Quel est le lien entre Finnegans Wake et de Gaulle ? La question peut paraître saugrenue. Colombey est une fête, le premier livre d’Aurélie Chenot, nous apprend cependant qu’il existe un rapport entre James Joyce et la commune de Haute-Marne rendue célèbre par le Général, bien que l’auteur d’Ulysse ne mît jamais les pieds dans ce village.
Consacré à Eugene et Maria Jolas, à leur revue transition (sans majuscule), Colombey est une fête évoque non seulement Joyce, mais l’ensemble de l’avant-garde littéraire et artistique de l’époque. En avril 1927, les Jolas s’installèrent en Champagne dite « pouilleuse », à Colombey-Les-Deux-Églises, dans une demeure nommée La Boisserie. Celle-là même dont de Gaulle ferait un lieu de villégiature à leur départ, dès 1934. Voilà pour l’Histoire de France. L’intérêt véritable de Colombey est une fête réside dans le fait que ce livre donne à lire un morceau d’histoire littéraire que l’on connaît assez peu. C’est depuis La Boisserie que s’est élaborée transition à ses débuts, la revue publiant notamment des extraits de l’œuvre en cours de Joyce, « Work in Progress », qui deviendrait Finnegans Wake quelques années plus tard.
La couverture de Colombey est une fête montre Joyce himself, dans une posture improbable. C’est une de mes photos préférées du grand Irlandais. Elle est de Gisèle Freund et date de 1938 — il en existe toute une série, reproduite dans Trois jours avec Joyce (Denoël 1982, rééd. 2006). L’homme qui se tient debout, à côté de l’artiste relax et dégingandé, n’est autre qu’Eugene Jolas, éditeur et poète trilingue — l’homme de Babel, comme cet Américain ayant passé son enfance à Forbach (alors en Lorraine allemande) se surnomme lui-même. C’est autour de lui et de son épouse Maria, américaine elle aussi, que s’élabore le récit d’Aurélie Chenot, où se croisent les destins et se dessine le haut modernisme.
À travers notamment les autobiographies d’Eugene et Maria Jolas, mais aussi grâce à un important ouvrage de Céline Mansanti (La revue « transition ». Le modernisme en devenir, PUR, 2009), Chenot parvient à reconstruire l’aventure de ces vaillants éditeurs, qui se déroule entre les langues, sur différents continents. Chenot est correspondante au Journal de la Haute-Marne, où elle avait déjà donné un feuilleton consacré à l’aventure des Jolas, lequel fut remarqué notamment par Claro sur son blog, Le Clavier Cannibale : « Éditeurs, s’il vous reste un soupçon de curiosité, décrochez votre téléphone, appelez Aurélie Chenot, et veillez à ce que, de cette enquête remarquable, naisse un ouvrage indispensable. » C’est désormais chose faite, grâce aux excellentes éditions Inculte.
Les anecdotes fourmillent dans ce livre aussi informatif que plaisant à lire. Ainsi, le voyage de noces des Jolas en Louisiane est également l’occasion d’une rencontre avec Sherwood Anderson, lequel allait rendre visite aux époux quelques années plus tard, découvrant la maison de Colombey avec eux, avant que les Jolas ne se décident à la louer (4 000 francs à l’année). S’appuyant sur Man from Babel, la précieuse autobiographie d’Eugene Jolas, Chenot nous montre l’auteur de Vinesburg, Ohio bavardant avec les autochtones de Colombey. « Il était amusé par les révélations sur les coutumes du village qui lui étaient racontées sans fausse modestie, et il savourait jusqu’à la dernière goutte l’excellent vin champenois de la région offert par M. Poulnot, le patron de l’hôtel. » Curieusement, Sherwood Anderson ne sera jamais au sommaire de la revue des Jolas.
Située au carrefour des langues, transition accueille des écrivains issus de différents horizons. On y trouve, outre le « Work in Progress » de Joyce, qui ces dix années durant est comme un fil rouge, des textes de Samuel Beckett, Kay Boyle, Léon-Paul Fargue, Hans Arp, Carl Gustav Jung, André Gide, Hart Crane, Djuna Barnes, Marcel Jouhandeau, Claire et Ivan Goll, Tristan Tzara, Georg Trakl, Ernest Hemingway, William Carlos Williams, Joë Bousquet, Lautréamont, Gottfried Benn, Henri Michaux, Pierre Reverdy, Gertrude Stein, Robert Desnos, Philippe Soupault ou encore Antonin Artaud (liste non exhaustive, tant s’en faut — transition eut quelque cinq-cents collaborateurs et collaboratrices). La revue étant de langue anglaise, de nombreux textes furent traduits pour l’occasion : le lectorat anglophone pouvait donc découvrir des extraits de Nadja ou de L’Amour fou d’André Breton, du Berlin Alexanderplatz de Döblin (Jolas traduira en anglais l’intégralité du roman) aussi bien que des textes de Kafka (notamment la Lettre au père), ou encore des fragments d’Impressions d’Afrique de Raymond Roussel. Des reproductions de Max Ernst, de Picasso, de Kandinsky ou encore des dessins de Kafka, ornent les numéros de transition. Celui de janvier 1937 dispose d’une couverture signée Marcel Duchamp. Rien que ça.
Chenot souligne avec justesse le caractère multiculturel de la revue, conçue comme un véritable lieu de passage : « Pour Jolas, transition n’est pas seulement un atelier, mais une sorte de journalisme supérieur : une tentative de rendre compte des principaux mouvements intellectuels européens au monde anglophone et, à l’inverse, de présenter le travail d’écrivains anglophones à l’Europe. » Mieux encore : Jolas « propose un autre point de vue, une transformation de la réalité, une nouvelle magie, un nouveau romantisme ». Le goût prononcé de Jolas pour le romantisme allemand donne une coloration particulière à la revue, qui s’ouvre notamment à Albert Béguin, auteur de L’âme romantique et le rêve. Pour Jolas, de Novalis à Joyce, il n’y a qu’un pas (aisément franchi), mais son intérêt le porte également aux nuits du surréalisme. Chenot le rappelle avec justesse : il s’agit avec transition de « modernisme nocturne ». Les Jolas donnent voix à l’éclectisme disparate d’une époque riche ; celle des années folles et de toutes sortes d’expérimentations dans le domaine du langage. Revenant sur cette période, Jolas l’écrira merveilleusement dans Man of Babel : « nous vivions l’âge d’or du logos ».
La figure d’Eugene Jolas domine le tableau, mais Chenot parvient aussi à mettre en lumière Maria Jolas, de même qu’Elliot Paul, qui prêta main forte aux Jolas, notamment pour ce qui est de l’édition des livraisons du « Work in Progress » de Joyce. Chenot l’explique admirablement : « la publication de cette œuvre monumentale dans transition pendant ces dix années ne relevait pas d’un travail d’éditeur ordinaire, qui bien souvent consiste à imprimer un manuscrit déjà achevé. Ici, les collaborateurs de Jolas étaient pris dans d’interminables conversations, dans l’examen continuel des carnets de notes hermétiques de Joyce, qu’il n’arrivait plus à déchiffrer lui-même en raison de la faiblesse de ses yeux. Cela signifiait pour eux et pour Jolas d’être au service de Joyce à toute heure du jour et de la nuit, pour effectuer des recherches, le soutenir et prendre part à sa vie privée qui devenait extrêmement compliquée. »
Colombey est une fête, avec son titre inspiré de Hemingway, touche incontestablement au mythe de la Génération Perdue, et Chenot consacre un bref chapitre à cette notion de « Lost Generation ». Le cauchemar de l’Histoire n’est hélas jamais loin. La seconde guerre mondiale inquiète et bouscule tout, et l’on retrouve Maria Jolas au printemps de 1940 (Eugene étant retourné aux États-Unis). Elle est parvenue à sauver « une partie de l’importante collection de son amie Peggy [Guggenheim], refusée par le Louvre qui la trouve trop moderne : des toiles de Kandinsky, Klee, Picabia, Léger, Miró, Ernst, Chirico, Tanguy, Dalí, Magritte sont entreposées dans une grange, sous des bottes de foin, dans un petit village de l’Allier où [elle a trouvé] refuge avec ses élèves et James Joyce. » Peut-être y aurait-il un petit livre à écrire sur ce séjour à Saint-Gérand-le-Puy, encore que Chenot consacre un solide chapitre à cette question. Gageons que quelqu’un d’aussi talentueux qu’Aurélie Chenot est déjà en train d’y travailler.
Aurélie Chenot, Colombey est une fête, éditions Inculte, mars 2022, 200 p., 15 € 90