John Jefferson Selve : « Les artistes n’ont pas envie d’être sauvés ou de recevoir des bons points de probité sociale et morale » (Possession immédiate XI)

John Jefferson Selve

On l’a désormais compris : chaque nouvelle livraison de Possession immédiate est un événement. Ce splendide volume XI ne déroge pas à cette règle qui offre littérairement, esthétiquement et socialement un vif bouquet de la jeune création contemporaine. Rassemblé par John Jefferson Selve sous le titre « Ton Sauvage est ton Sauveur », ce numéro explore notre présent si troublé et effondré en s’inscrivant contre l’altérophobie et contre l’infatigable narcissisme qui saturent le débat public. D’Alexandra Dezzi à Simon Johannin en passant par Damien Jalet ou Louise Chennevière, Possession immédiate pose les jalons de nouveaux territoires esthétiques et politiques qu’il faut impérativement lire et découvrir.

Ma première question voudrait porter sur l’origine de ce passionnant nouveau numéro de Possession immédiate intitulé « Ton Sauvage est ton Sauveur ». Pourquoi avez-vous choisi de placer l’ensemble des textes réunis ici, d’Alexandra Dezzi à Simon Johannin en passant par Alban Lefranc ou Louise Chennevière, sous le patronage de ce vers de Roger Gilbert-Lecomte tiré de son recueil La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent : « Ne craint point, ô civilisé aux orteils recroquevillés, ton Sauvage est ton Sauveur, et ton sauvage n’est pas loin, il dort encore au fond de ta conscience » ? En quoi s’agit-il pour vous de donner à l’évidence à votre numéro une orientation politique puisque, résolument, une telle formule s’inscrit, d’une part, contre l’altérophobie, contre les politiciens xénophobes qui saturent la présidentielle et le débat public et d’autre part, contre la narcissophilie, ce « narcissisme cannibale » qui concentre tout  ?

Ce recueil de Roger Gilbert-Lecomte, La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent, est inouï de clairvoyance et de puissance poétique. RGL est dans la lignée de Lautréamont, de Rimbaud, il possède cette fulgurance que ne peut avoir que la jeunesse ou la vieillesse quand elle retrouve, l’enfance. Et puis nous somme dans ses visions, il n’y a pas concession. Sa pensée est une lame. J’avais besoin de ça, de cette lecture, et puis comme pour le numéro précédent, Seule la joie retourne, ce bout de phrase : Ton Sauvage est ton Sauveur m’est tombé dessus.

À une époque où le monde (occidental) est mis au pas, polarisé, assigné, le principe actif de cette phrase s’est révélé. Alors la peur de l’autre, oui nous y sommes, une peur au bord de la haine même, c’est notre atavisme, notre esprit français année 30, mais il prend une ampleur inédite teinté d’ultralibéralisme. Pensons tout de même que nous avons deux listes d’extrêmes droites, une politique sanitaire mondiale à la ramasse, et puis un étrange débordement puritain progressiste qui débarque par une gauche identitaire post data, où hashtag et censure font bon ménage dans le chacun sa cause.

© Possession immédiate

Alors certes, il faut ordonner les problématiques et les ennemis, mais dans l’ensemble, je ne me reconnais nulle part, et nous sommes nombreux. Le narcissisme cannibale va du personnel politique jusqu’à l’indignation et la volonté de faire taire qui aujourd’hui n’est pas comme moi ou ne me représente pas. L’enfermement de tous est déplorable, nous ne serons bientôt plus que des outres à data. Alors, l’énergie, la colère d’un Gilbert-Lecomte me met en jeu pour dire que rien n’est acceptable. Ni les immondices verbales contre les étrangers, ni l’autocensure culturelle-intellectuelle, suffisamment lâche d’ailleurs, pour se croire vertueuse, et sévir à l’aise dans les médias. D’ailleurs, on verra bientôt si nous possédons la gauche (ou plutôt un certain esprit de ce que nous appelions il y a un temps les forces de gauche) la plus délabrée du monde. Je ne sacralise pas Taubira, loin de là, mais, une femme noire, littéraire, intellectuelle, ne serait-ce qu’en course pour la présidentielle, franchement ! Ce serait un répit et un souffle pour la France. Elle nous obligerait. 

Dans votre édito, vous allez encore plus loin que l’exposé d’un point de vue politique puisque, comme à votre habitude, au tableau du temps que nous vivons, vous dressez conjointement un état des lieux et une prise de conscience poétiques : Roger Gilbert-Lecomte retient en effet votre attention car, avec Daumal et Vaillant, il fonde les prémisses du mouvement du Grand Jeu. Ce mouvement, vous le dites, se donne pour vous comme celui d’une liberté libre, celle qui, dans l’existence, risque des manières de vivre et celle qui, depuis l’écriture, ose les états limites de toute œuvre. Or selon vous notre époque vit dans ce trou poétique : elle ne propose rien de tel. Est-ce que ce numéro est un appel poétique et plastique à lutter contre ces temps qui, ajoutez-vous, « nous recroquevillent » ?  En quoi les textes et artistes que vous réunissez vous semblent participer de « Tout ce qui fait résister l’esprit » ?

L’hégémonie culturelle pour reprendre Gramsci s’est transformée en hégémonie de la technique. Une fois encore rien de nouveau depuis les constats de Theodor W. Adorno ou de Günther Anders jusqu’au regretté Bernard Stiegler, mais le tour de vis cognitif que nous vivons est sévère. Les angoisses œuvrent et sont manœuvrées comme jamais. Les dégâts sont là. Le constat n’est pas le fait unique d’intellectuels, il suffit de voir le rapport d’Instagram de septembre dernier sur les troubles mentaux que leur application engendre sur la jeunesse. Schizo-capitalisme disait Deleuze. Et ne parlons pas de la volonté commerciale et délétère du Metaverse fantasmé par le robot Zuckerberg qui serait par-delà les questions éthiques et métaphysiques, un désastre écologique dans ce que son fonctionnement devrait coûter à la Terre en termes d’exploitation énergétique. Les politiques devraient nous parler de ça au lieu de pérorer sur leur propre communication, mais les hommes politiques sont dissociés, dans un déni complet de la société, même les abstentions records aux différentes élections ne les interpellent plus. Bref, vous comprenez, ça ne va plus. Alors, oui, je dirais que la poésie ou l’enjeu poétique, porté tel qu’il le fut par Le Grand Jeu, Dada, Les surréalistes (avant leur compromission PC d’ailleurs), est une façon de ressentir mais aussi un outil extrêmement précieux de pensée au moment même où l’on tente de réduire le langage de toute part. Georges Bataille est celui qui poussera l’opération le plus loin, irriguant tous les champs d’études. Et cette prise de position se passe au niveau le plus concret, elle demande de la résistance, d’être réfractaire. C’est ce qu’exprime le couteau en couverture de ce dernier numéro. Par-delà le fait, enfin c’est mon vœu, que l’on ne s’en laissera plus conter. Je suis fatigué, et je ne m’épargne pas, de notre propre quiétisme, de notre résignation face aux pouvoirs, de notre anesthésie face à la réduction du langage. Longtemps, j’ai cru à l’inanité de la langue et de l’écriture par rapport au réel monde, tout en étant absolument requis par cette drôle de chose que l’on nomme Littérature, mais aujourd’hui ce n’est plus cas. Il y a un maintenant une sorte de matériologie dans mon approche, une sorte de bas sacré. C’est nouveau. Mais pour répondre par la bande quant aux textes et aux choix des artistes, j’écoutais hier un podcast de Richard Gaité sur Alain Damasio, l’émission s’appelle Bookmakers. Bon, Damasio fait beaucoup de bien, ses analyses politico-technique sont claires. Il parlait de sa propre « logique de sensation » qui passait avant tout par l’ouïe et de son manque d’intérêt, peut-être même de sa méfiance, pour l’image et la beauté. Ça m’a pas mal interrogé. Et j’ai pensé que c’était peut-être là une faille, on vilipende depuis une quarantaine d’année et que l’on nomme esthétique, c’est une sorte de gros mot. Mais de quelle manière exactement ? Tout ça est une histoire d’œil avant tout. Enfin je m’égare un peu mais résister c’est avoir une esthétique plus qu’une idéologie, et il en découle un style, une position d’attaque, une chorégraphie de la pensée où les sens peuvent se tenir prêts au combat. Et je ne suis pas sûr qu’il faille camper une ZAD pour ça.  L’affaire n’est pas la structure.

Kamilya Kuspanova © Possession immédiate

Parmi les textes les plus importants du numéro figure un très bel entretien de Théo Casciani avec le chorégraphe Damien Jalet où se discute la mise en œuvre concrète de la sauvagerie : en quoi selon vous cet échange dévoile la sauvagerie comme puissance plastique ? Le sauvage est une notion qui peut ouvrir au collectif comme le suggère Damien Jalet selon vous ? 

Je ne crois pas vraiment au collectif, et j’imagine Possession immédiate comme une sorte d’hétérotopie pour reprendre le mot de Foucault. Théo Casciani à qui je dois cette rencontre avec Damien Jalet, a dans son propre travail ce lien à la description comme « ekphrasis » pour reprendre la notion grecque. Il arrive à faire apparaître les choses autrement, avec un frottement dans l’air de l’actuel, ce que je veux dire par là,  c’est que tout processus de description est une résistance beaucoup plus essentielle que ce que nous pourrions croire parce qu’il possède une violence dans sa volonté d’appropriation bien plus intéressante que le fameux « bien/pas bien » que produit souvent le principe même du collectif. Quant à Damien Jalet, sa puissance, c’est l’Autre. À la recherche de son mythe, il affronte son propre « moi » en s’ouvrant, c’est là sa tempête et la beauté de son travail : « J’ai l’impression que chacune de mes créations se donne pour défi d’essayer de desceller une pièce de mon inconscient, dans une tentative vaine et infinie. ». Plus que dans le contenu la sauvagerie réside dans cette sismographie de la sensibilité que représente la forme si on décide de la prendre au sérieux. C’est une « manière d’être vivant » pour reprendre le titre d’un essai passionnant de Baptiste Morizot dans lequel il cite cette phrase de Nietzsche, qui est une sorte d’écho au thème du numéro : « Notre corps est plus fort que notre esprit. »

Si le numéro s’ouvre sur le souvenir du Grand Jeu, ce qui ne manque cependant pas de frapper à la lecture de cette nouvelle livraison, c’est précisément la ligne éditoriale fédératrice très cohérente qui dessine comme un nouvel horizon générationnel : je pense ici notamment aux très beaux textes de Simon Johannin, Alexandra Dezzi et Matthieu Peck. Ils signent ici trois textes importants qu’un vers en prose de Simon Johannin vient éclairer comme si, sans le savoir, il donnait le mot d’ordre très rimbaldien : « Je ne veux pas réfléchir lorsque je sens, je veux être ce que je sens et l’habiter, me mutant en lui-même ». Parleriez-vous autour de Possession immédiate d’un effet générationnel ?

La phrase de Simon Johannin est parfaite, et elle dit autrement ce qui habite ce numéro. Bien sûr, je suis attentif à ce que les jeunes auteurs peuvent apporter. Mais je ne crois pas qu’il y ait un effet générationnel stricto sensu. Par contre, oui, le thème du numéro, plus que les précédents, a créé une émulation, un désir différent dans l’envie d’écrire et ce désir donne une cohérence nouvelle à ce numéro. En ça, je crois que c’est le plus réussi.  Le mot Sauvage a créé une excitation, un souffle-artiste, un hors soi, bien plus d’ailleurs, que le mot Sauveur de la phrase de Gilbert-Lecomte. Et c’est très probablement ce qui réunit des auteurs tels qu’Alexandra Dezzi et Matthieu Peck. Les artistes, enfin ceux que je considère, n’ont pas envie d’être sauvés ou de recevoir des bons points de probité sociale et morale. Ils font ce qu’ils ont à faire, leur for intérieur est à la fois suffisamment puissant et fracassé pour qu’il se fasse la malle loin de toute pensée médiatique et de tout étendard. C’est leur liberté et leur courage. Et cette liberté comme une sorte d’anarchie dépasse dans Possession immédiate, les âges.

Kendell Geers © Possession immédiate

Enfin, impossible de clore cet entretien sans évoquer le puissant travail plastique à l’œuvre dans cette livraison. Pensons notamment ici aux productions de Kamilya Kuspanova, de Philippe Grandrieux ou encore de Kendell Geers : en quoi selon vous illustrent-elles ou mettent-elles en œuvre une vision de la sauvagerie où l’homme se révèle du mot de Kendell Geers un « Alphabête » ?  

Chez les trois, je m’en rends compte en essayant de trouver un lien entre eux, existe une ligne de tension puissamment féminine, alors que veut-il dire ce féminin. ? Pour faire une drôle d’analogie, j’évoquerais Bacon, avec l’essence de sa peinture, ce tremblé serein dans ses aplats où se figure une forme « infra » entre l’abstraction et la figure. Cette forme c’est le sauvage mais c’est aussi le grondement et la force du féminin. C’est ce moment Baudelaire : “Anywhere Out of the World” comme une sorte d’expérience intérieure à saisir, explosante-fixe, où : « Enfin mon âme fait explosion » dit-il encore. Il y a de ça bien sûr dans Souveraines, cette incroyable série de sanguine que m’a proposé Philippe Grandrieux. Il y a de ça chez Kendell Geers qui allie toujours politique et sens fétiche du don dans la plus grande volonté, et bien sûr chez Kamilya Kuspanova, avec sa sensibilité un peu magique et pleine de force, à la recherche des correspondances souterraines du monde.

Possession immédiate XI : « Ton Sauvage est ton Sauveur », hiver 2021, 148 pages – Disponible ici : www.possession-immediate.com