Le rêve peut se révéler la fausse bonne idée de la littérature. Rien de plus fort que le rêve pour celui qui le vit, rien de plus difficile à communiquer à qui le lit. Même de grands écrivains s’y sont cassé les dents. Pourtant le rêve a un pouvoir d’immersion fictionnelle énorme, puisque nous en sommes les protagonistes, spectateurs soudain projetés à l’intérieur même de la fiction. Peu d’écrivains se sont aventurés avec bonheur sur ces territoires mouvants ; c’est pourquoi il est important de dire qu’avec Aurélia de Nerval et les contes de Lord Dunsany, les récits de rêve de Lovecraft sont sans doute parmi les plus réussis du genre. Arpentons donc ces Contrées du Rêve, ces Dreamlands où le talent sans pareil de Lovecraft s’est aventuré plus loin que quiconque avant lui.
Il nous faut tout d’abord dire un mot sur l’édition qui nous permet d’aborder sereinement ces contrées embrumées. Les éditions Mnémos publient en ce début d’année une Intégrale Lovecraft dont l’édition en sept volumes se fera sur une année. Ce projet d’envergure et véritable événement éditorial fut avant tout un projet participatif Ulule, concrétisé en décembre dernier par l’envoi du volume aux souscripteurs et soutiens.
L’œuvre de H.P. Lovecraft connait depuis quelque temps un engouement nouveau, même si l’auteur n’avait jamais disparu du paysage, un engouement qui se matérialise en librairie par de nouvelles traductions : François Bon chez Points et Tiers Livre, Maxime le Dain chez Bragelonne, la traduction de Je suis Providence, biographie-somme inédite de S.T. Joshi aux éditions Actu SF. Redécouvrir Lovecraft, tel est le mot d’ordre implicite qui réunit ces projets, après l’édition-somme de Francis Lacassin aux éditions Bouquins dans les années 90 et ses trois tomes complets, réunissant tous les récits de Lovecraft, ses poèmes, certains de ses essais, ses révisions, et une foule appréciable de documents sur l’homme, ses rêves, ses habitudes, ses relations. Cette édition demeure indispensable mais elle souffre parfois de défauts éditoriaux imputables à une autre époque : textes tronqués, paragraphes manquants, texte-source lacunaire, traductions imprécises. Défauts que l’on retrouve aussi par exemple dans l’édition Bouquins de Jack London, ce qui n’empêche pas de devoir saluer Francis Lacassin pour son apport incomparable — notamment sur le cas Lovecraft. Mais une nouvelle édition s’imposait, et c’est l’Intégrale Mnémos qui prend sans contexte la relève en termes de qualité et de globalité. Les textes sont ici traduits par un seul traducteur, David Camus, qui a accompli ce labeur titanesque sur une dizaine d’années. Sa traduction est sérieuse, fluide, appliquée, elle assure à l’œuvre une homogénéité et une cohérence certaines. S’expliquant dans une longue et bienvenue préface, Camus a notamment eu la bonne idée de conserver, pour la plupart, les anciens titres des récits de Lovecraft (ceux qu’on trouve dans les éditions Bouquins) afin de ne pas « multiplier et brouiller les références pour les lecteurs français ».
Toute nouvelle édition de l’œuvre de Lovecraft, outre la traduction, pose une question d’organisation : comment présenter et structurer la masse proliférante et diffractée des récits lovecraftiens ? On le sait, Lovecraft ne fut que peu publié de son vivant, et uniquement dans les magazines, ce qui entraîne une nécessaire dispersion de l’œuvre qu’il faut tenter d’organiser. On distingue habituellement trois moments distincts : les récits macabres, le cycle du rêve, les récits autour du mythe de Cthulhu (division qui correspond à l’édition Bouquins). Ces trois moments chronologiques de l’œuvre sont souvent schématisés par un premier moment où se ressent l’influence d’Edgar Poe (le macabre), un second celui de Lord Dunsany (le rêve), un troisième où Lovecraft devient Lovecraft — et combinant, de fait, l’horreur venue de Poe et la volonté cosmologique d’un Dunsany. Bien entendu, ces classifications sont artificielles, comme toute schématisation. Même si elles ont leurs logiques et leurs effectivités, elles ne correspondent pas nécessairement à la réalité de l’œuvre, où les récits des différents cycles se chevauchent dans le temps et s’entrecroisent, participent de plusieurs cycles et s’en échappent dans le même temps. Mais il faut tenter d’ordonner la proliférante forêt de l’œuvre pour tenter de lui rendre justice : car on ne prend la mesure de Lovecraft que lorsqu’on s’avance dans les labyrinthes obscurs de l’ensemble de son œuvre.
L’édition Mnémos reprend un peu cette logique : le volume 5 de l’Intégrale proposera les récits horrifiques et les récits de jeunesse, le volume 1 s’attache aux Contrées du rêve. Mais elle autonomise l’Affaire Charles Dexter Ward en un seul volume (le 3), pour mettre l’accent sur son caractère romanesque plus appuyé ; elle éclate le cycle de Cthulhu en deux volumes, l’un (le 4) réunissant des récits autour de Providence (Dunwich, Innsmouth, Arkham), l’autre (le 2) centré sur Les Montagnes Hallucinées et les récits d’exploration. Cette division, nécessairement un peu arbitraire, pourra faire sourciller ; mais le mieux est de l’envisager comme une nouvelle manière d’arpenter Lovecraft. Comme pour Jules Verne, toute redistribution cartographique de l’œuvre est une occasion de relire et d’établir de nouveaux liens, de nouvelles frontières. À la différence de Balzac, qui a tenté d’organiser son œuvre, Lovecraft n’en a pas eu la volonté ou le temps. Balzac avait 51 ans au moment de sa mort, Lovecraft 46 ; peut-être ces 5 années manquantes lui auraient permis de distribuer les plans tentaculaires de sa comédie inhumaine, et de réaliser son édition Furne.
« Ceci n’est pas un livre, c’est un territoire » nous prévient David Camus ; et si la chose vaut pour l’œuvre générale, elle résonne encore plus pour ce cycle du rêve, dont une superbe carte de Maxime Plasse permet de se représenter les contours. Les récits qui composent ce volume ne sont généralement pas l’aspect le plus connu de l’œuvre lovecraftienne, souvent présentée par son envers cthulien. Il s’agit pourtant, on va le voir, de l’une de ses plus grandes réussites, et sans contexte de l’un de fleurons de l’œuvre, peut-être celui où l’écrivain fait preuve de la singularité la plus stupéfiante.
S’inspirant au départ fortement de l’œuvre de Lord Dunsany, qui sert à bien des égards de matrice et de patron (à la fois pour les thèmes, les procédés et l’enjeu), les récits en rêve ont été rédigés sur une période de 14 ans, entre 1919 et 1933. Lovecraft écrit le Bateau Blanc quelques semaines après avoir découvert l’œuvre de Lord Dunsany, quelques jours après l’avoir rencontré lors d’une conférence à Boston. « Dunsany m’a influencé plus que quiconque à l’exception de Poe – la richesse de sa langue, son point de vue cosmique, tout cela me touche plus que n’importe quoi d’autre dans la littérature moderne. Ma première rencontre avec lui – pendant l’automne de 1919 – a donné un immense élan à ma façon d’écrire : peut-être le plus grand que j’ai jamais connu » (lettre du 30 juillet 1923). Lovecraft dira aussi des Autres Dieux que ce texte le « représente dans [son] humeur la plus dunsanyenne ». Écrites dans ce sillage dunsanyen, les œuvres du rêve vont progressivement s’autonomiser et trouver leur tonalité propre dans le mini-cycle qui met en scène Rodolphe Carter, quatre textes dont l’acmé est sans aucun doute la Quête Onirique de Kadath l’Inconnue.
La section « Rêves et chimères », dans le troisième tome des éditions Bouquins, apporte un éclairage intéressant sur l’origine de plusieurs récits de Lovecraft. Celui-ci, épistolier plus disert que Voltaire, a en effet raconté certains de ses rêves à ses correspondants : on y voit l’émergence des « maigres bêtes de la nuit » (night-gaunts) venues peut-être « d’une édition de luxe du Paradis Perdu avec des illustrations de Doré ». La première aventure de Randolph Carter présente presque scène par scène, l’aveu que Celephais et Nyakathotep furent composés de la matière des propres rêves de Lovecraft, le scénario primitif de Dans l’Abîme du sommeil. Matrice fictionnelle que les rêves, dont les esquisses se fixent ainsi d’abord dans la correspondance avant d’être retravaillées et de devenir les récits que nous connaissons.
Le présent volume de l’édition Mnémos comprend 17 textes, de longueur et d’intérêt divers. Certains, parmi les plus réussis, portent la patte dunsanyenne. Ainsi Iranon, l’histoire d’un jeune chanteur, éternellement jeune, qui va de cité en cité en chantant son désir de revoir la merveilleuse ville d’Aïra où son père fut roi. Polaris parle de l’impossibilité de se réveiller d’un rêve qui devient cauchemar. Le Bateau blanc ressemble fortement à l’une des plus belles nouvelles de Dunsany, Idles days on the Yann (traduite en français dans les Contes d’un Rêveur aux Éditions Terre de Brumes). Certains textes rapatrient l’attirail typiquement lovecraftien où affleurent ses déités étranges : ainsi en-est-il de la Malédiction qui s’abattit sur Sarnath, l’Étrange Maison Haute dans la brume ou les Autres Dieux, qui correspondent davantage aux canons horrifiques de Lovecraft. On y trouvera aussi de courts textes qui dérivent lentement vers le poème en prose : Azathoth, Le Livre, Ex Oblivione.
La vengeance féline des Chats d’Ulthar est un remarquable exemple de la manière dont Lovecraft procède. Un jeune garçon perd son chat ; on suspecte deux vieillards connus pour tuer des chats ; le lendemain, tous les chats d’Ulthar ont disparu ; le garçon est parti ; le lendemain, les chats reviennent ; les vieillards, dans leur maison, sont morts, dévorés ; une loi est promulguée, interdisant à jamais de tuer les chats à Ulthar. Mais Lovecraft n’explique rien, il aligne des faits sans induire leur causalité alors que l’un explique clairement l’autre — pourtant ce lien explicatif, explicitatif, il ne le fait pas. Ce qui a pour conséquence que le lecteur est obligé d’émettre hypothèses et suspicions, car si le dessein général des choses est sous-entendu, son détail lui est dérobé, et un nimbe de mystère plane encore sur les faits. On pourrait dire la même chose des Autres Dieux. Un sage à demi fou, accompagné de son disciple, gravit une montagne interdite dans l’espoir de rencontrer les dieux. À un moment, les deux hommes sont séparés par la brume ; le disciple en arrière n’entend que la voix de son maître, lui décrivant, extatique puis terrifié, ce qu’il voit, avant de se taire définitivement — un procédé, scellé par la mort, qui sera repris dans le Témoignage de Randolph Carter.
De manière générale, ces récits articulent des éléments d’horreur, de fantasy et d’onirisme dans un feuilleté parfois difficile à percevoir. Ils sont proches de ceux de Robert E. Howard et de Clark Ashton Smith – deux amis de longue date de Lovecraft, tous les trois souvent présentés comme les piliers de Weird Tales. Mais lire Howard et Smith et lire Lovecraft permet aussi de mesurer la différence de qualité (de calibre, pourrions-nous presque dire) entre eux, car Lovecraft, même quand il s’aventure résolument dans des territoires plus dangereux pour la qualité littéraire, le fait toujours avec un touché qui témoigne de son art singulier et sans pareil.
C’est dans le mini-cycle de Randoph Carter que Lovecraft va le plus loin. Si le Témoignage de Randolph Carter est un récit d’horreur lovecraftienne classique, décalqué à demi d’un rêve, la Clé d’Argent nous donne le sésame de ces récits en rêve : « A trente ans, Randolph Carter perdit la clé de la porte des rêves. Jusqu’alors il avait compensé la banalité de l’existence par des excursions nocturnes de l’autre côté de l’espace […] Jusqu’au jour où soudain, il ne put plus y accéder. […] Le merveilleux s’était alors enfui et il avait oublié que la vie toute entière n’est qu’une série d’images contenues dans le cerveau […] Des sages lui avaient dit que ses rêveries de pacotille étaient ineptes et puériles […]. Ces sages l’avaient cloué à terre, enchainé à la réalité. […] De temps à autre, cependant, il ne pouvait s’empêcher de voir combien tout ce à quoi les hommes aspirent est creux, absurde et changeant : combien le vide sur lequel nos instincts débouchent contraste avec ces idéaux pompeux que nous croyons avoir. Il se rabattait alors sur cette sorte de rire poli que les sages lui avaient appris à opposer à tout ce que les rêves ont d’artificiel et d’extravagant ; mais il voyait bien que la vie quotidienne, sur Terre, était tout aussi artificielle et extravagante que les rêves. Sauf qu’elle était nettement moins estimable parce qu’elle n’en avait pas la beauté, et que dans sa bêtise elle refusait d’admettre l’absence de but et de sens qui la caractérisait. […] Carter ne goûta guère [les] libertés modernes. […] Il se rendit compte que la plupart [des hommes] […] étaient également victimes de cette illusion qui consiste à croire que la vie a un autre sens que celui que les hommes lui rêvent. » Jamais peut-être Lovecraft ne fut si cru, si pur et si dur, sur sa profession de foi littéraire.
Mais c’est bien la Quête Onirique de Kadath l’inconnue qui va découvrir de nouveaux territoires pour son écriture. Le récit suit l’histoire de Randolph Carter, « maitre rêveur », qui par trois fois « rêva de la merveilleuse cité » : « elle brillait au soleil couchant, magnifique et dorée, avec ses murs, ses temples, ses colonnades et ses ponts aux arches de marbré veiné » ; « c’était une fièvre des dieux, une fanfare de trompettes surnaturelles, un fracas de cymbales immortelles ». Pour retrouver cette cité, Randolph Carter va devoir s’aventurer dans les paysages fantasmatiques des Contrées du Rêve. C’est là qu’éclate, plus que n’importe où ailleurs, l’incroyable texture des rêves lovecraftiens : immense réservoir de toponymies, d’images, de sensations, qui font récit, qui donnent à la rêverie une matérialité qu’elle n’a jamais eue ailleurs. Parce que Lovecraft n’aime que peu le dialogue, il n’en use pas, et le récit peut presque se lire comme une forme de plan séquence halluciné, ininterrompu. Mais ce qui frappe le plus dans Kadath, c’est que l’on sait sans doute possible que l’on est en présence d’un texte unique. C’est à cela que l’on reconnaît les grands textes : non pas à leur hypothétique perfection, mais à leur extrême singularité. Les récits d’horreur de Lovecraft sont extrêmement originaux, novateurs, remarquablement exécutés, mais on voit leur filiation : Edgar Poe, Arthur Machen, M.R. James, Algernon Blackwood, Walter De la Mare l’ont formé – sans qu’il soit servile pour autant. Mais une filiation existe, que Lovecraft a d’ailleurs revendiquée dans son essai Épouvante et Surnaturel en Littérature (édité par Mnémos dans le tome 6 de l’Intégrale).
Mais il n’existe rien de comparable à Kadath. On croise des choses relevant parfois du fantastique, mais le fantastique s’annule dans le rêve : le rêve est concret. On croise des choses qui font penser à la fantasy, mais l’on sait aussi bien que cela ne peut pas en être. L’horreur est présente, comme toujours chez Lovecraft, mais elle est déviée de son orbite, elle n’est plus le but mais le moyen – pour parvenir à quoi ? où ? On n’en sait rien – peut-être à Kadath et à sa cité merveilleuse, inaccessible point au-delà de l’imaginaire. Kadath relève de l’onirisme, mais avec une telle stupeur, une telle auto-gérescence et intensité, qu’il fait chambre et genre à part. On a quitté depuis longtemps les rivages de Lord Dunsany, qui n’a exploré le rêve que dans l’œuvre brève. Le parallèle le plus juste pour situer Kadath serait de l’appareiller à la Comédie de Dante et à son éreintante succession de visions et de cercles : la plus folle plongée qu’on puisse imaginer dans l’image hypnotique et mesmerisante du rêve. Rappelons-nous alors l’un des vertigineux préceptes d’Edgar Poe : All that we see or seem/Is but a dream within a dream. Tout ce que nous voyons ou croyons voir n’est qu’un rêve à l’intérieur d’un rêve.
Intégrale H.P Lovecraft, Tome 1. Les Contrées du Rêve, Préface et traduction de David Camus, Éditions Mnémos, janvier 2022, 288 p., 22 €