Une cinquantaine de chaises vides, sagement alignées, installent l’attente sur le plateau, salle des pas perdus ou hall de gare qu’arpente rapidement Adama Diop qui n’est pas encore Lopakhine. Sa première adresse au public, toutes lumières allumées dans la salle, fait sourire ou rire : notre attente a été longue aussi de cette Cerisaie sans cesse retardée par le covid et ses contraintes ! J’ai, pour ma part, pris trois fois ma place avant que la rencontre puisse enfin avoir lieu… L’attente est donc une expérience commune, personnages et public d’emblée réunis par la suppression du quatrième mur sont impatients d’accueillir enfin cette petite famille revenue de loin, cette troupe bigarrée réunie par Tiago Rodrigues.
Et, disons-le tout de suite, notre attente sera comblée : de couleurs, de musiques, d’éclats et d’émotions. Dès qu’ils entrent à cour, tous ensemble et très vite, heureux d’être enfin là, ils nous emportent avec eux. Ils chantent « elle arrive », en une fête bohème, bariolée où chacun tour à tour entonne les mots de Tchekhov célébrant le retour de Lioubova, mais aussi du théâtre, de la nostalgie gracieuse, de la légèreté résignée. Et ils ne quitteront plus le plateau pendant tout le spectacle : tout est là, à notre vue et pour toute la durée de la représentation.

Tiago Rodrigues nous entraîne dans cette valse avec l’absence sans souci de figuration. Le rouge des cerises, écrasé sur les vêtements soyeux des comédiens et sur les dossiers des sièges, vibre sous le scintillement de lustres en cristal, tous différents les uns des autres, accrochés à des réverbères qui figurent les arbres en fleurs. Ces arborescences lumineuses désignent à la fois l’intérieur bourgeois de cette maison aimée et l’extérieur enchanteur et fragile du verger. Le cristal est forcément bohème, comme les personnages fantasques, bariolés, entrainés par l’orchestre qui accompagne l’entrée de Lioubova et toute la pièce, tour à tour musique de fond pour le bal ou coups de haches résonant dans les percussions. Les instruments de musique deviennent, par la puissance de la parole qui les nomme, successivement l’armoire d’enfance ou le billard. Pas de redondance du texte à la scène mais un dispositif souple, coulissant sur des rails sur lesquels ne circule aucun train mais qui disent pourtant leur passage inéluctable.
La proposition de Tiago Rodrigues tourne joyeusement le dos au réalisme vain de la reconstitution. Les chaises sont la mémoire des pièces qui y ont déjà été vues. On nous l’explique au cours du spectacle : ce sont d’anciens fauteuils de spectateurs qui gardent en eux le souvenir de ceux qui s’y sont installés et de ce à quoi ils ont assisté. Au creux du rotin, la nostalgie demeure discrète. Tiago Rodrigues dit élégamment la tragédie en dessinant le vide : pendant la fête du troisième acte, les personnages dansent avec des éléments de costumes dépourvus de tout corps, légers et habités par le manque. La nostalgie est un « souffle » venu du théâtre lui-même, comme Tiago Rodrigues l’a raconté dans le magnifique Sopro consacré à la souffleuse du théâtre de Lisbonne qui reconstitue les heures perdues du lieu et récite, entre autres, Tchekhov… On voit ainsi comment se tisse la parenté entre l’œuvre du metteur en scène, qui monte d’habitude ses propres textes, et la pièce qu’il a choisie ici de réinventer.
La proposition est effectivement nouvelle, débarrassée de tout folklore russe et très éloignée de la référence à Stanislavski. C’est l’âme de Tchekhov qui habite le plateau : toujours en chœur, les acteurs représentent une micro société qui agit pour composer son univers et, très concrètement, s’emploie à agencer les chaises d’une manière ou d’une autre. À l’alignement initial succède un empilement qui libère l’espace pour permettre les traversées, les croisements, les rencontres qui font et défont les sentiments. Une ligne modélise ensuite la salle de bal pour le troisième acte. On pense un peu au Kontakthof de Pina Bausch, salle des pas perdus d’une bourgeoisie timide qui se frictionne, se heurte et s’étreint. Dans notre Cerisaie, la convention est simple mais efficace qui permet de faire entendre ce qui se dit au premier plan tandis que le ralenti et la sourdine retiennent la fête au bord de son exténuation. À la fin, le tas de chaises devient barricade pour une révolution impuissante : c’est Varia qui lance des pavés, ratant le malheureux Epikhodov et frôlant le nouveau propriétaire, indemne mais déterminé. À la révélation de son nouveau statut succède un suspend puis une scène violente : Lopakhine démolit rageusement ce pauvre rempart qui n’a pas empêché la vente de la propriété. Ce barrage impuissant contre l’océan implacable du capitalisme cède la place au nouveau monde qui se présente à nous, nu et froid, pour un dernier acte austère et glaçant.

Alors qu’accessoires et acteurs entassés à jardin se préparent à quitter le lieu inhospitalier, la scène bouleversante de non déclaration de Lopakhine à Varia se passe aux yeux de tous, dans l’étroit couloir dessiné par deux rails, dans une impossibilité qui serre le cœur. Pour le dernier adieu de Lioubova à sa maison, à sa jeunesse, à la vie passée, Isabelle Huppert envoie au public un baiser vibrant d’émotion vraie qui fait monter les larmes aux yeux. Isabelle Huppert, la star qu’on attend et autour de laquelle tourne ce spectacle, n’écrase pas, comme je l’avais redouté, le reste de la distribution. La partition, harmonieusement distribuée sur l’ensemble des interprètes, joue sur toutes les hauteurs et sans qu’aucun acteur n’éclipse ses partenaires. Une des très émouvantes réussites de ce spectacle est la composition de cette troupe colorée, dont la sensible cohérence dépasse toute considération de vraisemblance… On pense au Hamlet de Peter Brook et à sa si belle distribution multi ethnique. Ici aussi, dissemblables et pourtant merveilleusement accordés, les quatorze comédiens et musiciens au plateau constituent une lumineuse humanité métissée.
La critique ne s’est pas enthousiasmée lors de la création en Avignon. Ce spectacle trouve dans la salle de l’Odéon un cadre sans doute plus adapté à son incandescente proximité avec un public prêt à reprendre des refrains populaires entonné par Epikhodov-Mille malheurs. C’est bien La Cerisaie qui gagne en émotion et en vérité dans cette mise en scène fluide et vibrante d’une pièce sublime par un déjà grand homme de théâtre.
La Cerisaie d’Anton Tchekhov, mise en scène de Tiago Rodrigues, 2h10, avec Isabelle Huppert, Isabel Abreu, Tom Adjibi, Nadim Ahmed, Suzanne Aubert, Marcel Bozonnet, Océane Caïraty, Alex Descas, Adama Diop, David Geselson, Grégoire Monsaingeon, Alison Valence et les musiciens Manuela Azevedo, Hélder Gonçalves. Jusqu’au 20 février à l’Odéon, théâtre de l’Europe. Toutes les infos en suivant ce lien.