La promesse d’amour d’Hervé Guibert, pour se dire vraiment, a toujours été assujettie à la pure transparence tout en passant par une certaine obliquité. Ainsi était Hervé Guibert, un ange noir, à la fois victime et bourreau des cœurs. Aimer est-ce « tout » dire ou bien se garder de dire « tout » ? Peut-on mentir et trahir par fidélité à l’amour ? Ou aimer dans l’infidélité mensongère et traîtresse ? Un magnifique, noir, lumineux, bouleversant documentaire de David Teboul, en ce moment visible sur Arte, maintenant en replay, répond à ces questions, les éclaire en tout cas. Je n’ai jamais voulu écrire sur Guibert, même si on me l’a déjà demandé, proposé, je n’y suis jamais arrivé. Et je ne vais toujours pas y arriver, ce texte, ce papier, ne sera fait que de notes, de bribes arrachées, questions ouvertes.
Guibert est quelqu’un que j’aime que je n’aime pas, que j’admire, que je n’admire plus, qui me révulse tendrement, que j’aime de tout mon cœur. Guibert, le lire, le relire, pour cette beauté marmoréenne des phrases, cette somptuosité de certains mots qui tombent si bien comment tombent les robes de haute-couture, dormir avec lui aussi, contre lui pour connaître sa peau et son odeur. Ou bien non, le gifler, le massacrer, lui cracher à la bouche. La pudeur et l’impudeur, mec.
Mes sentiments vis-à-vis de Guibert ne sont qu’oxymore, contradictions, paradoxes, je ne sais pas bien ce que je pense tandis que je le pense. Puis il y a ces hasards de la vie : Gallimard, Patrice Chéreau, Isabelle Adjani, c’est à croire parfois que la trame de la vie de Guibert croise la trame de ma propre vie. Ainsi j’ai longtemps attendu la mort, et le VIH, et j’ai souvent flirté avec eux, les recherchant parfois, pour le pire et le meilleur, mais ils ne sont toujours pas venus, not yet.
C’est que j’ai toujours lu Guibert comme s’il m’annonçait quelque chose : la mort propagande. Et j’ai longtemps vécu avec ce goût amer au fond de la gorge, cette encre, cette vie écrite plus belle et plus grande que la vie elle-même. Trahir, piétiner les plus belles amitiés pour faire une belle page grave. Magnifique. Berk.

Guibert, c’est aussi cette photo offerte par Chéreau qui se trouve à côté de mon bureau. Hervé est dans un bus, à Rome, il porte des lunettes noires, il fait le bogosse, il me regarde écrire. Parfois il se moque, parfois il semble attendri par tout cet effort vain.
Le 1er décembre, jour de la Saint Sida comme disent certains de mes amis séropositifs, j’ai été voir avec mon ami Emmanuel Lagarrigue un spectacle à la Bourse du Commerce, il s’agissait d’un truc en hommage à Derek Jarman et à son film Blue, avec notamment Yves-Noël Genod comme narrateur. C’était bien mais quelle sensation de coup vieux ! Le spectacle aura été un truc super avant-gardiste dans les années 90, mais là je mesurais comme l’époque avait changé, et je crois même qu’elle a changé dans des proportions encore non définies, non écrites. Idem Guibert, ce jeune temps mort de Guibert, si plein de désir mortifère, comme je l’ai connu, mais comme il n’est plus. Quel est le style de 2021-2022, quelle est sa forme ? Je brûle de le savoir.
Chéreau un jour qui m’avait dit : vous ne vous seriez pas entendus avec Hervé, vous êtes trop de la même fibre, vous vous seriez détestés, vous auriez été rivaux. Vous vous seriez engueulés sur Duras. Ou pas. Vous vous seriez peut-être adorés si vous aviez trouvé un terrain d’entente, un endroit pour faire la paix. En tout cas lui comme toi aimiez et aimez écrire des lettres et des cartes postales, alors, qui sait ?
En tout cas Guibert vivait son homosexualité comme une aristocratie, et la mort son couronnement, je vis la mienne comme une petite croix, sans honte ni fierté particulière.

Maintenant et enfin : Marine / Isabelle, Isabelle / Marine.
La trahison, la rumeur, toute une époque.
Le film évoque la trahison de Marine en 84, et sous-entend que c’est la trahison d’Isabelle.
Marine est dans les livres, suffit de la lire.
Mais Isabelle est dans la vie, elle n’aura donc pas cédé à la fascination de la mort, à ce plongeon morbide. C’est en cela qu’elle a trahi, en cela seulement. Traître, celle qui n’aura pas voulu mourir si tôt ?
Isabelle avait déjà compris que pareil sacrifice doloriste allait bientôt faire partie d’un temps passé et révolu.
Question de point de vue.
La mort pour Isabelle c’est le passé.
Pour Guibert, c’était l’avenir.
Moi j’hésite encore, mais je penche désormais pour le passé.
Isabelle n’a pas cédé à la beauté mortifère du crépuscule et de la désintégration, elle a continué vers la vie, dans la vie.
Psychanalytiquement, je crois que Guibert aurait aimé emporter avec lui, avec effroi certes, mais ravissement, Isabelle-Marine de l’autre côté de la vie afin d’écrire des pages sublimes sur les noces de la beauté d’avec la mort. Mais Isabelle lui a échappé, d’où la trahison ressentie.
D’où les petites remarques méprisantes et assassines sur le frère d’Isabelle, ou sur son amour américain… comme s’il fallait absolument cracher sur l’hétérosexualité d’Isabelle…
J’aime écrire, et je ne fais que ça faute de mieux, mais je ne crois plus que l’écriture est supérieure à la vie, même Rimbaud. Telle Pléiade, ce n’est pas plus de vie que ces deux chattes, Rose et Lizzy, en ce moment enlacées et silencieuses sur mon lit au moment où je termine cette phrase.
Mais je reviens encore sur cette idée de trahison. Il y a plusieurs types de trahisons, Iago n’est pas Antigone, Judas n’est pas Brutus, Isabelle n’est pas Hervé… ceux qui trahissent à leur seul profit ne sont pas comme ceux à qui la trahison s’impose un jour beau comme une nécessité, ou pour se sauver la vie…
Et une trahison commise au nom d’une idée supérieure à celui du traitre est-elle encore trahison ? Et une telle trahison ne serait-elle alors pas une fidélité plus large que la loyauté elle-même ? Guibert porte la trahison à cette incandescence-là.
Enfin, Isabelle, Marine, Guibert, aujourd’hui… je ne sais plus rien du jeune temps mort. Isabelle, Marine, la rumeur, la trahison. La belle affaire… Ce que je crois, ce que je crois savoir, c’est que l’amour maintenant, c’est la vie qui dure, toujours.
Enfin, voyez ce documentaire, ce que j’en dis n’est que deux ou trois choses notées, ce documentaire qui est quand même celui d’une époque magnifique, un monde d’êtres beaux, baignés dans la belle lumière d’un crépuscule rougissant, d’êtres marchants radieusement vers la mort, un monde dans lequel le désir comme les mots coulait à flots, comme un poison.
Le plus beau texte d’Hervé Guibert selon moi se trouve dans Les aventures singulières, l’histoire du plus jeune avec le plus vieux. Il y a quelques années je faisais une émission de création pour France Culture, « Désir » était mon sujet, et objet. Cette émission était ma première fabrication radiophonique, elle a donc quelques défauts mais il y a passage où j’avais enregistré Patrice Chéreau lisant ce texte, chez lui, dans son lit. Voici le lien, le passage en question est à la minute 18.
Mon dernier mot sera bleu, bleu comme le ciel d’Elbe, comme les yeux d’Isabelle, bleu comme une possibilité de l’infini devenu tangible. Mots bleus d’Hervé Guibert.