Dans son dernier livre, Jean-Clet Martin propose une lecture de l’oeuvre de Giraud/Moebius qui est en même temps une analyse de ce qui appartient en propre à l’image de la BD. Ce livre est un livre de philosophie autant qu’il travaille la perception, permettant de penser ce que l’on ne pensait pas et que la BD nous conduit à penser, permettant de percevoir autrement la BD et par la BD, à partir d’elle. Entretien avec Jean-Clet Martin.
Avec ton dernier livre sur Jean Giraud/Moebius, tu continues ce qu’on pourrait appeler ta « philosophie du lien » ou « philosophie de la rencontre », dans laquelle il ne s’agit pas de tout assimiler à tout mais de créer des rapports entre des domaines apparemment éloignés, et en l’occurrence, ici, entre la philosophie et la BD. Dans tes livres immédiatement précédents, il s’agissait du cinéma de Ridley Scott ou encore de la science-fiction, et dans ce livre-ci tu t’efforces de tracer des rapports entre la BD de Giraud/Moebius et la philosophie, non pour faire apparaître des identités ou pour illustrer l’une par l’autre mais pour créer un entre-deux, une rencontre où la philosophie et la BD s’allient pour une création conceptuelle autant que pour permettre une certaine perception de la BD. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cette entreprise visant à produire de telles rencontres ?
On nous enjoint souvent de ne pas mélanger, de rester sur le même terrain, dans le même paragraphe. Une idée par paragraphe. Mais c’est là une exigence scolaire qui peut considérablement geler la pensée. Déjà, les idées se rencontrent en nous, avec une certaine difficulté, parce qu’elles viennent de loin parfois : des poèmes, des tragédies, des images assimilées selon des associations qui ne sont pas seulement, comme chez Hume, faites de ressemblance, de contiguïté, ou liées selon un lien successif de cause à effet. Il s’agit plus d’un étrange palimpseste, avec des strates de mémoire, des superpositions constituées par la lecture. Un dialogue avec de vieux grimoires, voire des fragments comme ceux de Parménide ou encore des formules attribuées à Héraclite…
On dirait que ces énoncés sont toujours là, avec nous, avec moi. Alors se mêlent heureusement à ce télescopage entre idées, à cette lente percolation ou infusion, de nombreuses rencontres vivantes qui se sont constituées au présent, avec Deleuze, avec Derrida, avec Lyotard ou encore Nancy, Deguy, Rouan… Et puis, surtout, des rencontres biaisées, ayant d’abord vu par exemple des films de Ridley Scott avant de lui consacrer un livre, ou de recevoir un mot de sa part. Moebius, pour parler de l’auteur qui m’intéresse en ce moment, va lui-même croiser ce réalisateur, lequel aura lui-même rencontré Philip K. Dick qui, par ce biais, vient de me rencontrer… Des agencements conçus à travers tout un cheminement, un réseau de distances aussi complexe qu’un trajet de neurones. Gabriel Tarde parlait de la société comme d’un méta-cerveau… Donc oui, je vis dans ce cerveau.
Comment des gens partis de domaines très différents se rencontrent autour de la même idée et relancent leur création par ce moyen ? Une question qu’on pourrait appeler « amitié », un concept que j’avais proposé à la suite de Deleuze dans Le Mal et autres passions obscures. Ce qui me fait penser au petit texte de Deleuze sur Melville à propos de la fraternité, de la camaraderie, Melville qu’on rencontre d’ailleurs dans une case de Blueberry au moment où ce personnage entre en rapport avec Cochise. Tu vois que Moebius a lui-même fait beaucoup de rencontres dans son travail. Des « frères » du monde entier qui se rejoignent dans la conquête de l’Ouest et qui malheureusement finissent par décimer les indiens. Un triste scénario qui fait la matière de Général Tête Jaune. On peut penser encore aux « camarades » de l’internationale communiste qui finissent par étêter les ouvriers ou les enfermer en camps psychiatriques.
Mais ce sont, malgré ces cas dégénérescents, les rencontres qui ont raison, même si la fraternité peut finir dans des conflits sans relève possible. Il se trouve que la manière dont Giraud parle de la rencontre des Indiens et des fermiers installés dans leur ranch aborde mieux par l’image un tel conflit. La BD qu’il met en acte tente de reprendre cette crise dans un monde rectifié, dans l’esthétique d’une ligne qui se divise et se fibre à l’infini. Danse avec les loups, ou quelque chose du même ordre pour réactiver des rencontres virtuelles autant que réelles, refaire une autre Histoire avec des histoires apparemment mineures.
Je remarque que dans ce livre-ci comme dans les deux autres précédemment cités, tu t’intéresses à des parties de la culture ou à des auteurs qui ne sont pas habituellement valorisés dans le champ culturel dit « sérieux », celui où les individus s’autorisent à différencier et à hiérarchiser ce qui vaut et ce qui ne vaut pas. Ridley Scott, par exemple, est plutôt assimilé aux grosses machineries hollywoodiennes plutôt qu’au cinéma d’auteur ; dans le champ littéraire, la science-fiction fait office de parent pauvre ; quant à la BD, elle n’est pas du tout jugée d’ordinaire comme quelque chose de sérieux, et surtout pas comme une discipline pouvant avoir un intérêt quelconque pour la philosophie, même si Michel Serres, par exemple, a écrit sur Tintin. Est-ce qu’il s’agit pour toi, non pas de réhabiliter tel ou tel genre ou auteur, de le faire entrer dans le panthéon de ce qui vaut, mais de défaire les hiérarchies, de troubler l’ordre des valeurs, de redistribuer les articulations par lesquelles la valeur, dans ces domaines, est pensée et, en quelque sorte, institutionnalisée ?
Il me semble que Fritz Lang a été confondu longtemps avec la grosse machinerie du cinéma américain. Tous les réalisateurs d’ailleurs, des visionnaires comme Mankiewicz, ont été moqués. Que pensait-on de la farce de Welles sur les extra-terrestres qui envahissent la ville en direct sur les ondes ? Je ne donne pas cher de ce que les philosophes des années cinquante pouvaient dire d’un film comme La comtesse aux pieds nus, une intrigue de loin supérieure aux considérations de l’époque. Avec des échecs patents évidemment. Il faudra attendre que les jalousies tombent pour les faire entrer dans les études de cinéma et que Deleuze se charge de mettre le cinéma en rapport avec la philosophie. Donc oui, je suis absolument deleuzien, même en parlant de Hegel, parce que l’essentiel n’est pas de savoir ce qui se produit en restant dans le champ de la philosophie, notamment quand je dis que Hegel est le premier à partir à la rencontre de la société, de l’histoire, de l’art de son temps.
Alors, pour Ridley Scott, c’est évident tout doucement que Blade Runner est un film inestimable. Et Prometheus est une investigation sans pareil d’une rencontre impossible entre l’homme et la machine. Les ratés font évidemment partie du jeu. Il faudrait, comme tu le fais toi, voir et lire ce qui est dit avant de faire la moue relativement à cette forme de « weird philosophy ». Donc oui, je suis du mauvais côté, sur l’autre face de l’esthétiquement correct, du philosophiquement acceptable. Une affaire de goût. Il faudrait réécrire me semble-t-il une critique du goût pour notre temps, sur le mauvais goût de ceux qui se disent philosophes aujourd’hui. Pendant que mes pairs font de la communication, ou au mieux du Kant, se demandant pour certains si Heidegger doit être radié des programmes, je mesure d’autres récits, d’autres histoires et géographie dont le temps de maturation n’est pas encore arrivé à terme.
Heureusement pour Tintin, il y a en effet eu la rencontre avec Michel Serres, quitte à rehausser les planches de ce récit graphique par un langage phénoménologique qui n’a souvent pas grand-chose à voir avec Hergé, cherchant sans doute un prétexte pour une philosophie appliquée quand, de mon côté, il s’agit de la littérature, du cinéma ou de la BD comme d’une remise en question philosophique, par exemple dans la manière dont Philip K. Dick inverse Les Méditations Métaphysiques de Descartes ou Le savoir absolu de Hegel en suivant l’énorme escalier d’Ubik. Tout une altération de nos facultés que la philosophie avait déclarées inaltérables. Mais c’était dans un précédent livre sur la SF écrit entre Hegel et Philip K Dick. Cette altération que j’avais envisagée tout au long de cet ouvrage est non seulement l’opération d’un doute, ou d’une « critique de la raison » au sens que Kant avait mis en œuvre, mais bien d’une espèce de déconstruction qui donne de la pensée une autre allure, d’autres tournants et finalement un autre paysage, entièrement dévolu au rêve.

Il me semble que Jean Giraud/Moebius pourrait être vu comme une sorte d’alter ego de Jean-Clet Martin. Lorsque tu écris qu’il n’y a pour lui « ni scène, ni représentation », qu’il ne s’agit donc pas pour lui de représenter ce qui est, d’illustrer, mais de créer les conditions vers une autre vie, de « produire une image de l’univers passant par des paysages invraisemblables », est-ce que tu n’indiques pas aussi par-là ce qui te fait rencontrer son œuvre, dans la mesure où il s’agirait également de ce que tu cherches à faire dans ton propre travail ?
Complètement, même s’il y a quelque part une scène ou en tout cas un cadre. J’en dirai un mot tout à l’heure. Je crois que tous les auteurs que j’ai abordés sont pour moi un alter ego, en insistant surtout sur alter, sur l’altérité qui part à la rencontre d’autre chose que soi. En tout cas, le rêve est là comme un nouveau paysage. Et il ressemble peu à ce qui est toléré comme vrai. Je parle beaucoup du rêve. Chez Descartes, le rêve était encore trop un contre-argument pour décider de la réalité. C’était juste dans les Méditations pour faire un peu semblant et dire que la réalité ne partage pas l’incohérence du rêve, que le temps du rêve manque la chronologie, que le temps mesuré de notre état de veille au contraire suit l’enchaînement des raisons et que, même en rêvant de moi, s’indure un noyau d’existence indubitable. Mais si soudain j’étais le rêve d’un autre, un personnage de bande dessiné, comme Blueberry, qui existe bien d’une certaine manière, au point que Charlier rêvera de retrouver sa biographie dans les archives militaires des USA ? C’est le statut des existences imaginaires qui relèvent du pastiche. Au fond, Blueberry sur Google occupe plus de présence, du moins autant ou plus que les hommes politiques dont la fiction indigeste est d’un autre ordre. Et puis pour revenir à Descartes, on ne sait rien de cette fameuse chronologie qui atteste la cohérence du réel.
Là, dans la BD, c’est différent, le rêve porte toute réalité, fait effraction dans le réel comme seul monde possible, celui de l’image, toute vision, toute perception, la plus objective pourtant, étant déjà une hallucination. Je crois que ça commence avec Solaris de Stanislas Lem, cette histoire hallucinée. Mais plus fortement dans la BD, l’hallucination est à chaque instant vécue comme seule perception possible. D’où un enchaînement de cases qui n’a plus rien de commun avec l’ordre des raisons. On se situe d’emblée comme devant des cartes qui tombent les unes sur les autres, que la pensée réenchaîne comme elle est obligée de le faire au réveil, par à-coups, en y introduisant des passerelles qui n’existent pas ailleurs que selon l’interstice. Alors oui, la pensée entre dans le monde par tous les joints laissés vacants. C’est vraiment dans cette grille intercalaire, dans ce gaufrier que la pensée monte, se glisse dans l’intervalle des images, parfois pour les noyer, d’autre fois pour en réussir l’accouplement.
Ce sont des processus que Sartre, par exemple, n’a pas vus quand il traite de l’image, de l’imaginaire, avec une pauvre figurine, celle de Pierre, petite silhouette malingre dessinée dans le texte au moment où Hergé déjà savait faire autre chose. Il suffit de lire Les Cigares du Pharaon ou suivre les folies à l’opium dans les pages du Lotus Bleu autrement plus convaincantes que Sartre se référant au marc de café. Ou encore à une tache sur une tapisserie pour aborder le pouvoir imageant des poussières. Des procédés que la BD à la même époque devait explorer de manière bien plus convaincante que la philosophie.
De Blueberry à l’Incal est un livre qui traite de BD autant que de philosophie mais aussi, par exemple, de cinéma ou de peinture. Ce livre relie philosophie et BD, en cherchant également à faire émerger ce qui serait propre à la BD. Tu mets au jour, par exemple, des directions pour une nouvelle image de la perception proche de l’hallucination, comme tu viens de le signaler. Tu écris : « La vision est un puzzle dans lequel notre esprit s’affaire pour introduire les éléments qui manquent ». La perception implique l’invention, en tout cas la création de rapports. Qu’est-ce qui définirait les caractéristiques essentielles de la perception ainsi comprise et en quoi la BD mettrait-elle en pratique cette perception « anormale » ?
De manière assez classique, la perception est une relation, un rapport qui se glisse et se tisse entre des éléments que tout sépare. La perception permet de les joindre, entre deux immeubles, entre deux personnes, selon la logique du regard qui forme une structure. A l’image du cube dont je ne perçois que trois faces au maximum et que je suis obligé de reconstituer morceau par morceau, dans l’espace, dans le temps, en en faisant le tour… Il y a une traînée de la perception qui prend l’allure d’une bande, d’une série, d’une association dont les fragments ne s’assemblent pas sans difficulté. Ce puzzle réalise une forme particulière de multiplicité dont la BD expérimente les difficultés, produit le laboratoire. C’est par conséquent cette multiplicité que j’ai essayé de reconstruire autour de Moebius, reprenant l’historique de sa construction, entre Hergé, Jacobs et certains auteurs américains comme Caniff ou Eisner. Et c’est dans cet espace virtuel que Moebius/Giraud intervient de manière différente du cinéma dont les raccords sont moins heurtés, dont le montage est plus coulant, moins haché et d’une certaine manière moins problématique.
Il y a « une difficulté de voir » propre à la BD devant l’interstice que ne connaît pas le cinéma. Il s’agit d’une perception « anormale » ou « anomale », une « anomalie sauvage », à la frontière de la vision naturelle mais aussi du nomos, des lois selon lesquelles partager l’espace. J’ai beaucoup abordé cette question notamment par les premières planches de Blueberry concernant Le hors la loi. Comment percevoir à l’abri du mur, dans une prison, mis hors la loi ? Là naît vraiment l’idée de produire le mouvement à partir d’immobilités. Dans l’espace du cachot, Foucault avait compris que la visibilité change. Sous l’espace étroit d’une chambre, la perception vrille, entre dans le micrologique, fait le mouvement de l’image selon un lieu confiné, mouvement sur place qui crée une évasion, une sortie des murs au sein d’une image-temps. C’est vraiment la situation de Blueberry pour l’album dont je viens de parler, mis hors la loi. Ce qui me donne l’occasion, bien sûr, de renouer vraiment avec Deleuze plutôt que de le commenter abstraitement dans l’ordre d’un catalogue pour classer ce qu’il a dit…

Dans ton livre, le propre de la BD passe par le rapport à un certain type d’image, par une image qui serait inventée par la BD. Pour cerner cette image, tu distingues celle de la BD de l’image cinématographique ou de l’image en peinture – sachant qu’en peinture ou au cinéma comme en BD, il y a, bien sûr, plusieurs types d’image. L’image dans la BD est indissociable de l’organisation de la page, du cadre de chaque image et de son rapport aux autres de la même page, avec un rôle particulier accordé aux espaces blancs situés entre chaque image et qui séparent celles-ci autant qu’ils les relient. Tu soulignes par exemple comment cette spécificité de la BD permet de produire des raccords aberrants, des perspectives contradictoires, rapports complexes entre l’image et l’espace blanc qui l’entoure ou sur lequel elle déborde, etc. Même si ces possibilités inventées par la BD ne se retrouvent pas chez tous les auteurs et auteures de BD, il n’en reste pas moins que ces possibilités sont, selon toi, propres à la BD. En quoi s’agit-il de possibilités propres à la BD puisque le cinéma ou la peinture ont pu également incorporer des possibilités similaires, en s’inspirant ou non de la BD ? Je pense, pour ne prendre que deux exemples parmi les plus évidents, au film de Peter Greenaway, Prospero’s Books, dans lequel Greenaway insère des images dans l’image, ou bien au peintre Rauschenberg qui juxtapose des images sur une même toile.
C’est exactement la raison de mon livre sur Giraud et de manière plus large sur l’ensemble de la BD dont il ramasse l’histoire. Ce qui m’oblige d’ailleurs à relire Hergé ou Jacobs pour retrouver les solutions aux difficultés d’une bande qui ne réussit pas à résorber l’écart, la différence comme ce fut le cas du photogramme au cinéma. On est placé dans une autre vitesse de défilement qui ne réussit pas à absorber les interstices et du coup on se bat avec des immobilités au cœur d’une difficulté, la difficulté de voir, de passer d’une case à l’autre, avec un cadrage assez particulier, une dialectique propre à la planche. On a là des images verticalisées, à l’horizontale ou au carré, voire des pleines pages assez troublantes dans la manière de déchirer le cours de la perception.
Alors, il existe bien sûr des préalables, notamment par leur transversalité, introduisant des diagonales à même la littérature qui est inséparable d’un espace scénique, de l’ouverture d’un cadre. J’ai écrit deux romans qui montrent ce rapport à la scène dont on ne peut faire l’économie lorsqu’on écrit, une scène qui n’est pas théâtrale, souvent plus décousue, démultipliée. Et c’est vrai encore d’un livre de philosophie qui se bat avec une scène, ou en tout cas des marges, comme Derrida le comprend en écrivant Marges de la philosophie. Alors, je pense dans ces marges à quelque chose que la littérature a voulu s’associer, notamment par des illustrations, celles assez éloquentes de Gustave Dorée, ou encore de Picasso qui se glissent dans la vision de Don Quichotte par exemple quand l’image regorge d’un monde parallèle au texte.
La BD est évidemment en rapport avec un procédé de ce genre, avec la difficulté de créer le rapport de l’image au texte, de faire le joint entre sa visibilité et ses énoncés, ses dessins et ses bulles. Le cinéma est également pris dans une strate audio-visuelle, mais là encore avec une marge qui se rétrécit, une bande son qui se glisse plus facilement dans la bande visuelle.
Mais oui, tu as raison, le cinéma également cherche à dramatiser ce rapport et il lui arrive de glisser l’image dans l’image, selon une espèce de triptyque et des panneaux que la peinture connaissait également. Mais le cinéma, sauf quelques exceptions, s’actualise, se réalise généralement sur un seul écran quand la BD est obligée de fusionner autant d’écrans que de cases séparées. Je parle un moment de Fenêtre sur cour qui est un film issu de cette logique propre au roman graphique. L’art de joindre les fenêtres implique qu’on ne peut dépasser vraiment cette forme de création par le cinéma, qu’on ne peut absorber l’image de la bande dessinée sous l’image au cinéma, et qu’il faut à un moment faire appel à des jumelles ou des caméras mobiles. Au niveau de la BD, l’interstice résiste autant que le fait de tourner la page. D’où une certaine volonté de ma part de mettre Deleuze sur un autre rail, d’entraîner L’image-mouvement sur une autre bande, dans un autre monde, appelant un travail nouveau qui déplace la prison de Foucault, qui relance Derrida entre les lignes et qui rejoue un revers de Deleuze en réfléchissant autrement à l’image-action, à la contemplation dont l’action se rend capable. Et du coup, je me trouve bien sur d’autres fréquences qui sont devenues mes obsessions, les linéaments de mon parcours dans l’image…

Dans tes analyses, comme nous venons de le dire, tu t’efforces de dégager le propre de l’image de la BD, tout en distinguant celle-ci de l’image cinématographique ou picturale. En te lisant, en connaissant ton travail philosophique, on ne peut pas ne pas penser à celui de Deleuze, son livre sur Bacon, ses deux livres sur le cinéma – et ceci d’autant plus que, dans tes analyses de la BD, il t’arrive de te référer à Deleuze ou de croiser ses objets d’analyse, et je pense ici, en particulier, au rapport que tu viens d’évoquer entre temps et action de l’image cinématographique tel que Deleuze a pu en développer l’analyse. Dans De Blueberry à L’Incal, tu intègres également une analyse des rapports de l’image de la BD au temps et à l’action non pas, évidemment, pour reprendre tel quel ce que Deleuze a pu dire à propos du cinéma, mais pour montrer en quoi ce que fait Giraud/Moebius implique un type singulier de rapport au temps et un type singulier d’action. Quels sont les points, à propos du temps et de l’action, sur lesquels Giraud/Moebius invente quelque chose de singulier ?
C’est effectivement le cœur du livre, la question de l’action qui est un peu boudée par la littérature contemporaine, souvent plus micrologique, dans un espace minimaliste où les événements se placent sous un registre de choses qui vont d’un motif dans un tapis à une poussière qui tombe et décline un temps différent du temps des hommes. La BD, au contraire, rentre autrement dans l’action. Elle la rejoue, mais dans un délire que Hergé montre particulièrement bien dans Le Crabe aux pinces d’or au moment où Tintin s’évanouit dans le désert et où l’image-action s’ouvre à des visions hallucinées, celles du Capitaine Haddock, drôlement vêtu, qui utilise un tire-bouchon pour dévisser la tête du jeune reporter. Des images de ce type, on en trouve plein dans l’œuvre de Moebius, mondes oniriques de planches dont les résonances sont le produit d’une action qui va jusqu’au bout de ses possibles, au point de basculer dans la contemplation.
Pour entrer dans cet interstice de l’action, il y a en effet quelque chose que j’ai retenu de Deleuze relativement à son Bacon. Traverser toute l’histoire de la BD autour de la façon dont un seul auteur peut la convoquer, un peu comme Bacon ramasse les problèmes d’une histoire en lui donnant des solutions particulières. Et les livres sur le cinéma font de même. Ce n’est pas une histoire chronologique du cinéma que Deleuze réalise, mais une histoire naturelle, géologique, avec ses mutations et les cas de solution correspondants. Et c’est un peu ces pans d’histoire, ces bandes superposées que je pratique dans l’histoire du récit graphique, mais en retrouvant dans ces graphismes les traces, les empreintes laissées par des prédécesseurs, à la manière peut-être de Derrida relativement à l’écriture, aux signes qui montent dans l’image comme une écriture devenue paysage, notamment chez Will Eisner.
L’apport de Girault dans une telle histoire, c’est de retrouver des portraits de l’esprit, un esprit objectif mis en relation avec l’esprit subjectif, quelque chose dont Hegel évidemment m’a appris à discerner la phénoménologie. Giraud/Moebius fait monter les signes vers une dimension où le paysage et le visage entrent dans des gros plans, des diagonales qui incarnent la contemplation à même la roche dans le désert immense, à l’image de la tête de Jimmy Hendrix qui se mue en un canyon bleu. Et puis L’Incal, c’est bien cette aventure de l’esprit dont l’histoire entre dans le cycle de la matière…
On parlait tout à l’heure de l’hallucination. Tu insistes également sur l’idée selon laquelle la BD implique un certain rapport au réel mais aussi au rêve : le réel n’est pas représenté, la logique du rêve est libérée. Et cette logique du rêve ouvre de nouvelles perspectives sur le réel, en tout cas elle implique une nouvelle image du monde comme une nouvelle image de la pensée. Qu’est-ce qui caractériserait cette image de la pensée que la BD rend possible ?
Oui, c’est bien du réel qu’il s’agit, de réalisation, ce que Hegel appellerait Wirklichkeit. L’allemand a deux mots pour dire la réalité, et ce qui intéresse une philosophie de l’esprit, c’est sa manière de devenir cactus, de se planter dans la roche, ou même de devenir immeuble, pyramide au sein d’une architecture. L’Incal est le croisement de deux cristaux entre lesquels vibre la mémoire du monde. C’est un peu toute la séquence de mon livre sur le chamanisme de Blueberry, ou encore d’une espèce d’animisme de Difool dans un monde à l’architecture changeante. Alors l’image se libère déjà comme un réel en cours, sur le point de s’actualiser, mais justement à travers l’action d’un personnage qui sombre hors de lui-même.
Sans l’action, rien ne se réalise, mais quelle action ? Les derniers Blueberry sont tout à fait fantastiques sous ce rapport, quand le visage incarne le rêve ou même la mémoire, matière et mémoire entrant dans une danse incroyable qui donne à Giraud comme une dernière flambée de génie. Il n’y a pas meilleure image de la pensée que celle d’une planche de BD. Je crois que c’est vraiment Little Nemo qui le fait comprendre au mieux au travers du talent de Winsor McCay, quand par exemple le lit sort de la chambre au moment où l’enfant s’endort et se met à chevaucher des immeubles ou encore quand les girafes et les éléphants se muent en monde. Je crois que sous ce rapport, le devenir de la bande dessinée sera de renouer avec cette aptitude, cette inventivité propre à incarner l’image de la pensée qui définit notre monde, aujourd’hui, dans l’attente d’un Little Nemo à venir. C’est évidemment ce que Moebius visait à travers les planches du Monde d’Edena ou encore à travers The long Tomorrow.

En analysant comme tu le fais les caractéristiques de l’image de la BD, tu abordes également la question de la narration qui en est indissociable et que Giraud/Moebius travaille de manière très poussée. Le questionnement de la narration et l’invention de nouvelles formes narratives, voire la décision de l’abandon de la narration ou sa mise en crise, traversent toute l’histoire du roman depuis longtemps. Quelles seraient selon toi les possibilités narratives propres à la BD ?
La narration est généralement tributaire d’une mise en intrigue, d’un travail sur le temps, à resserrer entre un début et une fin acceptables dont le déroulé se calque sur la représentation. Des formes d’association qui reposent, comme le sait Hume, sur la ressemblance, sur la contiguïté et la causalité. En vérité, ça fait longtemps que la littérature déborde un tel modèle et Freud découvre d’autres règles d’association, justement par le rêve. Ça, il faut lui laisser, à Freud, comme son inventivité propre. J’ai essayé de générer un modèle qui ne soit pas celui de Hume, mais pas davantage emprunté à Peirce dont le symbole, l’indice ou l’icône ne cadrent pas trop bien avec la BD.
La planche, les cases, les pleines pages, les gros plans et plans moyens, les plongées et contre-plongées, les accords et faux raccords, tout cela est à réinventer sur une base qui n’est pas vraiment celle du récit, même s’il y a des lieux, des scènes, des milieux qui s’emboîtent à la manière de dominos ou de figures données par exemple dans le jeu de cartes, avec ses annonces, ses mises, ses distributions ou encore ses pré-visions et divinations dans le Tarot. J’ai beaucoup insisté sur la division dans l’image, sur la réfraction, le mouvement aberrant, la perspective altérée dans une logique des relations qui forme un récit singulier. Un récit dont le lecteur ne peut suivre les affects, les mobiles et les motifs en se contentant d’un déroulé qui sera, en fait, tout sauf linéaire.
Il y a une profondeur de l’image, une perspective propre à chaque case qui se fouille en allant au bout de la ligne, celle qui rejoint la planche comme en visant vers son fond, un perspectivisme brisé. Je ne suis pas sûr qu’on sache le faire en ouvrant une BD, et beaucoup d’intellectuels finalement y renoncent au motif d’une certaine légèreté de la matière. Une légèreté rédhibitoire à leurs yeux mais qui correspond en réalité au refus de changer de modèle narratif, de continuer à lire comme on le fait sur un banc d’école, sanctionné par des diplômes, une scolastique, tout en se berçant de l’illusion de changer de modèle narratif. Il n’en est évidemment rien. On ne crée d’autres narrations qu’en faisant le mouvement vers autre chose, en entrant dans des rencontres dont la matière et les régimes ne sont plus ceux de la lecture, de la texture universitaire qui en produit la juste mesure. Au point que certains chercheurs avaient reproché, par exemple, à Derrida de faire de l’écriture, de son dessin, de son tracé, un modèle extérieur au logos. On n’entre pas dans l’image avec la même syntaxe que celle du verbe. La philosophie, me semble-t-il, est à ce prix, et la bande dessinée un anneau possible pour créer de nouveaux concepts.
Jean-Clet Martin, De Blueberry à L’Incal – Lire Giraud/Moebius, éditions Les Impressions nouvelles, janvier 2022, 336 p., 23 €