un écran, c’est déjà voir quelque chose de cette peinture sachant que c’est de la peinture, et donc commencer à sentir ce que l’on pourrait éprouver si nous nous trouvions en présence de cette peinture. Notre corps anticipe ce plaisir qu’il a déjà connu, mais n’est pas vraiment actif dans la contemplation de l’image du tableau. Voir une peinture à travers un écran est une forme d’anticipation de plaisir. Que l’on puisse jouer avec l’image, zoomer, effectuer une capture d’écran, nous l’approprier comme je l’ai fait, est une liberté que nous apporte la technologie, mais c’est une technique au service d’un artisanat : la mise en forme la plus exacte possible d’un texte.
Quand je me suis trouvée, chez des collectionneurs ou dans des musées, devant certaines œuvres « en vrai », donc toute proche de leur matière, la réalité du tableau m’apparaissait et donc celle aussi de mon corps près de lui, notre fréquentation mutuelle. Je pouvais éprouver le geste d’Eva G., me laisser toucher par sa touche, la savoir en train de peindre ce tableau et le voir ici sans elle, mesurer ma vie à la sienne, sa bio-graphie devenant la biologie de ma graphie.
Il y a là aussi une histoire de « réelle présence », ce qui fut, n’est plus, réapparaît, demeure… Mon texte est tissé de ces aller-retours du virtuel au réel, de l’image du tableau à l’écran au tableau lui-même, mais aussi, à travers le temps, de sa chair à la mienne, la nôtre.
Qu’en est-il des projets d’expositions censés accompagner ce livre et ta recherche autour de l’œuvre d’Eva Gonzalès ? Il me semble que tu as réalisé un travail de « fourmi » important, d’exploratrice pour faire connaître ses peintures (contacts avec des collectionneurs, des conservateurs en France et à l’étranger).
Dans le sillage de l’écriture de ce livre, à travers lequel j’avais découvert entre Eva G. et moi un point commun normand, j’ai proposé au Festival « Normandie Impressionniste » et au musée de Dieppe une exposition autour d’Eva Gonzalès pour l’été 2020. C’était, à partir de ce livre et des principales thématiques que j’avais dégagées, la première exposition monographique de cette artiste dans un musée. Il s’agissait d’une exposition particulière, un « partage du sensible », pour reprendre la belle expression de Jacques Rancière, à travers laquelle j’avais invité collectionneurs et conservateurs à faire part au public, dans un texte, de leur relation personnelle à l’œuvre prêtée. J’ai beaucoup apprécié ces échanges, et chacun de ces textes devait figurer à côté du cartel classique.
La préparation de cette exposition a effectivement été un gros travail car Eva Gonzalès est morte à 36 ans, son œuvre n’est pas immense, ses tableaux sont rares dans les musées français, la plupart sont à l’étranger, beaucoup aussi chez des collectionneurs, et j’ai dû participer à la recherche de ses œuvres, j’en ai même retrouvé une grâce encore à Internet, en remontant une histoire de philatélie, depuis des timbres frappés en Guinée à l’effigie de ses œuvres, jusqu’au timbre frappé de « L’Indolence », l’un de ses plus importants tableaux, à Monaco…
Cette exposition a dû être reportée à cause de la pandémie. Nous avons ensuite pensé qu’il serait intéressant de rechercher des partenaires pour donner à l’exposition une plus grande visibilité. Le Petit-Palais à Paris, dont le directeur de l’époque estimait qu’Eva Gonzalès « cochait toutes les cases », s’est emparé du projet dans des conditions qui n’honorent pas le fonctionnement d’un établissement public. Néanmoins, je me réjouis d’avoir œuvré, par ce livre, à la reconnaissance de la personnalité et de l’œuvre d’Eva Gonzalès, et que celle-ci soit enfin présentée au public.
Avant cela, il y aura, dès juin 2022, à la Hugh Lane Gallery de Dublin, puis à la National Gallery de Londres, une exposition autour de ce fameux Portrait d’Eva Gonzalès par Manet et de la représentation des femmes peintres. La littérature contemporaine sait tisser des liens entre notre façon d’être au monde et celle d’une artiste venue du 19e siècle, dont l’œuvre, à présent mise en lumière, poursuit son chemin.
Elisabeth Jacquet, Eva Gonzalès. Rencontre avec une jeune femme moderne, éditions L’atelier Contemporain, 2020, 160 p., 25 €