Alexander Zeldin, jeune prodige de la scène anglaise, est auteur associé au National Theater de Londres et au théâtre de l’Odéon. Il compose des spectacles réalistes, collectifs et documentés retraçant les trajectoires des oubliés de la société contemporaine. Faith, Hope and Charity m’a beaucoup émue en juin dernier aux ateliers Berthier. Une troupe hétéroclite y composait les habitués d’une banque alimentaire en milieu urbain. Beaucoup des rencontres, des répétitions de la chorale populaire, des tractations immobilières, avaient lieu en hors champ, l’économie de moyens rendant sensible la précarité de ces moments de réconfort. Telle une cerisaie des temps modernes, la cantine fermait, nous confrontant au vide institutionnel dans lequel on laisse les pauvres. Dans Love, c’est un centre d’hébergement provisoire qui sert de cadre à un huis clos contraignant quelques déclassés à cohabiter dans l’attente d’une décision administrative qui ne vient jamais. La seule issue semblant être finalement la mort, suggérée à la fin du spectacle par un étonnant franchissement du quatrième mur.

Avec Une mort dans la famille, Alexander Zeldin creuse le sillon qu’il a déjà bien tracé. La principale nouveauté réside dans le choix d’acteurs français âgés, confrontant les hésitations touchantes des amateurs et à la maitrise de professionnels réunis autour de Marie Christine Barrault, Annie Mercier, Catherine Vinatier et Thierry Bosc. Les thèmes du déclassement, de l’entraide, de la pauvreté y sont cette fois associés à la question de la fin de vie. Que faire de nos vieux quand ils ne peuvent plus rester avec nous ? Où les mettre pour qu’ils soient à la fois aidés et considérés ? C’est au cœur d’une petite famille moyenne que ces questions sont d’abord agitées. Le décor hyper réaliste, comme toujours, inscrit la situation dans le quotidien de deux enfants et de leur mère. Leur vie est bouleversée par une mort déjà survenue, celle du père, et par celle qui se profile de la grand-mère dont on va suivre la progressive déchéance. Le salon encombré de mobilier désuet est minutieusement reconstitué, avec, en ligne de fuite, les espaces de la cuisine et des sanitaires. La grand-mère, Marie Christine Barrault, trône sur un fauteuil peu confortable en attendant le retour des autres membres de la famille. D’abord très digne, la vieille femme demande rapidement de l’aide pour se rendre aux toilettes. Comme dans Love, l’enjeu de la scène est d’atteindre à temps ces toilettes. À la fin de ce premier tableau, la grand-mère échoue, chute et la pièce bascule une première fois.
Dans un vacarme métallique, un très long noir opère une ellipse narrative. Le public découvre finalement l’intérieur d’un Ehpad et ses habitants comme des naufragés. Là encore, la scénographie hyperréaliste s’attache à restituer un espace pluridimensionnel complexe. Grisé peut-être par l’abondance de moyens mis à sa disposition, Alexander Zeldin multiplie les accessoires, le mobilier, les portes et les situations. Il abuse de la tournette et change sept fois de tableaux, assourdissant l’assistance de ces noirs abrupts et systématiques. On comprend le procédé brechtien qui veille à couper l’émotion quand elle frôle la sensiblerie et incite le public à penser plus qu’à pleurer. Mais ce travail, qui était mené avec délicatesse grâce aux hors champs et à l’exploitation d’un espace unique dans ses précédents spectacles, est ici utilisé au service d’un spectaculaire étouffant. De même, certains passages humoristiques trop grossiers génèrent le malaise plus que l’empathie : la scénette proposée aux résidents de l’ehpad en une sorte de théâtre dans le théâtre ruine, par sa complaisance salace, l’émotion que la simple présence des corps fatigués sur le plateau crée immédiatement.

Les acteurs, dont l’humanité fragile appelle une attention et une précaution redoublées, sont écrasés par la lourdeur du dispositif. Leurs corps sont pourtant au centre du propos : corps en lente déchéance, de plus en plus dépendants de l’aide des autres pour trouver un mot, s’alimenter, être propre ou être aimé. Deux très belles scènes donnent à voir la nudité des deux vieux acteurs. Un homme se déshabille pour prendre dans ses bras celle qu’il croit être sa femme. Sa chair tombante dessine une silhouette presque inédite pour le public. Leur étreinte furtive en dit plus long sur la détresse des personnages que toute reconstitution pittoresque. Quelques moments plus tard, la toilette de la grand-mère par l’auxiliaire de vie nous donne à voir un corps quasi androgyne, en bout de course. Sans paroles et hors de tout décorum, ces scènes qui utilisent la puissance de la présence, instaurent un temps de suspend très dense. Cette sobre plongée dans l’intime révèle une sensibilité qui se perd lors des scènes de morts répétées selon un rituel qui tourne au grand guignol. Les habitants de l’ehpad meurent, on le sait et on le voit abondamment. À chaque fois, l’acteur quitte son siège ou son lit dans une sorte de marche hiératique vers le public tandis que les autres continuent de commenter ce qui vient d’arriver en fixant sa place vide comme s’il y était encore. Le procédé sonne faux, ni vraiment réaliste ni franchement poétique. Les acteurs « morts » s’assoient dans le public pendant tout le reste du spectacle. Est-ce à dire que les spectateurs sont des morts en puissance ? que le public du théâtre vieillit dangereusement ? que la question de la fin de vie nous concerne tous ?
Le propos est pourtant terriblement actuel. Il résonne avec l’actualité sociale (le scandale des ehpad dénoncé dans Les Fossoyeurs est dans tous les esprits) et même littéraire (Houellebecq place une grande partie de son dernier roman Anéantir dans une clinique pour fin de vie et la petite aide-soignante d’origine africaine jouée ici par Karidja Touré rappelle le personnage de Maryse) mais le parcours sans surprise de ces pensionnaires paraît plus démonstratif que sensible. Zeldin explique pourtant que la fiction centrale est en partie autobiographique : il est ce petit Alex qui insulte sa sœur, se fait renvoyer de l’école, et a aussi perdu son père et sa grand-mère en l’espace d’une année. Peut-être est-ce par pudeur qu’il écrase le propos de tout cet apparat scénographique et qu’il rompt toute émotion avant qu’elle ne naisse vraiment…
Alexander Zeldin semble systématiser ici des idées qu’il avait esquissées dans ses précédents spectacles et perd en proximité et en empathie. Le théâtre s’est beaucoup interrogé sur sa capacité à représenter les fantômes. Certains, comme Christophe Honoré dans Les Idoles ou Le Ciel de Nantes, ont su trouver leur juste incarnation, mais Alexander Zeldin n’y parvient pas ici : son dispositif trop encombrant ne laisse pas passer le souffle ténu du temps qui passe.
Une mort dans la famille, Texte et mise en scène : Alexander Zeldin. 2h10. Avec Marie Christine Barrault, Thierry Bosc, Nicole Dogué, Annie Mercier, Karidja Touré, Catherine Vinatier. Production Odéon-Théâtre de l’Europe. Coproduction Grand Théâtre de Luxembourg, Comédie de Genève, Théâtre de Liège, Comédie de Clermont-Ferrand.
1 et 2 juin 2022 au Grand Théâtre de Luxembourg.