Lectures transversales 42: Roberto Bolaño, Les Détectives sauvages

© Julien de Kerviler

« Simone Darrieux, rue des Petites-Écuries, Paris, juillet 1977. Lorsque Ulises Lima est arrivé à Paris il ne connaissait personne d’autre que moi et un poète péruvien qui avait vécu exilé au Mexique. Moi je ne l’avais vu qu’une fois, au café Quito, une nuit où j’avais rendez-vous avec Arturo Belano. Nous avons parlé un peu trois les trois, et ensuite Arturo et moi sommes partis.

Arturo je l’ai bien connu, même si je l’ai jamais plus revu depuis ce temps-là, et que selon toute probabilité je ne le reverrai plus jamais. Moi, ce que je faisais au Mexique ? Théoriquement des études d’anthropologie, mais pratiquement je voyageais et je découvrais le pays. J’assistais aussi à beaucoup de fêtes, c’est impressionnant le temps libre dont disposent les Mexicains. Je n’avais évidemment pas assez d’argent (j’étais boursière) pour faire tout ce que je voulais, alors je me suis mise à travailler pour un photographe, Jimmy Cetina, que j’ai connu au cours d’une fête dans un hôtel, je crois au Vasco de Quiroga de la rue Londres, et mes finances se sont considérablement améliorées. Jimmy faisait des nus artistiques, c’est comme ça qu’il les appelait, en réalité c’était du porno light, des nus intégraux et des poses provocantes, ou bien des séquences de strip-tease, tout ça dans son studio en haut d’un bâtiment de la rue Bucareli.

Je ne me souviens plus comment j’ai fait la connaissance d’Arturo Belano, peut-être à la sortie d’une séance de photos, dans le bâtiment de Jimmy Cetina, peut-être dans un bar, peut-être au cours d’une fête. C’était peut-être dans la pizzéria d’un Nord-Américain qu’on appelait Jerry Lewis. Au Mexique les gens se rencontrent dans les lieux les plus invraisemblables. Ce qui est sûr c’est que nous avons fait connaissance et que nous nous sommes plu, même si nous avons mis presque un an à coucher ensemble.

Il s’intéressait à tout ce qui venait de France, sous cet angle-là, il était un peu naïf, il croyait que moi, qui faisais des études d’anthropologie, je devais forcément connaître, par exemple, l’œuvre de Max Jacob (le nom me dit quelque chose, mais rien de plus), et quand je lui disais que non, que les jeunes Françaises lisaient autre chose (dans mon cas, Agatha Christie), eh bien, lui simplement ne pouvait pas le croire et pensait que vous étiez en train de vous foutre de lui. Mais il était compréhensif, je veux dire, il semblait penser en termes de littérature tout le temps, mais ce n’était pas un fanatique, il ne vous méprisait pas si de toute votre vie vous n’aviez pas lu une seule ligne de Jacques Rigault, et en plus il aimait bien aussi Agatha Christie et nous passions parfois des heures à nous remettre en mémoire certains de ses romans, à reprendre les énigmes (j’ai une très mauvaise mémoire, la sienne, en revanche, était excellente), à reconstruire ces assassinats impossibles. »

Roberto Bolaño, Les Détectives sauvages (1998), Folio, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, 2010, pp. 337-338 [acheté à Pékin].

© Julien de Kerviler