Valentin Retz : « La littérature me paraît la mieux placée pour aborder la question du miracle » (Une sorcellerie)

Valentin Retz © Francesca Mantovani / Gallimard

À quelle sorcellerie de grande échelle l’époque a-t-elle succombé ? Le nouveau roman de Valentin Retz, publié à l’Infini chez Gallimard, précise une pensée d’une grande lucidité sur l’ampleur du mal à l’œuvre dans un monde livré à l’empire de la Technique. Grand entretien avec un auteur qui livre une expérience déstabilisante au cœur de la modernité.

Pour débuter et signifier tout de suite que la lecture de votre livre est une expérience physique tout à fait déroutante, je voudrais questionner son titre. Votre quatrième roman, Une sorcellerie, indique un évènement extrêmement précis, comme pointé du doigt. Comment se sont imposés ces deux mots et comment considérer la sorcellerie à l’œuvre dans ces pages ?

À rebours de l’esprit du temps qui présente la sorcellerie comme une activité sympathique et sans conséquence, j’ai toujours éprouvé une certaine inquiétude vis-à-vis d’elle. Mais aussi, avouons-le, une certaine attirance.

On peut définir la sorcellerie comme la volonté d’obtenir des effets particuliers sur le monde ; et ceci à travers des rituels très précis, parfois en invoquant carrément des esprits invisibles. Or, à l’image des philtres, potions, baguettes et autres formules magiques, j’ai l’impression que les nouvelles technologies, associées aux données personnelles que certains manipulent, sont autant de moyens d’influencer nos comportements, voire de les conditionner. Au cœur de la sorcellerie, il y a donc l’idée d’emprise, laquelle semble aujourd’hui s’exercer sur chacun de nous ; et pas seulement sur les plus pauvres ou les plus démunis. On touche ici à la trame de mon roman, qui file ensemble l’ancienne et la nouvelle sorcellerie.

En imaginant un personnage qui épouserait consciemment la volonté de domination à l’œuvre dans nos sociétés, j’ai voulu présenter notre monde sous un jour inédit ; certains diront halluciné. À la fois magnat du numérique et terrible mage noir, ce personnage d’initié aura ainsi rendu possible un dévoilement. D’où le sentiment très physique provoqué par le texte, comme vous le souligniez en préambule. Car l’expérience de lecture ne peut qu’être marquée par ce changement de perspective.

La sorcellerie à l’œuvre dans le roman, c’est donc celle de notre civilisation hypermoderne, mais également celle de ce scientifique nommé Daxull. Une sorcellerie qui suggère, par ailleurs, que l’histoire dans laquelle nous entrons prend les allures du conte. Comme si quelqu’un nous disait simplement : « Il était une fois… »

Le personnage terrifiant de Daxull, dans l’esprit duquel le narrateur se trouve propulsé – autant mage noir que cybernéticien de haut niveau -, poursuit votre exploration du thème de la dualité. Double était d’ailleurs le titre d’un autre roman paru en 2010. On entend souvent les écrivains ou les acteurs évoquer leur relation avec leur personnage et leur manière propre de l’incarner. Avec Daxull, c’est comme si cette incarnation était poussée jusqu’à l’horreur. Avez-vous laissé cette entité avec la fin de l’écriture du livre ?

J’admets bien volontiers que je creuse une obsession. N’ayant jamais été certain d’être moi-même, j’ai toujours été attiré par la thématique du dédoublement et des identités multiples, pour ne pas dire par celle de la schizophrénie. Il est vrai qu’avec la figure classique du double, ou jumeau maléfique, il y a toujours un danger ; et certains écrivains aux destins dramatiques s’y sont peut-être laissé prendre. Après tout, dans César-Antéchrist, Alfred Jarry emploie cette formule explicite : « Quand on voit son Double, on meurt. » Mais c’est aussi la voie royale pour explorer sa part obscure. C’est d’ailleurs tout l’enjeu du roman. Acquérir, à travers une descente de l’esprit dans les enfers contemporains, la connaissance des forces souterraines qui verrouillent la planète. Et cela pour mener la bataille contre la pulsion de mort qui m’asphyxie, me rendant à la fois otage et complice de tout un fonctionnement catastrophique.

La question littéraire qui m’intéresse porte donc sur le dédoublement. Mais comment la mise en scène d’un monstre, un Frankenstein, un Dr Jekyll, va-t-elle permettre d’exhiber la méchanceté avec laquelle nous pactisons trop facilement ? On touche ici au pouvoir d’évocation de la littérature, qui donne à vivre ce dont elle parle. Je ne sais pas pour vous, mais je suis souvent tenté de regarder ailleurs. Le narrateur, quant à lui, va devoir affronter le mal de l’intérieur, si je puis dire. À l’issue d’un après-midi étrangement lumineux, il fait en effet l’expérience d’une sortie hors de son corps ; ce qu’on appelle, dans les milieux ésotériques, « un voyage astral ». Contre toute vraisemblance, le voilà projeté dans la tête d’un autre homme. Or ce dernier, on l’a dit, est totalement hors-norme. À la fois milliardaire de la Tech et sorcier mégalomane, Daxull incarne l’outrance et le grotesque de l’époque. Autour de lui, on trouve pléthore de figures maléfiques : des djihadistes, un écrivain sulfureux, des apôtres du transhumanisme, etc.

Une fois réintégrée son enveloppe corporelle, le narrateur essaie d’appréhender son expérience. Il se rend en Suisse, dans un institut spécialisé. Il lit des livres, fait des rencontres. Et peu à peu, il prend conscience d’être engagé dans une lutte spirituelle, qui le mènera jusqu’à Jérusalem. Naturellement, sur sa route, l’esprit du mal continue de se dresser. À plusieurs reprises, il se retrouve ainsi dans l’univers de Daxull, accédant, par son intermédiaire, à ce qu’on pourrait appeler « l’envers du décor ». Ce qu’on fantasme, ce qu’on projette comme terribles complots, il en voit la matrice. Et c’est, pour le lecteur, une manière d’interroger les signes qui traversent la société. Car enfin aujourd’hui on a tous l’impression que la situation se détériore.

Pourtant, le narrateur veut croire à une échappatoire, qui serait une façon de renverser l’angoisse. Par maints détours, c’est donc un accès à la paix que le roman propose. Un chemin de liberté, en quelque sorte.

Une sorcellerie est un roman qui respecte une forme classique : un narrateur vivant à Paris voyage et fait des expériences où alternent le surnaturel et le poétique. Il poursuit une quête. Mais les évènements restitués dans cette fiction tiennent du contemporain ou du moins d’une très proche dystopie et s’enroulent facilement dans la réalité. Les forces en présence sont celles de notre monde où la Technique règne sans partage. C’est une question paradoxale à poser à un romancier, mais peut-on avancer que vous écrivez depuis la réalité la plus concrète ?

Une façon de mettre le roman à distance serait de le classer dans le genre fantastique. Il est vrai qu’on y retrouve l’influence d’auteurs emblématiques de ce courant, tels que Huysmans, Meyrink ou Potocki. Et de plus, le narrateur oscille continûment entre une explication rationnelle et irrationnelle ; ce qui est le propre d’un récit fantastique, avec l’atmosphère de hantise qui résulte de cette hésitation.

Toutefois, comme vous le mentionnez, le héros poursuit une quête où les expériences poétiques lui tiennent lieu de révélateur. C’est l’autre pôle du récit : une initiation à la poésie du monde, à son mystère vibratoire. « Dans l’entourage du poète, la poésie jaillit partout », écrivait Novalis, dans Henri d’Ofterdingen. Et c’est bien cette évidence qui vient réjouir le narrateur, au fur et à mesure qu’il réalise que la parole n’est pas un simple outil de communication, mais le milieu dans lequel nous apparaissent les phénomènes.

Dans les deux cas, à travers l’atmosphère fantastique et poétique, il s’agit de faire bouger les lignes, d’ébranler normes et conventions, afin d’entrer dans le secret de l’existence ; celui-là même dont la Technique en général, et la cybernétique en particulier, nous coupe violemment. Alors qu’outils et procédures deviennent toujours plus efficaces, mettant à portée de main le rêve d’un contrôle de l’espèce, il devient chaque jour plus difficile d’entrevoir le trésor dont chacun est frustré. Viendra peut-être un temps où cela sera même hors de propos. Comme dans Le meilleur des mondes de Huxley, chercher à se connaître apparaîtra aussi absurde qu’incongru.

Il appartient à l’écrivain d’extrapoler des horizons limites, me semble-t-il. Une dystopie, par exemple, peut révéler la malveillance qui se profile sous nos bonnes intentions. Naturellement, personne n’a envie de croire qu’un futur cauchemardesque est sur le point de se mettre en place — et moi le premier ! Cependant, force m’est de constater que nous avons de moins en moins de temps à consacrer à l’introspection, à la lecture, à la prière, à la méditation. Au lieu de cela, il nous faut suivre le rythme des innovations pour continuer à échanger ; et peu importe si celles-ci sapent notre capacité à voir un autre monde. Bernanos l’écrivait déjà, dans La France contre les robots : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on admet pas d’abord qu’elle est une conspiration contre toute espèce de vie intérieure. »

Certes, le mauvais tour que pourraient prendre les nouvelles technologies semble bien fantastique, au regard de l’optimisme du progrès qui nous aura servi d’horizon depuis deux siècles. Toutefois, on n’imagine pas Orwell, ou Zamiatine, ou même un réalisateur comme Ridley Scott se tenir en retrait pour respecter la vraisemblance. Qu’un milliardaire comme Daxull perçoive clairement, dans le règne de la technoscience, une sorte de magie pratique émanant des enfers ne doit donc pas nous étonner outre mesure. Bien entendu, je laisse ce personnage à ses croyances. Toutefois, en tant qu’auteur, il me semble important de souligner l’étrange concordance entre son savoir ésotérique et la situation concrète de notre monde. Et puis, c’est vrai, il y a un plaisir littéraire à manier un tel matériau catastrophe.

Pour poursuivre, je voudrais noter ce rapprochement judicieux que le narrateur découvre dans le sillage du mage noir : Gog et Magog, les forces du mal dans la Bible, tiennent littéralement — lettre par lettre — dans le projet et l’instance Google. La proposition cybernétique actuelle et le Mal dans sa forme écrite la plus ancienne sont-ils le Même ?

Nous entrons là dans la pensée proprement dite de Daxull. En tant que magicien du mauvais côté, celui-ci discerne dans l’histoire une puissance ténébreuse qui cherche à engloutir le monde. Il faut dire que le milliardaire est un érudit, qui maîtrise indifféremment les références kabbalistiques, bibliques, littéraires et scientifiques. À la manière d’un sorcier comme Joseph Curwen, dans L’Affaire Charles Dexter Ward de Lovecraft, il opère derrière des masques et se trouve au service de puissances démoniaques qu’il essaie de dominer aussi bien qu’elles le dominent.

Ainsi l’érudition de Daxull l’a-t-elle conduit à être particulièrement attentif à l’expression Gog et Magog. D’origine biblique, celle-ci symbolise le travail du Mauvais au long des siècles ; c’est-à-dire sa lente maturation, depuis les premières manifestations d’idolâtrie, jusqu’aux ultimes conflagrations supposées précéder la fin des temps. Dans les écrits juifs, une telle progression se manifeste nécessairement par un jeu de lettres, où les sonorités ont également leur part. Ainsi le Talmud mentionne-t-il un certain Og, roi de Bashân, qui aurait échappé au déluge en s’accrochant à l’arche de Noé. Seul rescapé parmi les géants qui dévastaient la terre aux premiers jours, celui-ci aurait ensuite été vaincu par Moïse. Puis apparaît la figure du roi Gog, seigneur de Magog, qui, dans le Livre du prophète Ézéchiel, envahit Israël et défie Dieu aux derniers jours.

On le devine, pour un initié, il est donc très tentant de tracer une ligne allant de Og jusqu’à Gog, et même Magog ; manière d’exprimer la maximisation des forces du mal dans l’histoire. De là à voir ces lettres inscrites dans le nom Google, il n’y a qu’un pas que le profane s’amusera peut-être à franchir. Quoi qu’il en soit, il n’en fallait pas plus pour qu’un milliardaire comme Daxull investisse dans la startup Google, juste avant le cap de l’an deux mille. Mais, cela va de soi, on reste ici dans le domaine de la fiction.

Dans sa chronique de votre livre pour Charlie Hebdo, Yannick Haenel écrit : « L’idée même de « complotisme », dont on nous rebat les oreilles, semble une nigauderie par rapport au dévoilement qu’opère le livre de Valentin Retz. Ce qui arrive planétairement est bien pire qu’un « complot » : c’est la victoire de la malfaisance elle-même, qui verrouille chacun de nous à l’intérieur de procédures qui étouffent les esprits. » Tout est de plus en plus clair dans ce qui s’impose aux corps et aux âmes : un verrouillage total de l’être et de sa parole. Dans le livre, vous utilisez ainsi l’expression La mort qui vient vers nous. Comment imaginer qu’un mouvement inverse puisse advenir à grande échelle ? Est-ce seulement possible ? Je veux dire : le diagnostic sombre est d’une telle évidence que le déroulé de la pensée ne doit-il pas envisager lucidement la fin de l’humanité ?

Il y a cinquante ans, dans Les mots et les choses, Foucault annonçait la mort de l’homme, qu’il identifiait à une figure du savoir assez récente. Aujourd’hui, cette construction de la pensée, fondement de la culture humaniste et de la morale, semble effectivement avoir vécu ; et l’époque se dispose à lui substituer une ombre moins amène, celle du cyborg.

D’autre part, nés mortels, il est inévitable que nous voyions disparaître tôt ou tard la scène sur laquelle nous n’aurons fait que passer. Ainsi la mort qui vient vers nous n’est-elle pas forcément une pensée négative, mais une manière de se recentrer sur ce qu’il y a d’unique, d’irremplaçable et de personnel, là, maintenant, dans notre vie. C’est aussi une manière de se poser quelques questions existentielles ; et, pourquoi pas, osons le mot, quelques questions métaphysiques. Sinon, des entreprises comme Facebook, devenu Méta le mois dernier, nous confineront dans le métavers qu’elles se proposent de construire ; et ceci avec d’autant plus d’efficacité que cet au-delà du monde satisfera, quoique sur un mode inversé, notre besoin de transcendance.

Je voudrais enfin aborder la question de votre catholicisme. Votre récit est porté par une lecture de la Bible et par une connaissance approfondie de l’ésotérisme, de la kabbale, du démonisme… Le narrateur fait la connaissance d’un ancien prêtre exorciste, il vit une expérience à Notre-Dame, il va même se faire soigner une dent de sagesse… en Israël. Vous avez étudié la théologie à l’Institut catholique de Paris dont vous êtes diplômé, mais vous n’opérez pourtant pas de démonstration prosélytique dans ce roman. La littérature est-elle la seule forme que puisse prendre un miracle aujourd’hui ?

Si l’expérience est réellement sa propre autorité, comme dirait Georges Bataille, alors la littérature me paraît la mieux placée pour aborder la question du miracle. Du reste, j’en suis convaincu, nous sommes plongés dans une réalité de bout en bout miraculeuse, où ce qui est le plus banal est aussi le moins ordinaire. Mais comment reconnaître le miracle à l’œuvre dans nos vies ? C’est l’interrogation principale de la littérature, à mon sens : son étrange aventure. Et par là je veux dire que les écrivains ne font sans doute pas autre chose que chercher ce qui sauve à l’intérieur de la parole.

Valentin Retz, Une sorcellerie, Gallimard collection L’infini, octobre 2021, 240 p., 19 € — Lire le début du roman.
Lire ici la critique d’Arnaud Jamin