Le ciel de Nantes de Christophe Honoré : La belle fabrique des fantômes

Le Ciel de Nantes © Christophe Honoré

Ils sont tous morts, ou presque tous. Et pourtant ils sont tous là : la grand-mère, morte le jour de la première du premier film de Christophe, l’oncle Jacquot emporté par un cancer, l’oncle Roger et la tante Claudie, suicidés, le grand père Puig, à qui on ne parle plus depuis longtemps. Et Marie Do, la mère, la seule encore vivante. Ils sont assis, comme nous au théâtre des Célestins, sur les fauteuils rouges d’une salle de cinéma « céleste », convoqués par Christophe pour une drôle de séance. Ils sont venus voir le film de leur vie, lui-même fantôme, écran aléatoire au cœur d’un dispositif théâtral qui interroge les modalités de leur présence.

Christophe, dont on se doute bien qu’il est Christophe Honoré, tente de les faire revivre dans ce film impossible. Youssouf Abi-Ayad, l’acteur qui joue Christophe, en raconte la première scène, sous les bombes dans Nantes en 1943. Mais le récit est interrompu, les auditeurs qui en sont aussi les protagonistes n’ont pas la même version de l’histoire et n’hésitent pas à intervenir bruyamment. Roger réclame qu’on parle de son suicide, il le joue même devant nous et s’énerve quand les autres lui reprochent de ne pas avoir fait ça proprement. C’est qu’il est mal élevé Roger, comme à peu près toute cette famille d’ailleurs qui ne mâche pas ses mots, qui ne compte ni les cigarettes ni les verres. Cette famille populaire et fêlée, éprouvée par de multiples drames, a bien envie de les raconter maintenant, chacun aura ainsi son moment gloire, ça occupera l’éternité ! Si l’auteur est embarrassé, se pose des questions sur ce qu’il peut dire et comment le dire, les morts eux n’y vont pas par quatre chemins. Ils disent tout, ce qui fait mal comme ce qui est doux, puisqu’« on est tous morts, il est peut-être temps de se parler ».

Les morts sont bavards, ils parlent de la mort, avec emportement et désinvolture. Leur mort est un élément du récit familial, qu’on peut dater et commenter. Elle est derrière eux, comme l’écran de cinéma qui est descendu dans leur dos. Ils sont au-delà, de la tombe et de l’écran. IIs vivent ici, dans ce cinéma abandonné comme dans une chambre noire, révélés par la vivacité d’un souvenir qui leur permet la fantaisie d’une chanson d’amour, la sensualité d’une danse, la violence d’une bagarre. Car tout n’est pas rose sous le ciel de Nantes. C’est le rouge qui domine, des fauteuils, mais aussi du sang, qui circule d’une cravate à la rayure d’un chemiser et qui coule brutalement sur les planches. On voit rouge aussi dans les toilettes filmées en direct, comme un impossible refuge où les hommes se soulagent, se cherchent et tentent de fuir la caméra.

Car ces morts sont difficiles à saisir. Le spectacle de Christophe Honoré réussit ce tour de force de dire leur impossible réincarnation tout en les faisant exister pendant 2h15 émouvantes. La pièce naît de la tension entre le désir d’un cinéaste et son incapacité à réaliser le film sur cette famille « folle », un film qui devrait s’appeler Le ciel de Nantes, comme d’autres ont écrit Retour à Reims ou filmé les Parapluies de Cherbourg. Un film des origines donc, géographiques et génétiques. Mais un film avorté, dont l’absence catalyse la proposition théâtrale. C’est autour de ce vide que surgissent les incarnations improbables : Julien Honoré joue ainsi sa propre mère, sans se déguiser mais avec un évident plaisir de l’imitatio. Chiara Mastroianni, dont chacun sait qu’elle n’est pas née dans un milieu populaire breton, endosse le destin de Claudie, avec respect. Youssouf qui n’a ni la carrure ni l’âge de Christophe Honoré assume avec grâce le rôle de l’auteur, ses doutes et ses errements sans qu’aucune ressemblance « avec des personnes ou des évènements ayant vraiment existés » ne soit requise. Le théâtre accueille la convention, sans la nécessité réaliste du cinéma. Dès lors, les acteurs peuvent s’émouvoir de regarder d’autres acteurs jouer leur rôle dans les essais du film inabouti et commenter la ressemblance des acteurs de cinéma avec eux -mêmes, en nous faisant rire puisque toute façon, ils seront maquillés, embellis : leur film sera plus beau que leur vie, non ?

Le Ciel de Nantes © © Jean-Louis Fernandez

Une des clés de cette réussite tient sans doute à la capacité de Christophe Honoré de faire coexister sur le plateau deux sortes de fantômes qui lui sont chers : ceux de cette tribu, les Puig, qu’on découvre ici, et ceux de son parcours artistique qu’on reconnaît au plateau — Julien Honoré (qui fait le lien entre les deux mondes), Marlène Saldana, Chiara Mastroianni — et sur l’écran (fugitives apparitions de Ludivine Sagnier ou Marina Fois). Il se cite lui-même dans une très belle reprise des Chansons d’amour, « au ciel » d’Alex Beaupain, superbement interprétée par Julien au nom de leur mère qui aime cette chanson.  Au détour d’une réplique, Christophe évoque les Idoles un de ces plus subtils spectacles dans lequel il faisait également revivre des fantômes, tout comme dans Nouveau Roman peuplé des avatars de grands auteurs du XXe siècle.

Le ciel de Nantes évoque évidemment la démarche d’Eribon, ou celles de Lagarce, d’Annie Ernaux ou d’Édouard Louis même. Comment parler de /avec sa famille qu’on a l’impression d’avoir trahie par excès de lectures, de parisianisme, d’acculturation bourgeoise, voire bohême ? Chez Christophe Honoré, la réponse tient dans l’interstice laissé entre les divers possibles : incarnation théâtrale, fiction cinématographique, exposition de « vraies » photos… Aucune des trois images ne rend compte de la personne évoquée mais la vérité humaine se tient quelque part entre ces ectoplasmes. Elle est fragmentée, multiple, comme le dispositif, qui jongle avec les niveaux de représentation. Donner à Claudie l’allure de Chiara et la dégaine de Ludivine, c’est aussi inviter la tante dans l’univers de l’artiste, restituer avec elle la possibilité d’une connivence. Aucun avatar n’étant pleinement satisfaisant, la mémoire peut se tromper et l’ultime pas de deux de Christophe avec son grand-père magnifique et maudit en témoigne.

À l’heure ou la réalité augmentée menace de faire disparaitre nos morts au profit de leurres numériques, Christophe Honoré nous indique dans ce spectacle pleinement incarné, pudique et sans gêne, le bouleversant chemin de la mémoire, qui fait vaciller nos fantômes au ciel de nos incertitudes.

Le Ciel de Nantes, Théâtre des Célestins © Delphine Urban

Le Ciel de Nantes de Christophe Honoré, avec Youssouf Abi-Ayad, Harrison Arévalo, Jean-Charles Clichet, Julien Honoré, Chiara Mastroianni, Stéphane Roger, Marlène Saldana.
Durée : 2h15
Théâtre des Célestins, Lyon du 6 au 13 novembre 2021
Théâtre Vidy-Lausanne du 19 au 23 novembre
La Coursive, Scène nationale de La Rochelle les 1er et 2 décembre
La Filature, Scène nationale de Mulhouse les 8 et 9 décembre
La Comédie, CDN de Reims du 15 au 17 décembre
Le Grand T, Nantes du 6 au 13 janvier 2022
Hippodrome de Douai les 19 et 20 janvier
TAP, Poitiers les 27 et 28 janvier
Bonlieu, Scène nationale d’Annecy les 3 et 4 février
Espace Malraux, Chambéry les 9 et 10 février
Scène nationale d’Albi les 16 et 17 février
La Criée, Théâtre national de Marseille du 23 au 25 février
Odéon Théâtre de l’Europe, Paris du 5 mars au 3 avril