« Ce pays de rêve où une lumière tamisée imposait à l’esprit d’autres spectacles que ceux de la réalité », Alix Aymé
Alix Aymé. Ce nom ne dit pas grand chose, même aux amateurs et amatrices d’art. Pourtant, elle a décoré de ses peintures le plus prestigieux palais du Laos. C’est elle aussi qui a réintroduit au Vietnam l’art oublié de la laque.
Alix Aymé a été victime de deux biais : d’abord c’est une femme et, à ce titre, il fut plus difficile pour elle de s’imposer en tant que peintresse. Deuxièmement, le nom d’Alix Aymé et son œuvre sont indissociablement liés à la colonisation française en Indochine, où elle vint s’établir avec son mari en 1920 et demeura jusqu’en 1945. L’opprobre colonialiste pendant longtemps a fait peser une chape de silence et d’oubli sur son œuvre. Toutefois, quand on regarde les nombreuses œuvres d’Alix Aymé représentant des scènes populaires, intimes, ou des portraits d’enfants, il s’en dégage une véritable tendresse et un respect nés de ses longues années de présence auprès des populations locales.
Alix Aymé dut mener une bataille féroce pour se faire accepter en tant que peintresse parmi la communauté des expatrié.es français.es au mode de vie particulièrement rigide, et fermée à toute personne qui n’avait pas de « relations ». Aujourd’hui, tout en reconnaissant l’environnement historique dans lequel elle travailla, il apparaît de manière évidente que cette femme fut une grande artiste dont l’œuvre vaste et plurielle a réussi à traverser le temps et qu’il faut aujourd’hui redécouvrir afin de lui redonner toute la place qu’elle mérite.

Alix Hava est née à Marseille, le 21 mars 1894. À cette époque, rappelons-le, les femmes ne sont pas encore admises à l’Académie des Beaux-Arts, ni ne peuvent concourir pour le prix de Rome (cela viendra respectivement en 1897 et 1903). Je n’ai pas trouvé grand-chose sur sa famille, mais elle doit être issue d’un milieu intellectuel, si ce n’est bourgeois, car sa mère est professeure, ce qui à l’époque n’est pas rien pour une femme, et qu’à quinze ans, douée pour la musique, elle entre au conservatoire de Toulouse. Sans doute a-t-elle déjà commencé à pratiquer le dessin, voire la peinture, car vers l’âge de vingt ans, elle vient s’établir à Paris pour suivre l’enseignement de George Desvallières, lui-même influencé par Gustave Moreau.
En 1919, George Desvallières et son ami Maurice Denis fondent les Ateliers d’art sacré. Les deux artistes ont chacun perdu un fils au front, ce qui les a profondément marqués, et ils sont en quête de spiritualité. L’un des buts de ces Ateliers consiste à rénover des églises dévastées par la guerre. C’est grâce à Georges Desvallières qu’Alix Aymé rencontre Maurice Denis et commence à travailler à ses côtés, non à la décoration du théâtre des Champs-Elysées, comme on l’a souvent écrit à son propos, mais en se formant pendant environ une année aux Ateliers d’art sacré. Maurice Denis joue un très grand rôle dans la vie d’Alix Aymé : il sera même témoin lors de son premier mariage, et parrain de son fils, Michel. Pendant toutes les années qu’elle passera en Asie, leur correspondance se poursuivra et, à chaque retour en France, elle ira rendre visite au maître. Sa formation aux Ateliers d’art sacré aura une influence déterminante sur sa pratique artistique durant toute sa vie, même si elle parviendra à trouver sa propre voie.

Maurice Denis, quant à lui, a reçu une formation classique aux Beaux-Arts et à l’Académie Julian, mais il a également beaucoup appris en passant du temps au Louvre, ce qui a notamment fait naître en lui une immense admiration pour Fra Angelico, peintre florentin de la première Renaissance encore influencé par le gothique international. Avec Paul Sérusier, Maurice Denis a fondé le mouvement Nabis vers 1890, parti à l’origine d’un tableau de Sérusier, Le Talisman, exécuté à Pont-Aven sous l’égide de Paul Gauguin – la filiation est importante. Les Nabis portent en eux l’héritage de l’école de Pont-Aven, c’est un mouvement ancré dans une forme de spiritualité qui cherche à représenter le sacré et notamment à le réintroduire dans l’art. Entre temps, Maurice Denis a rencontré Gauguin, et lui a même acheté un tableau, Autoportrait au Christ Jaune. En parallèle, il travaille à d’autres types d’œuvres, comme les grands décors pour le palais Morozov à Moscou, qui lui permettent d’acheter la Villa Silencio à Perros-Guirec. Toutefois, jamais il ne rompt complètement avec ses premières attaches liées à la spiritualité, vers laquelle le deuil le ramène vraiment avec les Ateliers d’art sacré. Il écrit : « Au lieu d’une académie, elle serait un atelier, un groupement d’ateliers où l’on accepte les commandes, où l’on exécuterait non pour de vagues expositions, mais pour une destination précise, tout ce qui sert à l’ornement du culte, de telle façon que l’élève devînt ce qu’il était avant la renaissance… un apprenti, puis auxiliaire du maître ». Quant au style, ni avant-garde ni académie, il explore une troisième voie : « Je proscris l’Académisme parce qu’il sacrifie l’émotion à la convention et à l’artifice, parce qu’il est théâtral ou fade. […] Je proscris le jansénisme parce que c’est la mort de l’art, le froid et l’ennui. […] Je proscris le réalisme parce que c’est de la prose et que je veux de « la musique avant toute chose », et de la poésie. Enfin, je prêcherai la Beauté. La Beauté est un attribut de la Divinité. » Poésie et beauté sont des mots qui conviennent bien à l’œuvre d’Alix Aymé.

C’est dans cette atmosphère intellectuelle et artistique que se forme Alix Aymé, aux côtés de Valentine Reyre, dont elle devient l’amie. Cet atelier n’a rien à voir avec les Académies qui ont fleuri depuis les années 1870 à Paris. Conçue à la manière des ateliers d’artistes de la Renaissance italienne, les élèves y apprennent en travaillant (même si elles/ils ont aussi des cours à côté, notamment de théologie), et l’on ne s’y consacre pas uniquement à la peinture, mais aussi à toutes sortes d’autres formes d’expressions artistiques comme la broderie, le vitrail, la sculpture. Autre caractéristique de ces ateliers : la présence des femmes, presque à part égale avec les hommes, mais sans la séparation traditionnelle qui a cours habituellement dans les académies privées. Il s’agit donc d’une sorte de communauté d’artistes, avec certes une hiérarchie liée à l’expérience, mais où préside un esprit relativement égalitaire, ce qui a dû favoriser au moins intellectuellement l’épanouissement des jeunes artistes féminines comme Alix Aymé, Valentine Reyre ou Josette Bournet. Néanmoins, la vie n’est pas facile pour Alix Aymé (qui signe à l’époque Alix Hava), et dans une lettre à Maurice Denis, elle écrit : « C’est très difficile de gagner sa vie et de continuer en même temps à peindre. Pourtant quand on a du courage et qu’on se donne beaucoup de peine il me semble qu’on doit pouvoir y arriver. » À l’époque, elle doit en effet travailler à temps plein dans une imprimerie, où elle ne gagne que 140 francs par mois…
Lorsqu’au bout d’un an elle quitte les Ateliers d’art sacré pour partir en Asie avec son jeune mari, Paul de Fautereau-Vassel, professeur de lettres rencontré à Alger, elle a donc déjà une formation, construite notamment sur des références à Fra Angelico, Paul Gauguin, Maurice Denis et les Nabis, et elle est tout à fait capable de prendre son envol artistique. On imagine le jeune couple embarquant sur un de ces grands paquebots d’autrefois pour traverser la moitié du monde, projet qui semble beaucoup exciter la jeune femme, curieuse de découvrir un autre univers. Elle écrit à Maurice Denis : « Je pense que la Chine du point de vue artistique sera très intéressante à étudier. »

Alix Aymé a déjà beaucoup voyagé avec ses parents à travers le bassin méditerranéen, et même à la Réunion, puis elle a visité l’Algérie, où sa mère travaille comme professeure, poussant jusqu’au Sahara. Elle a en outre séjourné longuement en Angleterre. Mais ce qui l’attend en Asie ne ressemble à rien de ce qu’elle connaît. Ne serait-ce que par la simple diversité de ce continent immense, de ses peuples, de ses cultures riches et très anciennes, dont elle ne sait sans doute pas grand-chose, hormis les clichés de l’époque. Paul a été nommé à la mission franco-chinoise de Shanghai, où le couple débarque après une étape à Hong-Kong. Partie pleine d’enthousiasme, Alix Aymé est d’abord très déçue, et se confie à Maurice Denis en 1921 : « En arrivant en Chine, j’ai été si désillusionnée que je n’aurais pu parler que de mon découragement et de l’impossibilité de travailler dans un pays aussi laid. Je ne crois pas vraiment qu’il existe au monde un endroit plus vilain que Shanghai et ses environs. Et après avoir vu Hong Kong qui est une merveille, le contraste a été tel que je me suis demandé s’il me serait possible de tirer de ce que je voyais un élément quelconque de beauté. Je n’ai jamais rien vu d’aussi plat, d’aussi gris et d’aussi morne comme campagne. […] Pourtant à force de regarder on finit par voir les choses sous un aspect différent et je commence à trouver de l’intérêt à étudier non pas le paysage mais les gens. Je trouve les Chinoises de la ville affreuses avec leurs pantalons, leurs vestes étriquées, leurs figures rondes comme des lunes et leurs cheveux huilés coupés en frange sous les yeux. Mais ceux qui ont du caractère ce sont les misérables gens du peuple, les coolies qu’on emploie à peu près comme des bêtes de somme. On les voit attelés par douzaines tirant avec des efforts énormes des charrettes chargées de lourdes pierres. Ils sont vêtus de cotonnade bleue tout rapiécée, et leurs figures couleur brique avec la longue queue de cheveux qu’ils ont gardé sont souvent très intéressants. Il y a sur un fleuve jaune et limoneux tout un peuple de ces gens qui habite là dans des bateaux plats mais dès que j’essaye d’en faire des croquis, ils disparaissent persuadés qu’on essaie de leur prendre leur âme. Tous ces pauvres gens font vraiment pitié. Ceux qui traînent les pousse-pousse et courent comme des chevaux meurent en 4 ou 5 ans. Les Chinois qui sont si tendres pour les petits enfants et les oiseaux sont impitoyables pour leurs semblables. Il y a beaucoup de ces pauvres gens qui meurent de misère. […] Jusqu’à présent, je n’ai guère peint que des natures mortes, un portrait et je viens d’achever une grande composition originale pour mettre au-dessus d’une très large porte. »

En novembre 1921, le couple s’établit à Hanoï, le « Paris de l’Orient » à l’époque du régime colonial, où artistes et lettrés sont dépêchés par les autorités françaises. Alix Aymé est embauchée comme professeure de dessin au lycée technique français. Elle goûte beaucoup plus l’Indochine que la Chine. Elle encourage ses élèves à peindre des fleurs et des animaux, et semble petit à petit trouver sa place. Elle visite aussi le pays et dans une lettre, sans doute de 1922, elle écrit à Maurice Denis : « Je n’ai pas pu peindre pendant ce voyage, d’abord parce que c’était assez pénible et fatiguant, surtout en pirogue ou charrette à bœufs et qu’on ne pouvait s’arrêter que la nuit pour dormir dans des huttes en bambous bâties sur pilotis à cause du tigre. Et puis le soleil est très dangereux dans ces pays-ci et j’ai attrapé une insolation, pas bien grave pas j’ai gardé la fièvre assez longtemps.
Je vais maintenant à l’aide de quelques croquis et notes que j’ai pu prendre, faire quelques toiles où je tâcherai de résumer l’impression que j’ai eu du Laos. Il y a surtout de beaux couchers de soleil sur le Mékong dont les eaux sont rougeâtres, et puis des groupes de femmes en train de dormir à l’ombre des banyans. Car dormir est la principale occupation des Laotiens. Il y a aussi des bonzes taoïstes, tout de jaune vêtus qui tapent sur les gongs dans les pagodes. J’aurais bien voulu obtenir de faire une décoration à Hanoï dans un bâtiment public. Mais je crois que j’aurai beaucoup de difficultés. Les gens sont plus méchants ici que partout ailleurs.
J’ai essayé l’année dernière de faire de la peinture à l’œuf suivant les procédés de Cennino Cennini [peintre toscan, 1360-1440], mais je n’ai pas très bien réussi. J’avais pris comme résine de la sandaraque. Les couleurs deviennent grises et ternes. C’est probablement assez difficile à employer. »

On voit ici que ses préjugés de départ commencent à s’atténuer, qu’elle sait s’adapter aux conditions de vie locales sans se plaindre, et que déjà apparaissent les constantes qui marqueront sa vie artistique : une très grande curiosité, une ouverture vers de nouvelles pratiques, et enfin la difficulté constante pour elle à se faire accepter en tant que peintresse dans une société d’expatriés extrêmement fermée, hiérarchisée, patriarcale, où l’attribution des commandes officielles est dictée davantage par le carnet d’adresse que par les compétences réelles des artistes. Pendant longtemps, Alix Aymé sollicitera des recommandations de Maurice Denis et son aide pour obtenir des postes et des commandes officielles.
C’est en Asie aussi qu’elle découvre deux modes de création qu’elle ne connaissait pas et va pleinement adopter : la peinture sur soie et la laque. La peinture sur soie est une technique très particulière qui remonte à l’Antiquité chinoise – on en conserve encore des fragments datant de cette époque. C’est au XIXe siècle que les peintures sur soie, faciles à transporter dans des rouleaux qui les protègent, arrivent massivement en Occident. En France, ce sont les Russes blancs qui auraient lancé la mode à Paris, ce qui allait faire fureur auprès des couturiers… au moment même où Alix Aymé en apprenait la technique à l’autre bout du monde. Mais celle-ci avait cet avantage sur les Français.es resté.es en métropole : elle était à la source de cet art, et avait à sa disposition des professeurs de premier ordre. Ainsi a-t-elle donné à cette technique très ancienne un tour moderne totalement nouveau.

Elle expérimente aussi d’autres media artistiques comme la peinture sur verre, l’impression avec des blocs de bois et, notamment pour de raisons économiques, la peinture à l’œuf, la tempera, ainsi qu’elle se pratiquait jusqu’à la Renaissance, avant l’arrivée de l’huile. Elle se montre donc toujours pleine de ressources, prête à tenter de nouvelles expériences, loin du conformisme et du conservatisme ambiants de la société coloniale, où ce qui vient des peuples autochtones est en général dévalorisé.
Dés 1922, elle envoie des toiles pour participer à l’Exposition coloniale à Marseille. Les années passent et, une fois encore, elle a du mal à concilier le fait de devoir travailler pour gagner sa vie tout en peignant à côté, et s’en ouvre à Maurice Denis : « Si je pouvais obtenir [un prix de peinture du ministère des colonies], ce serait pour moi la solution rêvée car je pourrais alors avoir un an ou deux de tranquillité à peintre dans de beaux pays que je commence à comprendre et à aimer. Si je n’obtiens rien, il va falloir, aussitôt mon congé terminé, reprendre mes 30h de cours par semaine, ce qui est bien pénible. » Elle le prie également de lui faire une lettre de recommandation. « Ce que je voudrais et que je vous serais bien reconnaissante de me donner, serait une sorte de certificat attestant que je suis capable de faire quelque chose de bien, qu’un an ou deux de travail me permettrait de développer mon talent et que vous avez confiance en mes qualités. Plusieurs personnages importants des colonies m’ont fait des reproches et donné des conseils au sujet de ma peinture et n’ont pas l’air de me prendre du tout au sérieux. » Le constat est classique : une femme, jeune de surcroît, ne peut par nature être compétente. Elle doit donc travailler deux fois plus que les autres pour prouver son talent.

En 1926, elle rentre en France, et donne le jour à son fils Michel, dont Maurice Denis devient le parrain. Le temps passé à Paris lui permet aussi de conclure des contrats dans l’édition pour illustrer le roman Kim de Rudyard Kipling à partir d’esquisses faites à Ceylan, puis Le Livre de Job, pour lequel elle réalise soixante bois gravés, et enfin Le Diable par la queue, de Jacques Cazotte. Elle repart très bientôt avec son bébé, et de plus en plus souvent peint des enfants. C’est peut-être dans ces représentations d’enfants qu’Alix Aymé est la plus touchante, car non seulement c’est un domaine que les hommes peintres ont peu pratiqué (sans doute parce que les bébés et les petits n’étaient pas jugés « intéressants » et qu’on les laissait à la garde quasi-exclusive des femmes), et qui n’est donc pas soumis au formalisme qu’on trouve dans le portrait traditionnel, mais aussi parce qu’on sent dans son regard une véritable tendresse pour ses modèles, qu’il s’agisse de ses propres enfants ou de celles/ceux des autres. Les enfants qu’elle peint, les siens comme les autres, ont l’air sages, se trouvent souvent dans des postures d’abandon ou d’oisiveté, parfois endormi.es, parfois accompagné.es de chats dont la présence renforce l’atmosphère de nonchalance. Il s’en dégage toujours une impression de confort et d’ennui, comme si l’enfance était un long tunnel où ne rien ne se passait. Ce sont des enfants plongé.es dans la contemplation, figé.es dans l’instant, et peut-être déjà las.ses du monde que leur préparent les adultes…

J’ignore si Alix Aymé fréquenta assidûment la société des expatrié.es français.es, mais quand on regarde ses œuvres, en dehors de sa propre famille et de quelques ami.es, ses modèles sont presque toujours des femmes et des enfants asiatiques, peint.es ou dessiné.es selon les lieux où elle était établie. Sans doute avec le temps est-elle revenue sur ses premières impressions défavorables et caricaturales, clichés de la pensée coloniale sur lesquels elle s’était appuyée pour exprimer le choc face à un monde aussi différent de tout ce qu’elle avait connu jusque alors. On le ressent aussi dans une lettre à Maurice Denis : « La vie est devenue tellement difficile en France que nous ne pouvons pas espérer d’ici longtemps pouvoir vivre à Paris avec le petit traitement de mon mari. La vie en province, bien que sans doute plus facile, me tente infiniment moins que celle d’ici. L’on s’attache à ce pays, on finit par le comprendre et l’aimer et il me semble que je pourrai y faire de belles choses. […] Le travail que je fais à l’école m’intéresse beaucoup et me laisse assez de temps pour faire du travail personnel. » Alix Aymé semble avoir enfin trouvé son équilibre, son regard est désormais lucide sur son environnement qu’elle a appris à apprécier dans sa diversité, et elle trouve peu à peu sa place en tant qu’artiste.
Pourtant, peu de temps après, elle décide de divorcer de son mari, Paul de Fautereau-Vassel. Cette fois, l’Asie ne lui est pas imposée : c’est elle qui de son propre chef décide d’y retourner, et de continuer à voyager avec son petit Michel, qu’elle ne cesse de prendre pour modèle. Mère célibataire, divorcée, peintresse vivant de son art, sa position ne devait pas être considérée d’un bon œil dans la société coloniale patriarcale de l’époque. Il faut saluer le courage dont elle dut faire preuve en choisissant ce difficile mode de vie.

C’est en 1929 qu’enfin lui parvient sa première grande commande officielle. On ne sait si Maurice Denis, qu’elle a tant sollicité, y est pour quelque chose. Elle se retrouve en effet chargée de partir en repérage au Laos en vue de préparer l’exposition coloniale de 1931. C’est le début d’une longue histoire d’amour entre Alix Aymé et le Laos, et c’est sans doute lors de ce long séjour qu’elle entre en communion complète avec l’Asie. Elle est en effet totalement conquise par ce pays, et en particulier par Luang Prabang, capitale royale et spirituelle du Lan Zang car le Bouddha y aurait naguère fait étape, où règne une sorte de sérénité et un état d’esprit qui doit faire écho à celui des Ateliers d’art sacré. Elle écrit à Maurice Denis que : « les Laotiennes ressemblent aux Tahitiennes et la nature ici est pareille à celle que Gauguin a représentée dans ses tableaux ».
Elle exécute une quarantaine de toiles tout en supervisant la préparation du pavillon du Laos, qui doit être une copie du temple bouddhiste de Vat Xien Thong, construit au XVIe siècle, considéré comme le plus élégant du pays. On retrouve bien dans ses toiles l’influence de Gauguin à travers les paysages à la fois exotiques et bucoliques, les couleurs vives, les personnages de la vie quotidienne qui semblent croqués sur le vif, la touche fluide et large, mais Alix Aymé y fait montre d’un réalisme et d’une sensibilité très différente qui la rendent plus proche des sujets qu’elle peint. On sent aussi qu’elle a retenu les leçons des Nabis et des Fauves dans les contrastes des couleurs, qu’elle fait pétiller en mariant des ocre rouge et des verts, des roses et des bleus pour représenter l’eau, ajoutant souvent quelques touches d’orange ou de violine qui font exploser les couleurs avoisinantes.

L’exposition coloniale lui permet d’asseoir sa réputation et de vendre des tableaux. Elle a déjà commencé à exposer à Hanoï, mais c’est l’année 1931 qui marque son entrée dans la cour des grands. Son passage à Luang Prabang lui a en effet permis de décrocher un autre contrat officiel, encore plus prestigieux que le premier. Pendant le temps passé à Luang Prabang, elle s’est rapprochée de la famille royale. Michel, son fils, côtoie à l’école les fils du roi Sisavang Vong, et bientôt Alix Aymé se retrouve chargée de peindre des portraits de la famille royale. Arrive alors la commande sans doute la plus prestigieuse de sa carrière : on lui confie la création de dix-neuf tableaux muraux pour décorer la salle de réception du palais. Ces œuvres, dont la reproduction est interdite, sont encore conservées sur place, le palais étant devenu un musée depuis 1975. Elles montrent la vie quotidienne et les paysages du Laos dans des scènes qui correspondent aux différents moments de la journée où elles sont éclairées par la lumière extérieure. Alix Aymé y représente une sorte de paradis terrestre avec des pagodes dorées, des processions d’éléphants, des temples bouddhistes, des demeures pittoresques sur pilotis, des marchés colorés, des moines en robes safran, le tout situé dans une nature tropicale luxuriante, avec en fond le Mékong, lent et majestueux, et dans le lointain de splendides montagnes. Loin des représentations martiales dont les Occidentaux aiment à orner leurs palais, celui de Sisavang Vong reflète l’harmonie, la sérénité, une sorte d’ode à la vie, qui peut s’appliquer à bien des œuvres d’Alix Aymé. Les peintures de Luang Prabang sont en quelque sorte un hommage de l’Occident à l’Orient
Pourtant, peu de temps après, c’est un militaire qu’épouse Alix, le lieutenant-colonel Georges Aymé, frère aîné de l’écrivain Marcel Aymé. Avec lui, elle voyage à travers l’Indochine, avant de s’installer à nouveau à Hanoï, où elle donne le jour à leur fils, François, en 1933. Il ne semble pas que ce mariage ait eu un effet négatif sur sa carrière et, l’année suivante, elle obtient un poste à l’école des Beaux-Arts d’Indochine auprès de Victor Tardieu et Joseph Inguimberty : elle est enfin reconnue. Les professeur.es sont proches de leurs élèves, et les influences se font dans les deux sens. Avec Joseph Inguimberty, Alix Aymé crée très vite un département des laques.

La laque est un art qui existe en Asie depuis le néolithique, principalement en Chine et au Japon, et qui s’est répandu ensuite dans toute l’Asie du sud-est. C’est en effet un matériau extrêmement solide, qui au départ fut utilisé pour préserver et consolider certains objets. Avec le temps, elle a été élevée au rang d’art. À l’origine, il s’agit d’un matériau naturel, la résine d’un arbre appelé laquier, qui en séchant noircit, devient très résistante et présente un brillant plein d’éclat. Les laques sont réalisés en passant différentes couches de ce vernis, jusqu’à dix-huit chez les Chinois, auxquels on ajoute certains pigments ou des incrustations de nacre, et qu’on ponce entre chaque application. Alix Aymé, après avoir appris la technique extrêmement complexe et raffinée de la laque auprès d’un maître, au Japon, quelques années plus tôt, y introduit la feuille d’or et d’argent, mais aussi la coquille d’œuf pour obtenir des tons de blanc. À l’époque, la technique de la laque est tombée en désuétude au Vietnam, aussi faut-il former de nouveaux élèves à cet art ancestral.

Peu à peu, Alix Aymé délaisse les autres modes d’expression artistiques pour se consacrer presque exclusivement à la laque. En regardant ses œuvres, en particulier les portraits, on ne peut s’empêcher de penser aux tableaux médiévaux aux fonds d’or hérités de l’art byzantin, tant certaines des femmes représentées font penser aux madones du trecento italien. A-t-elle comme son maître Maurice Denis traîné dans l’aile du Louvre réservé à la peinture italienne ancienne ? Les postures nonchalantes mais pensives de ses sujets rappellent toujours celles de ses peintures, mais c’est comme si un voile sacré les revêtait soudain, que la laque leur conférait une profondeur de fond et de forme issue du temps de création nécessaire à l’œuvre, empreinte d’un certain mysticisme. La superposition des couches de vernis est telle la superposition des années d’expérience de l’artiste, qui a acquis une très grande maîtrise de ses sujets et de sa technique.
Hélas, l’expérience de l’Asie se termine très mal pour Alix Aymé. Après les années paradisiaques passées à Luang Prabang, l’invasion japonaise précipite la peintresse, ses deux fils et son mari, devenu Commandant des troupes françaises en Indochine, dans l’enfer d’un camp de concentration où ils vivent des moments extrêmement durs. Le cauchemar atteint son paroxysme lorsque le fils aîné d’Alix Aymé, Michel, âgé de dix-neuf, est tué, sans doute par l’armée japonaise. Cette période atroce de sa vie demeure voilée d’ombre. Georges Aymé en revient tellement marqué qu’il meurt dès 1950 des suites de sa captivité.

Lorsqu’elle rentre en France définitivement, Alix Aymé a perdu son fils, mais aussi son ami et mentor Maurice Denis, décédé en 1943. Elle s’est entre temps taillé une solide réputation en exposant dans des galeries de plus en plus réputées, mais c’est une femme brisée qui revient panser ses blessures en France. À cinquante ans, elle n’a certes plus de problèmes d’argent ni de reconnaissance, mais le bonheur s’est fracassé sur les soubresauts de l’Histoire. C’est alors son art qui va l’aider à survivre. Très vite en effet, elle reçoit une commande pour l’église Notre-Dame-de-Fidélité à Douvres-la-Délivrande, dans le Calvados. Ironie dramatique, elle endosse le rôle de ses premiers maîtres, George Desvallières et Maurice Denis, qui avaient créé les Ateliers d’art sacré afin de donner un sens à leur vie d’artiste après avoir chacun perdu un fils dans le conflit de la première guerre Mondiale, et elle se consacre à son tour à l’art sacré en créant un chemin de croix en laque. C’est avec une immense émotion que l’on contemple ce Christ qui va vers sa mort, de tableau en tableau. On est bien loin de l’insouciance languide des toiles peintes au Laos. La laque ne permet pas un jeu de couleur égal à l’huile ou la peinture à l’eau, mais ici les tons sont assourdis, ocre jaune, ocre rouge, blanc, noir, et même l’or ne réussit pas à les ranimer. Un voile de nuit s’est abattu sur la palette d’Alix Aymé. Et son Christ crucifié fait plus que jamais penser à ces Christus dolens sur les croix peintes du XIII siècle italien. Dans le dernier tableau, où apparaît le Christ mort, celui-ci revêt le visage de Michel. Alix Aymé écrit à la révérende mère à propos de son chemin de croix : « Je l’ai vraiment fait avec tout mon cœur, et en échange, il a été pour moi d’un grand secours. Pendant ces quelques mois, j’ai vécu presque continuellement avec le Christ et sa passion, et, si douloureux que soit le sujet, il en est résulté pour moi un certain apaisement. Je suis reconnaissante à la communauté de la Vierge Fidèle de me l’avoir procuré. »
Dans les années 1950/1960, Alix Aymé continue de travailler, d’exposer, et se voit de plus en plus reconnue. Puis sonne la fin de l’expérience coloniale, et elle tombe peu à peu dans l’oubli. Elle décède en 1989 à l’âge de quatre-vingt-quinze ans, alors qu’elle met la main aux derniers détails d’un laque, sans avoir jamais cessé d’exercer cet art pour lequel elle a tellement lutté.

Comme presque toutes les artistes qui ont réussi à mener leur œuvre à bien, Alix Aymé a dû se battre pendant de longues années pour se faire accepter en tant que peintresse, mais aussi batailler contre les préjugés qui empêchaient les femmes de tout simplement mener leurs vies et leurs carrières ainsi qu’elles l’entendaient. Faisant fi de tous les tabous, après son divorce, elle est repartie en Asie avec son jeune fils et s’est imposée dans cette société coloniale qui n’a rien fait pour l’aider, brandissant aux yeux de tous et toutes sa liberté gagnée de haute lutte, aussi bien légalement de financièrement.
Hélas, la lutte pour la reconnaissance n’était pas terminée, puisqu’avec la fin de l’expérience coloniale un voile d’oubli et d’opprobre s’est abattu sur les artistes qui avaient participé à la colonisation. Certes Alix Aymé était arrivée en Asie pétrie des préjugés de son époque, où ne l’oublions pas on exposait encore les peuples colonisés dans des « zoos humains ». Mais ce qui est remarquable chez cette femme, c’est qu’avec le temps, elle a réussi à s’affranchir peu à peu de ces préjugés, non seulement en s’inscrivant dans la culture artistique des lieux où elle vivait, mais en la transmettant à son tour à ses élèves, à ses admirateurs et admiratrices, et jusqu’en France où elle a rapporté ces techniques de création. Par ailleurs, elle a su représenter les populations locales au milieu desquelles elle vivait avec sincérité et beauté, fidèle en cela aux enseignements de Maurice Denis. Les peintures murales qu’elle a laissées dans le palais de Luang Prabang ont été récemment restaurées et demeurent préservées. Elles témoignent aujourd’hui encore de la grandeur et de la beauté du Laos, vu à travers les yeux de cette Occidentale qui finit par tomber amoureuse de ce pays. Récemment redécouverte au Japon et aux États-Unis, il faut aujourd’hui réhabiliter Alix Aymé, qui a toute sa place parmi les grand.es artistes du XXe siècle.
« Ces plages de couleur, d’une matière si pure et aux frontières nettes, réduisent l’espace à des plans superposés et, supprimant le modelé, confèrent au trait la valeur qui nous frappe chez nos primitifs et dans les estampes chinoises ».
Marcel Aymé

Une vingtaine d’œuvres d’Alix Aymé seront visibles lors de l’exposition « Itinéraire de l’ailleurs, artistes voyageuses de la Belle époque à la seconde guerre Mondiale » à Évian, Palais Lumière, du 17 décembre 2022 au 29 mai 2023, puis au musée de Pont-Aven, du 25 juin 2023 au 02 décembre 2023.
Je remercie Daniel Arsand, mon fidèle lecteur, qui m’a le premier parlé d’Alix Aymé, et je vous conseille ce beau documentaire d’Arte grâce auquel il me l’a fait découvrir.
Un immense merci à Pascal Lacombe pour son aide généreuse, et son engagement sans faille à défendre l’héritage artistique d’Alix Aymé en tentant de constituer un catalogue raisonné de ses œuvres, que vous pouvez aller consulter sur le site qu’il a participé à créer. Merci à lui de m’avoir permis l’accès à la reproduction de ces œuvres et à certains documents.
Merci également au Musée Maurice Denis, archives départementales des Yvelines, pour l’accès aux lettres d’Alix Aymé à Maurice Denis.