Le velours des sentiments

Isabelle Adjani © Marcel Hartmann

Il est des vêtements qui sont plus que des vêtements, ils sont costumes, personnages, seconde peau, talisman souple, ligne, allure ; ils sont ici avec cette robe Dior portée par Marilyn en juillet 1962 lors du shooting photo avec Bert Stern, les habits du mythe, les habits d’une rencontre si émouvante, parachèvement d’une fin possible, épure, dignité d’une femme solaire et gaie le matin, à bout de souffle le soir. Quand j’ai rêvé de cette rencontre poétique et chamanique entre Isabelle Adjani et Marilyn Monroe, j’ai aussitôt vu cette robe tellement peu Marilyn, tellement Norma Jean, tellement peu Norma Jean, tellement Marilyn. C’était une vision, une intuition. Je n’avais pas beaucoup d’informations sur cette robe, j’avais pourtant beaucoup cherché. Et voilà qu’Isabelle et Marilyn vont se rejoindre sur le plateau de la Maison de la Poésie, et voilà que Laurence Bénaïm nous offre ce texte dont la ligne de vol du poème semble suivre les contours du velours, immense surprise, reconnaissance, admiration, il s’agit d’une robe, il s’agit de Dior, mais ça parle de tout, de ce Vertige que nous créons, de la vie, l’amour, la mort, la poésie, la grâce, quelque chose du divin, oui. Quelle surprise ! Quel cadeau ! Merci.

Olivier Steiner


« Mais ne jouez surtout pas la carte du moitié noir/ moitié couleur. »

Contributions au Women’s Illustrated, Christian Dior, 1952

« Ce que je veux, c’est Marilyn à l’état pur. Je ne vois pas ce que les vêtements viendraient faire dans l’histoire. Seulement, la déshabiller, c’est aussi simple que d’aller en Égypte pour renverser une pyramide dans un verre de Martini »
Bert Stern, The Complete Last Sitting, Schirmer-Mosel

 

Chez Dior, il y eut bien d’autres robes noires avant elle. Dès 1947, date de la première collection, la première fut baptisée La Dame en Noir, Prince Noir lui donnait la réplique. Vinrent Café Noir, Diamant Noir, Rose Noire, Roman noir, Cygne Noir, Forêt noire, Lys noir, Éléphant noir, Perle Noire, Black Diamond, Tulipe Noire, Collet Noir, Nuit Noire.

Et pourtant, cette robe noire éclipse toutes les autres. C’est une apparition. C’est une image. C’est un frisson. Un halo prémonitoire. C’est Marilyn Monroe. Sa dernière robe. Sa dernière séance. Cette robe n’a pas de nom, mais elle fixe un moment hors du temps, ces trois jours pendant lesquels, entre le 21 et le 24 juin 1962, Bert Stern, photographie la star. 2571 clichés. The Last Sitting. Une suite de l’Hôtel Bel Air (Los Angeles), transformée en véritable studio. Il y a des draps blancs, des fleurs de soie, des foulards. Et puis parce que Vogue US trouve la série trop dénudée, il y aura deux robes Dior boutique, l’une à trois trous, portée avec un collier de perles, et puis celle-là, ce fourreau dont s’empare Marilyn avec une force incroyable : elle semble plus nue dans cet étui souple que sous ses draps blancs. On dirait que cette robe l’a choisie. « Une carrière est une chose merveilleuse, mais on ne peut pas se blottir contre elle, la nuit ». C’est dans cette vague noire qu’elle se pelotonne, s’arrondit, pensive, au bord d’un insoupçonnable vertige.

Marilyn est une cliente de la maison Dior depuis 1953. Une vingtaine de paires de souliers Roger Vivier ont été commandées pour le tournage de Prince and the Show Girl de Laurence Olivier. Au début des années cinquante, elle a fait l’acquisition à New York d’un manteau Dior en natural baby wool, facturé 350 dollars à Mrs Arthur Miller, 444 East 57 St, la maison Dior possède la facture émise par Polly’s, Park Avenue, dans ses archives. Marilyn a porté ce manteau plusieurs fois, notamment le 1er septembre 1953, lors de son départ du Canada (qui marque la fin du tournage des scènes extérieures du film La Rivière sans retour) et pour une séance photos de Milton H. Greene. Elle est à nouveau vue avec ce manteau le 10 septembre 1953 en sortant des répétitions pour l’émission du Jack Benny Show à Los Angeles. Elle sourit. En mars 1958, sa vendeuse chez Dior, Madame Simone Noir, prévenue de son arrivée à Paris, lui adresse une série de croquis. Le 2 avril 1959, en vue des essayages prévus pour le Festival de Cannes, Madame Noir propose à Marilyn une série de modèles, l’un d’eux s’appelle Bal Masqué.

1962, la voici toute nue sous la robe. En l’enveloppant, elle la révèle aux antipodes de la Marilyn poupoupidou, joueuse d’ukulélé, celle qu’elle incarnait encore trois ans plus tôt dans Some Like it Hot de Billy Wilder. Le « cyclone de beauté ambulante » (Jerome Charyn), ralentit sa course folle. Elle ne cherche plus à exister, elle est Marilyn. Elle se love. Dans le calme, le plus beau décolleté du monde tourne le dos à sa propre histoire, les balconnets, le pigeonnant, la jupe crayon, celles des rembourrages et des slimmers en latex indissociables du mythe, son sex appeal. « Nous qualifions le noir de glorieux et le rangeons parmi les couleurs » annonçait le programme de collection Dior de l’automne-hiver 1950-1951. « À lui, d’ailleurs sont réservées les formes les plus violentes ». Dix ans et des poussières ont passé. Ce qui l’étrangle désormais, ce ne sont plus ses robes, c’est sa solitude.

Peau d’ombre

Voilà sans doute pourquoi on la sent aussi à l’aise dans cette robe de cocktail que dans le pull torsadé du Milliardaire. Bert Stern a fait enlever tous les meubles. Malgré la beauty crew, la laque, les pinceaux de poudre, le Dom Pérignon, Marilyn échappe à tout décor, tout artifice, tout rendez-vous, cette robe la tient sans la retenir, c’est le jour et c’est la nuit, qu’importe, alors que tout s’écroule autour de la star ; en témoigne l’annulation du projet Rain avec Lee Strasberg (1961), puis cet internement, la cellule de sécurité de la Payne Whitney Clinic de Manhattan, les barbituriques, la chute annoncée, cette blancheur irréelle, ce léger blur, la ligne qui se dissout.

Dans le théâtre kabuki, les acteurs tournent le dos au public pour signifier leur disparition proche. Cette robe s’évase naturellement. Elle tourne autour d’un corps affranchi de toute prothèse, c’est une caresse, une peau d’ombre. Elle habille cette « nouvelle attitude de la femme » annoncée par Yves Saint Laurent chez Dior pour l’hiver 1959 : « vivre et s’animer au moindre pas ». Une robe Nouvelle Vague donc pour l’autre Marylin, la lectrice de Freud, celle qui recopie sur un petit cahier cette phrase lue dans Malaise dans la Civilisation : « Nous ne sommes jamais aussi mal protégés contre la souffrance que lorsque nous aimons, jamais plus irrémédiablement malheureux que si nous avons perdu la personne aimée ou son amour ».

Cette robe donc. D’un seul trait en mouvement. Elle a le coulant d’une blouse, l’aisance d’un peignoir enfilé à l’envers, elle semble sans bouton, retenue à la taille par des pressions invisibles. Quelque chose se dégrafe naturellement en elle. Au bord des épaules, plongeant en douce vers le creux de Venus. C’est la faille voluptueuse, une fissure doucement évasée, et c’est aussi un moment absolu, érotique, tant en s’arrondissant, le dos nu capte l’attention, tel un deuxième visage. Celui du Bain turc d’Ingres, du Violon d’Ingres de Man Ray.

Une robe noire, absolument. Au-delà de ce fourreau clouté de milliers de strass, Happy Birthday Mr President. Au-delà de la robe plissée blanche de Seven Years Itch, et des enchères qui inscriront ces modèles parmi les records des memorabilia, cette robe fixe l’allure d’une femme en sursis.

Sur Marilyn, cette robe perd sa fonction bourgeoise et statutaire du dîner en ville, elle soutient d’abord un dispositif de mise en scène, celui que Charlie Chaplin a justement immortalisé en filmant à la fin des Temps Modernes, ce couple qui en s’éloignant aimante notre regard. Comme eux, Marilyn nous tourne le dos et cette robe devient son propre reflet, l’encre tissée d’une présence qui nous inonde. C’est de dos qu’elle était apparue au début de Gentleman prefer Blonds (Howard Hawks, 1953), avec ses mules noires, cette ceinture de soie turquoise ceinturant un justaucorps noir. Ici le noir de la robe fait corps avec ses sourcils, c’est un noir khôl, un noir calligraphié, une robe couleur de lune noire.

Trois mois plus tard, le 5 août 1962, Marilyn Monroe se suicide.

Dans les ateliers Dior

2022. Disparue, la robe n’a jamais été aussi présente. La voici qui revient, la même, une autre, avec ses escarpins assortis, sur mesure. « On est parti de la photo. La robe n’est pas fittée normalement, Marilyn joue avec elle, la fait glisser légèrement de ses épaules. C’est une réinterprétation plus qu’une reconstitution », assure Bertrand Guyon, en charge du projet. Douze mètres de velours de soie Soie de France, un noir qualifié de « profond » par Hongbo, 1er d’atelier Flou. Comment garder ce sentiment d’abandon tout en maîtrisant la ligne ? Tout se passe à l’intérieur, entre le corset et le jupon de 22 mètres de tulle Goutarel, pas trop long pour éviter le côté le trapèze-tulle raide triplé au bord pour soulever légèrement le pan, tulle souple en double sens croisé, organza pour la fluidité des manches, cette robe, c’est une véritable machinerie. « Si on écrase trop le velours, on ne peut plus le remonter ». Tout se joue encore dans le mouvement du fer à vapeur, cette manière de « mourir » d’un centimètre, une didascalie couture guidant à son tour la comédienne, en suggérant des gestes, des points d’appuis, des jeux avec la lumière.

Cette robe, c’est l’école invisible, la sensualité à fleur de peau, la doublure en crêpe de Chine, les fonds de poche « pliés à même » dans le velours. Ces poches, parce que Maria Grazia Chiuri, directrice artistique de Dior, en a fait une promesse d’affranchissement. Deux portes ouvertes à l’intérieur. Un gage de confiance entre la robe et son interprète, celle qui l’investit de sa présence, Isabelle Adjani. Le velours des sentiments.

Isabelle Adjani © Marcel Hartmann

Une robe noire pour la dignité d’être, de réapparaître, seule devant un objectif ou une scène. Une robe noire pour Isabelle Adjani la brune, pour celle qui engage avec cette robe un dialogue silencieux, à l’intérieur d’elle-même, de ce rôle dans lequel elle se glisse, comme dans un vêtement nouveau et familier, immédiatement à elle, digne du trench d’Humphrey Bogart ou du smoking de Marlene Dietrich, ou même le col roulé noir de Diana, une robe comme son double, son ombre éclaireuse. Une robe noire qui se répand autour d’elle, en un flot de larmes, son sang d’encre, sa solitude, sa confidente, la partition cousue main d’un autre été meurtrier.

Ce n’est pas un costume de scène, mais une robe de haute couture, un petit miracle de coupe, de secrets transmis. Une robe faite pour révéler non pas un personnage, mais une âme, au millimètre.

Laurence Benaïm