Les éditions Des femmes – Antoinette Fouque rééditent en poche le roman que la grande féministe égyptienne, Nawal El Saadawi, a consacré à une femme réelle, après sa pendaison. Lorsque Ferdaous, une voix en enfer, paraît en arabe, en 1975, Nawal est elle-même en prison, comme elle le sera plus d’une fois et son roman fait scandale et marque les esprits. Les éditions des femmes le publient pour la première fois dans la traduction d’Assia Djebar et d’Essia Trabelsi. Assia Djebar l’introduit par une préface conséquente.
Deux grandes voix du féminisme arabe s’épaulent l’une l’autre pour faire connaître la cruelle vérité de la condition de femmes. Nawal El Saadawi (1931-2021), psychiatre égyptienne a nourri son œuvre de son expérience personnelle, des expériences de ses patientes et de son écoute. Jusqu’au bout, elle a lutté contre le machisme et les violences faites aux femmes.
Assia Djebar (1936-2015), romancière et cinéaste, a fait, de ses livres et de ses films, des espaces dédiés aux femmes pour transformer leur silence en parole et leur absence en présence. Transformer leur corps-objet en corps-vivant, respirant et vibrant. Les extraire du servage et les promettre à la liberté. Exorciser leurs blessures et leurs souffrances. Braver le siège des interdits qui les enserrent. « Écrire, c’est plaider pour les autres » pour qu’enfin, regagner l’ordre de l’humain soit. Mireille Calle-Gruber l’a écrit, « la narration de Assia Djebar ne retranche jamais. Elle accueille les histoires de l’Histoire, les humbles, les inaudibles, les sans voix. La langue est lèvres multiples, multiplication de la vie bruissante qui trouve formes singulières et tous les âges ». La préface qu’elle écrit vaut adhésion au militantisme de Nawal El Saadawi, auteure également de Femme au degré zéro (1975) et de Mémoire de la prison des femmes, fondatrice de « L’Association arabe pour la solidarité des femmes » (1982). Elle poursuit, au prix de l’emprisonnement sous le règne de Saddat (1981), le chemin de ses aînées Hoda Charaoui qui dès 1923 s’est distinguée par son féminisme et un peu plus tard Doria Chafik qui a fondé le Mouvement Bint El Nil et qui organisa en 1951 une gigantesque manifestation pour réclamer le droit de vote pour les femmes, enfin accordé par le roi Farouk.
Une préface, son pesant d’engagement
Assia Djebar est abondamment informée du féminisme arabe (Égypte, Syrie, Liban). On peut facilement supposer qu’elle en a été influencée et qu’elle y a trouvé la matière brute, l’idée directrice de la représentation qu’elle donne des femmes, avec la conscience de l’observation de ce qui l’entoure, dans son histoire personnelle et celle de sa société. Mais aussi, les récits de/sur les femmes chez Assia Djebar, sont d’abord et avant tout une parole qui s’élève, une voix qui gémit, qui assiège, un cri qui fuse. C’est précisément sur ce mode que s’écrit le récit de Nawal El Saadawi et c’est ce même timbre vocal qui accompagne l’arabesque scripturale d’Assia Djebar. Lisons sa préface peu connue – un résumé/ explication commentée de Ferdaous, une voix en enfer –, pour s’en convaincre et pouvoir désigner assurément la filiation littéraire de l’écrivaine algérienne.
« Qu’est-ce qu’un roman féministe en langue arabe ? Une voix d’abord – ici, une voix « en enfer » d’une femme prénommée Paradis –, un murmure nocturne, un lamento à travers les claies de la pénombre et qui trouve naissance dans l’ancrage soudain éclairci d’un intérieur privé de ciel. Une blessure aux rets trop anciens, ouverte enfin pour, peu à peu, assumer son chant. Et la révolte se développe à la recherche de mots neufs, du timbre rauque, incongru, de l’imprécation en huis-clos, et le révolte s’enroule ici du rythme circulaire et récurrent de son lit…
Ce dit féminin de la contestation en langue arabe, j’imagine que, durant des siècles et dans le silence des sérails, il se chuchotait d’oreille à oreille de femmes cernées : soupirs, cris en dedans écorchant l’écoute sororale, elle-même incarcérée… J’imagine qu’il ne pouvait prendre vol, non tant par crainte des gardiens et d’un maître, que par ignorance d’un horizon hors harem. L’espace mouvant, dansant, mobile et libre des yeux autres ne se concevait pas. Quel mot arabe nous en aurait proposé l’image, l’illusion avivée ?
La voix de Ferdaous, petite prostituée non déchue du Caire – et derrière elle, perçant les détours de cette fiction, la voix de Nawal El Saadawi, écrivain arabe d’aujourd’hui – est une voix haute.
Il ne s’agit plus d’expliquer ou de justifier le défi. Il suffit que le défi se déroule, ici dans les conventions d’une confession de femme à femme, et jusque dans les soubresauts et convulsions d’étapes de mélodrame. Il suffit que le défi de la voix féminine se dépouille de plus en plus haut, avec une énergie qui lancine.
Pour nous du Maghreb, qui avons rêvé, à partir surtout de l’imaginaire occidental, de la renaissance du couple en plein soleil, pour nous femmes qui avons tourné dans la langue arabe comme dans une grotte de chaleur, de mémoire et de chuchotements d’aïeules (si bien que, nous avançant dans la rue, nous déambulions certes allégées du voile tombé, mais engoncées dans d’autres lourds suaires, les mots-de-la-langue-française, et dos tourné à notre histoire…), je voudrais dire d’abord combien d’entendre un personnage de femme révoltée désosser, avec pugnacité, sa révolte en langue arabe, nous procure confiance.
Un champ verbal insensiblement s’esquisse, se trace, se creuse, net et neuf, pour d’autres femmes arabes. Un point d’envol. Une aire de combat. Une remise en corps. Corps de femmes nouvelles, en dépit des nouvelles barrières, et qui, dans la langue interne, intérieure, à la fois rentrée et déclamée, publique et plus seulement secrète, trouve enracinement juste avant de s’élancer… Voix haute qui donne corps. Corps et formes nouvelles restituant une tessiture plus sombre, plus profonde aux voix de nouveau plus hautes ».
Il s’agit bien dans ce livre, de naissance. Celle d’une parole.
De la vérité des affres et des mots de liberté
Ferdaous en langue arabe, signifie « paradis » et c’est donc une femme prénommée « paradis » qui, la veille d’être pendue pour avoir tué un homme, interpelle, d’une « voix en enfer », toutes les femmes d’une société où l’oppression sexuelle séculaire commence à peine à être dite de l’intérieur.
On suit les étapes de la vie de Ferdaous, devenue prostituée par révolte, après avoir traversé les cercles d’une exploitation implacable : son enfance en Haute-Egypte où le père, écrasé de misère, épargne sa vache mais non sa femme ni sa fille ; son adolescence au Caire où l’oncle, professeur, refuse de l’envoyer à l’université « où il y a des hommes » et la marie de force à un vieillard. Femme battue, Ferdaous choisit la rue où le premier protecteur se transforme en proxénète, où les policiers des quartiers pauvres, les clients aisés des maisons de rendez-vous, les mauvais garçons, et jusqu’à un syndicaliste repenti et embourgeoisé, renvoient à Ferdaous une image à peine accentuée des autres hommes. Ferdaous qui, au bout de multiples fuites désespérées, devient meurtrière par défi.
La fiction peut donc ainsi se résumer en quelque scénario de film pour Salah Abou Seif, par exemple. Un film « grand public ». Mais est-ce un « roman populiste » que cette histoire écrite par Nawal El Saadawi, connue d’abord comme essayiste en Égypte et dont les études sur la sexualité sont basées sur son expérience de médecin, dont les romans maintenant sont lus par une importante jeunesse arabophone, mais contestés par une culture officielle ? Si réalisme il y a, il n’en demeure pas moins qu’une chaleur véhémente habite le roman et que la fiction s’ancre dans les drames sociaux et sexuels d’une réalité arabe contemporaine.
L’écriture du texte elle-même en est marquée par la présence de nodules qui hachent et entravent le déroulement du récit. Je les perçois dans cette répétition compulsive de notations somatiques, qui s’exerce, d’abord à l’intérieur de la phrase, puis du paragraphe, et bientôt de la scène, du dialogue entiers.
À l’ouverture, l’écoute de femme à femme – celle d’une doctoresse psychologue devant une condamnée « en chair et en os » – se présente en un simple face à face, plutôt dans un ébranlement physique de la quêteuse de parole, en attente presque mystique : « J’étais comme une somnambule. Le sol sous moi était dur ; le sol sous moi, était froid ; mon corps ne sentait rien. Ainsi en rêve, dans une mer également froide, il m’arrive de me baigner… Et la voix devenait elle aussi une voix de rêve… De telles voix partent, semble-t-il, des entrailles de la terre, du ventre du ciel, ou du plafond… »
Le lieu, une cellule, portes et fenêtres fermées ; deux femmes assises à même le sol nu. Comme si la posture primitive, le dénuement du décor – au-dehors, la surveillante- introductrice faisant office de laveuse de parterre –, comme si cette pauvreté, certes purificatoire, mettait davantage en évidence les pulsations corporelles.
Quand Ferdaous, hier prostituée de luxe, oriente la recherche de son identité jusqu’aux lointains de son enfance paysanne, deux sensations tout aussi vivaces se détachent pour nous : celle de deux yeux face à elle, tantôt point de stabilité, tantôt menace terrible, symbole de l’amour ou de la peur de l’Autre, et par ailleurs l’émergence, la tumescence de l’éveil érotique.
« Deux yeux que je scrutais, qui me scrutaient. Deux yeux qui me suivaient, même quand je me cachais d’eux. Quand je trébuchais, quand j’apprenais à marcher, leur regard me retenait… Je me sentais un caillou lancé dans une mer sans visage et sans fond ; le frappent les vagues quand il s’enfonce, le frappe l’air quand il flotte, et il s’enfonce, et il flotte, ainsi de suite, entre ciel et eau. Ne me retenaient dans cette dérive que les deux yeux… J’ai su que c’était ma mère ».
Co-naissance avec la mère, qui, à peu près dans les mêmes termes, préfigure celle de l’amie de pension Iqbal, et plus tard celle avec l’homme aimé Ibrahim. Presque simultanément, antienne lente de l’émoi sexuel : « Mon être a frémi du plaisir ancien que je n’arrivais pas à localiser, ni à définir, comme si sa source était hors de moi, comme si en même temps il jaillissait de moi et m’inondait le corps. Un frisson qui commençait par une douleur, qui finissait par une jouissance. Un » je ne sais quoi » que j’aurai voulu saisir, toucher même un seul instant, mais il se dérobait à moi comme l’air, comme un mirage, comme un rêve ; il s’effilochait, il se perdait… »
Cette durée duelle, privative et pourtant pleine du plaisir naissant, puis de son acmé autant que de sa frustration, sa description impressionniste en mots quasi identiques, Ferdaous l’énonce six à sept fois au cours de sa confession, en plats étales de sa conscience sensualiste : jeux d’enfant dans le champ avec Mohamdine, trouble adolescent dans la pension, amour avec le syndicaliste Ibrahim entre les deux époques, passive puis librement revendiquée, de la prostitution. Et cette strophe répétée de la voix s’extraie à chaque fois de la colère accusatrice du procès-verbal contre le système patriarcal, puis marital, puis policier, puis bureaucratique, puis politique. C’est comme si Ferdaous retrouvait là courage, halte véritable, force sous-jacente dans sa mémoire du corps.
Ce corps très tôt mutilé, marqué précisément par l’intervention de la mère et de sa complice, une « femme au rasoir », la déléguée de la peur masculine. Ce corps excisé. Et cela est dit comme en catimini, comme en une parenthèse obscure, alors que là réside le premier trauma : « J’ai interrogé une fois ma mère sur mon père : « Comment as-tu pu me concevoir sans père ? » En guise de réponse, elle m’a frappée. Puis elle est allée chercher une femme munie d’un couteau, ou d’un rasoir. Celle-ci m’a coupé un bout de chair entre les cuisses. J’ai pleuré une nuit entière. Le lendemain matin, ma mère ne m’a pas envoyée au champ, comme à l’ordinaire ».
Il ne sera plus question, nulle part dans le récit, de ce vécu. Ferdaous mutilée par ordre de la mère ; presque par automatisme fétichiste, cette transmission honteuse de la condamnation, cette solidarité à l’envers… Et le silence s’épaississant par-dessus ramène Ferdaous à la hantise du plaisir-douleur, de la douleur-jouissance de son corps. Corps qui amorce le trajet de sa dérive, ce corps qui va cogner progressivement contre les autres, les multiples, les innombrables corps masculins. De l’excision à la prostitution.
Corps masculins. L’autre lieu de ce discours. Le regard d’une fillette, la cruche sur la tête, mais qui fusille les hommes du village au sortir de la mosquée, le jour de fête, celui où « ils » prient, se montrent, se congratulent. Car leur piété est ostentatoire, bruyante, gesticulante.
« Ils hochent la tête, ils se frottaient les mains l’une contre l’autre, ils se pressaient les doigts sur le front. Ils murmuraient, ils psalmodiaient, ils priaient… Je les voyais : ils hochaient la tête, ils toussaient, ils se mouchaient avec fracas, se grattaient constamment sous les bras et entre les cuisses… »
Le portrait du père qui dîne seul, et souvent devant les enfants affamés, se développe, plus redoutable qu’une caricature : « Je l’observais tandis qu’il mangeait… Bouche aussi grande qu’une gueule de chameau, mâchoires imposantes, l’une se mouvant sur l’autre bruyamment. Ses dents grinçaient… Sa langue tournait dans sa bouche… Il buvait et rotait… Il toussait, se mouchait, reniflait, crachotait… » Et la fillette conclut : « J’ai su que cet homme ne pouvait être mon père ».
La vie pour Ferdaous se résumera en un défilé de ces corps envahissants, agressifs, obstruant toute issue, tout espoir. L’oncle, qui pourtant lui donnera la chance de la scolarisation, est d’abord une main hypocrite qui s’avance pour tâter la jambe enfantine derrière un livre ouvert ; le mari, certes vicieux et infirme, sera une bouche puante à l’odeur exécrable, avec des yeux inquisiteurs au-dessus de l’assiettée de nourriture ; les clients qui suivront dans l’inéluctable déchéance sont à classer en deux catégories : ceux aux ongles noirs ou propres ; ceux à la transpiration insupportable opposés à ceux qui se parfument, mais tous avec la même lourdeur que supporte Ferdaous en fermant les yeux.
Il suffit que le premier d’entre eux sorte de l’anonymat, par un intérêt simplement humain (« tu as mal ? … »), qu’un second veuille parler et malgré lui laisse échapper l’insulte fatale : « femme non respectée », pour que Ferdaous fuie, installe d’emblée une rupture dans son trajet, comme si, plus dangereux qu’un corps d’homme qui paye, plus oppresseur encore se présente « le héros sauveteur » : « J’ai surtout haï l’homme qui essayait de me faire la morale ou qui disait qu’il voulait me sauver… Il croyait me sauver uniquement parce qu’il endossait alors le rôle du héros sauveteur, mission qu’il n’avait pu accomplir ailleurs ».
Ces ruptures provoquées, vécues comme une délivrance ou comme une accélération du désespoir, elles se manifestent toutes par la fuite éperdue du personnage dans la rue. « « Une femme dans/de la rue », c’est une constante de cette narration. Dans l’arabe dialectal de chez moi, cet euphémisme désigne la prostituée. Et par régression présente, la même expression s’applique à la femme arabe qui aujourd’hui travaille au-dehors. La rue, lieu de l’échange monétaire des corps, est également lieu de la transformation par le travail. N’importe. Cela semble revenir au même. N’est-ce pas là, précisément, que les regards des hommes se saisissent du corps féminin. En fait, que signifie dès lors la prostitution, sinon une exposition du corps femelle échappant au contrôle du père, du frère ou du maître, échappant aux liens du sang.
Pour Ferdaous, le rue est le lieu de chacune de ses mues successives. Elle s’y précipite, non pas parce qu’elle s’y expose, plutôt parce que, là elle explose.
Tenter d’éviter le mariage forcé, s’éloigner du mari qui la bat en toute impunité (ne lui dit-on pas que, selon Dieu, une épouse doit se soumettre, même aux coups ?), se délivrer du premier protecteur qui l’enferme : elle se retrouve à chaque fois dehors, où la rue l’oppresse par son pullulement, par les yeux menaçants d’inconnus. Mais la troisième fuite, « la rue, constate-t- elle, est devenue mon refuge » ».
Dorénavant, elle choisit la rue quand elle interrompt d’elle-même une expérience : elle quitte Chérifa et sa maison de rendez-vous en une seconde, elle casse sa première réussite matérielle de prostituée indépendante tout aussi brusquement, toujours pour se retrouver dehors : « Je me suis mise à marcher dans la rue la tête haute, les yeux levés et je regardais les gens bien en face ». Quand l’amour « honnête » tourne à la catastrophe, une seule libération : « J’ai passé mon temps à marcher dans la rue ».
Dans ces errances du corps solitaire (il n’est nulle part question de le voiler), tandis que la nature se met à exister (« la nuit était silencieuse, l’obscurité magnifique, le Nil coulait séduisant »…), le mécanisme du déroulement fictionnel (successions des mues du personnage) trouve dans la rue sa dynamique. « J’ai compris », « je me suis rendu compte », « j’ai percé le mystère », la pensée bousculée qui démarre nécessite un corps de femme libéré des autres corps, en espace… Ferdaous avance, corps non plus en dérive, non plus en trafic ni marchandage, simplement en mouvement : pour se dépouiller des chapes multiples de l’oppression intériorisée.
Quand, à la fin, la police l’emmène, c’est parce qu’elle est devenue la femme « de la vérité dangereuse et sauvage ». D’une certaine façon, c’est la rue qui sera le lieu de son ascèse lente, de son ivresse. Mais là réside aussi l’enfer, dans la mesure où elle n’y rencontre, sauf exception, aucune autre femme en marche. L’unique endroit où pourra se transmettre la parole de femme à femme sera une cellule aux portes et fenêtres fermées et qui ne s’ouvrira que pour et sur la mort.
Les voix solidaires de la parole de vérité
D’autres plus compétents que moi, spécialistes ou critiques, auront à situer l’Égyptienne Nawal El Saadawi par rapport à la Libanaise Leila Baalbaki (dont le roman Je vis, des années 60 marqua le romantisme poétique féminin), à la Syrienne Ghada Semann dont les romans de psychologie amoureuse ont des lecteurs et lectrices fidèles dans tout le monde arabe. Il y a une dizaine d’années, les premiers essais de Nawal El Saadawi, par leur dénonciation rigoureuse de la misère et de l’oppression sexuelles, de leurs liens avec l’immobilisme social et le conformisme religieux, ont causé un choc véritable dans la conscience arabe. Ce choc survenait certes après cinquante ans environ d’une pensée de libéralisme réformiste qui, avec quelques théoriciens d’Égypte et de Tunisie, a prôné de nouveaux droits pour la femme arabe.
L’on pourrait également étudier, par rapport au public français et occidental, comment ce roman renouvelle une connaissance socio-littéraire de l’Égypte contemporaine, jusque-là étayée par trois grands classiques traduits en français. En 1941, Gide faisait connaître Le Livre des jours de Taha Hussein ; en 1974, Le Journal d’un substitut de campagne de Tawfik El Hakim paraissait dans la collection « Terre humaine » ; enfin l’un des romans de la Trilogie de Neguib Mahfouz, Passage des miracles, était édité chez Sindbad. Dans chacun d’eux, les portraits de femmes de la campagne et de la ville sont multiples, d’une vérité indéniable.
Mais l’originalité de Ferdaous, une voix en enfer, est sans doute dans un regard qui bouscule et perce la traditionnelle dichotomie sexuelle de l’espace, regard qui grossit les corps, pour résister coûte que coûte ainsi à l’étouffement. La nouveauté réside dans le timbre d’une voix qui ne gémit pas, qui ne plaide plus, qui accuse : « […] Je rêve souvent à la première origine – hélas perdue, ou peut-être à retrouver un jour – de notre littérature romanesque féminine de langue arabe ».
« L’émancipation de la femme, relativement poussée à l’époque ommeyyade avait enrichi le langage sexuel. Inversement, celui-ci avait facilité, en dépit des prescriptions religieuses, la communication entre hommes et femmes » nous rappelle Tahar Labid Djedidi, à propos de l’amour ‘udri arabe, ancêtre de l’amour courtois. Du IXe au XIe siècles, toute une littérature de fiction amoureuse s’était développée pour un public raffiné, tant masculin que féminin, à la cour de Bagdad. Ouvrages quelquefois anonymes dont il ne nous reste que les titres : Le Roman de la danseuse, Le Roman de la femme libre comme le vent, etc. Romans d’amours féminines, ainsi est défini et répertorié ce genre sur lequel nous ne pouvons que conjecturer. S’agissait-il d’un amour ‘udri officialisé entre deux femmes, d’histoires d’amour écrites par des femmes ou bien de créations collectives ? … Ne subsistent que douze titres relevés par un historiographe (Ibn al Nadim – 943-987) persan du Xe siècle, sur lesquels il est permis de s’interroger et aussi de rêver : Le Roman de Myrte et d’œillet, Le Roman de perle et de diamant, Le Roman de Selma et de Soad, etc. Chatoiements d’un murmure perdu, d’un bonheur qu’on a voulu – y compris de nos jours – tuer, parce qu’on en a étouffé d’abord les mots. »
Au regard de l’œuvre de Assia Djebar depuis les années 80, sur le chapitre particulier des femmes, cette préface pourrait s’entendre comme son propre projet littéraire où se déploiera roman après roman, « l’écriture, legs féminin » tendue aussi vers l’origine première pour retrouver la femme « loin du pouvoir séculier de Médine ». De la généalogie des passeuses, Assia Djebar cueille le double héritage de Fatima la fille du Prophète, dont elle assume la parole de contestation, et de Aïcha son épouse, la parole de la transmission.
Loin de Médine (1991) serait la mise en fiction de son essai Women of Islam paru à Londres en1961 et qui, selon certaines sources, aurait été écrit en français à Tunis en 1958. Un essai qui reste méconnu, à découvrir, pour mieux comprendre la mission de l’écrivaine.« Peut-être qu’un écrivain fait d’abord cela : ramener toujours ce qui est enterré, ce qui est enfermé, l’ombre si longtemps engloutie dans les mots de la langue […] Ramener l’obscur à la lumière », écrit-elle dans Ces voix qui m’assiègent en 1999.
Nawal El Saadawi, Ferdaous une voix en enfer, traduit de l’arabe par Assia Djebar et Essia Trabelsi, Préface d’Assia Djebar de l’Académie française, éditions Des femmes – Antoinette Fouque, janvier 2022, 176 p., 6 € 50