Un livre physiquement déstabilisant, stylistiquement époustouflant et spirituellement exaltant. N’y allons pas par quatre chemins au moment de parler du nouveau roman de Valentin Retz qui paraît comme ses trois précédents (Grand Art, Double et Noir Parfait) dans la collection l’Infini de Gallimard tant il est rare de lire une œuvre littéraire d’une telle ampleur.
Un narrateur accompagne son neveu à la piscine passe un après-midi dans le calme le plus total. Osmose dans le cœur du monde, vous avez déjà vécu cela, c’est très réel, palpable, quand il suffit de regarder ce qui nous entoure pour en être entièrement illuminé : “… en marchant dans le petit bassin de la piscine, je me suis vu au beau milieu des rayons clairs d’un soleil clair, que la moindre goutte d’eau, le moindre jet, la moindre ondulation réverbéraient en un milliard d’étincelles chatoyantes.” Plus tard dans la soirée, il fait l’amour avec sa femme. Mais dans la foulée, le voilà qui bascule à l’intérieur de l’envers du monde. “…dans le miroir style Renaissance situé à l’autre bout de la pièce, juste au-dessus de la cheminée, entre la bibliothèque et la série de trois fenêtres ouvrant sur les toits de la ville, j’ai vu un homme si étonnant qu’il m’a fallu quelques secondes pour comprendre que c’était moi.” Il est désormais en dehors de son corps, précipité dans la tête d’un mage noir nommé Daxull. C’est le premier voyage dans l’esprit du Mal total. Deux autres incursions dans cette même entité jalonneront un récit qui tient de la confession ultime au sein même d’une incroyable catabase. “Certains gouffres ne sont pas faits pour être mesurés ; ni certains yeux, pour scruter l’innommable. En tout cas, moi, j’aurais voulu ne jamais voir le visage des démons qui nous haïssent et nous abusent, depuis que l’homme est appelé à se trouver ou à se perdre. Mais, pour ceci, comme pour bien d’autres choses survenues dans le sillage des visions que je relate ici, j’ai dû braver des terreurs inédites, me résignant à un savoir dont je garde les séquelles ; quoique les luttes que j’ai livrées pour conserver mon équilibre m’auront sans doute renouvelé d’une manière salutaire. Pour autant, je ne révélerai pas tous les secrets que j’ai appris ; car bon nombre sont vraiment déraisonnables. Et quant à ceux que je suis sur le point de divulguer, ils suffiront amplement à satisfaire n’importe quelles curiosités, même les plus glauques et les plus dévoyées.”
Le lecteur est embarqué dans les visions cauchemardesques de ce mégalo milliardaire versé dans les nouvelles technologies. Ici, une torture dans une soirée où ses invités sont priés de se soumettre à un jeu terrifiant durant lequel ils subissent la menace de coupeurs de têtes djihadistes. Là, un plan bien avancé, bien financé et bien ficelé de transhumanisme débridé. Plus loin, une ahurissante cérémonie noire portée par des hologrammes dans une singulière bibliothèque inversée. Daxull est aussi terrifiant que surpuissant, il opère depuis un anti-monde effervescent tragiquement contemporain. “J’ai embrassé le projet que les démons avaient mené avec patience au cœur même de l’histoire, dans le seul but de couper l’homme de toute espèce de transcendance : de le boucler dans le cosmos, de le murer dans la cité. Mais pas seulement. Puisqu’aujourd’hui, selon Daxull, il s’agissait de verrouiller l’individu dans le cyberespace des réseaux numériques ; afin que le corps et la conscience s’y adaptent, qu’ils s’y transforment, qu’ils s’y mutilent, qu’ils s’y diluent, jusqu’à ce qu’enfin leur lamentable humanité y disparaisse complètement. » Et il est aidé ! Retz nous fait ainsi connaître Ogia, disciple de Daxull et modérateur chez… Facebook, le job de l’enfer par excellence.
On lit et on perd pied parce que la fiction entretient ici des rapports d’appartenance avec la réalité : c’est l’agencement furieux du monde qui est là en gros plan. Le roman agit ainsi comme un développement spiralé de l’essai Tout est accompli (Grasset 2019) écrit à trois en compagnie de Yannick Haenel et François Meyronnis avec lesquels Valentin Retz anime la revue Ligne de risque. C’est le même plan de pensée, sa version romanesque. Ne sommes-nous pas aujourd’hui même effectivement, réellement, concrètement dans l’oubli du corps et de ce que nous sommes en tant qu’êtres de parole ? Le ravage n’est-il pas en train de croître sous nos yeux sous des formes diverses de plus en plus diaboliques ? Ces dernières semaines, le Spectacle n’essaye-t-il pas de vendre à un public mondial déjà convaincu la promesse du métavers ?
Retz voit cela. Spécialiste du secret, suiveur des signes — talent déjà à l’œuvre dans ses précédents livres —, il déchiffre ce qui semble si évident et si inquestionnable. Ainsi du soudain stupéfiant mot Google lu de droite à gauche dans la ligne hébraïque : E L G O O G. Magog est le mot employé dans la bible pour signifier par métaphore les forces du mal et leur règne. Le dieu mauvais GOG se tient ainsi présent partout à chaque instant sur la planète. Mais qui dit Une sorcellerie implique nécessairement un désenvoûtement spécial et Retz déploie ici une grande passe littéraire. Principe archétypal de la littérature : se désincarcérer de quelque chose comme le mal, accéder à une bascule dans la bascule, vers l’anabase. Le narrateur y parviendra-t-il ? Va-t-il échapper, entre Genève, la Bretagne et Israël aux dents du grand mauvais Daxull ? Ce passage qui annonce la dernière partie du roman le dit peut-être. Remonté dans son propre nom, son propre être, il se trouve avec sa femme à trente kilomètres de l’oasis d’Ein Gedi en Israël. Le ciel fait couler des trombes d’eau qui se répandent en flots près de leur voiture. “(…) j’ai enfoncé mes mains dans l’eau jaunâtre, en un lieu où celle-ci s’écoulait doucement. Je les ai même mouillées jusqu’au poignet, saisissant la terre molle avec énergie. Or, dès que ma peau est entrée en contact avec ces éléments, il m’a semblé que mon être s’élargissait d’une manière inouïe ou, pour mieux dire, que la mélodie de l’eau me mettait en présence de son écoulement. Car des images, des intuitions, des bruits se sont mis à fluer dans mon esprit : j’ai vu la mer Morte en direction de laquelle l’eau ruisselait, et j’ai vu les pics que celle-ci dévalait ; j’ai vu les pluies lourdes qui reliaient terre et ciel, et j’ai vu les nuages qui concentraient leurs gouttes. Et tout cela ne constituait qu’un seul parcours, qu’un seul événement, qu’une seule réalité. Oui, de la même manière qu’une goutte d’eau entretient un contact physique avec tout l’océan, mes deux mains remontaient jusque dans les nuées ; des nuées qui, au même moment, enveloppaient la cité de Jérusalem, y déversant l’orage, le tonnerre et l’éclair.” Le ravage ne le sait pas mais il se pourrait bien qu’il soit encerclé par l’indemne.
Valentin Retz, Une sorcellerie, Gallimard collection L’infini, octobre 2021, 240 pages, 19 € — Lire le début du roman.
L’auteur nous avait accordé un entretien en mai 2020.