L’infigurable : Patricia de Pas, Figures littéraires de la dépression

La première question qui vient à l’esprit est pourquoi la « dépression », pourquoi l’auteur, Patricia De Pas, a-t-elle choisi cette figure de la dépression?

Il s’agit, certes, d’un essai, pas d’un récit, et les fins cliniques sont sans doute l’intention première de ce livre ou, plus exactement, les limites qu’elles rencontrent et les réponses qu’apporte la littérature. Dès le préambule, Patricia De Pas constate qu’il est difficile de définir la dépression comme une véritable maladie et que « seules les données déclaratives sont interprétables ». D’où la psychanalyse. La psychanalyse et la littérature, les mots de la littérature – l’essai de Patricia De Pas s’inscrivant dans la filiation qu’il existe entre littérature et psychanalyse depuis le milieu du XXe siècle et l’émergence des sciences humaines. Comment, par exemple, lire Racine avec Freud ou Lacan malgré l’anachronisme qu’on reprocha à Roland Barthes et à la « nouvelle critique »?

La dépression, donc, n’est pas une maladie comme une autre. Si son origine demeure énigmatique, elle peut être même à l’origine de la maladie. Le terme pose également problème (Freud ne l’emploie pas). Aujourd’hui, il arrive qu’on utilise l’anglicisme « burn out » dont les raisons sont davantage dues à une suractivité professionnelle, un surmenage. Patricia De Pas préfère parler de mélancolie en essayant de caractériser les différents modes d’expression de cette « étrange maladie » à travers les figures littéraires qu’elle analyse. À force de refoulement, la dépression a fini par gagner William Styron, face aux ténèbres. André Gide dit qu’il écrit Paludes pour combler un vide, pour se protéger peut-être de ce qu’il devrait écrire. La vie conforme de Fritz Zorn est un cancer que la dépression ne réussira pas à guérir sinon par le récit, dans Mars, qu’il en fait.

Les auteurs que Patricia De Pas relit à la lumière de ce « soleil noir » qu’est la dépression ou la mélancolie sont hétérogènes. Avec Styron, Gide et Zorn : Camus, Perec, Balzac, Racine, Goethe, Baudelaire, Pessoa, Clarice Lispector, Albert Cohen, Villiers de L’Isle-Adam, Fitzgerald… La liste n’a pas la prétention d’être exhaustive. La qualité principale du livre est son économie, une manière sobre, limpide, de toucher juste sans s’encombrer de notions conceptuelles trop techniques. À propos de la Phèdre de Racine, Patricia De Pas interprète sa mélancolie érotique résultant d’une longue abstinence « comme l’impossibilité de jouir de l’objet désiré ». Une impossibilité qu’on pourrait élargir à beaucoup de « cas » et en déduire qu’elle serait une des causes profondes de la dépression, sa seule issue résidant dans sa capacité à devenir une figure littéraire.

Ainsi, plus encore que les figures littéraires de la dépression, il s’agirait de comprendre en quoi chaque dépression, singulière, permettrait de créer une figure littéraire : l’addiction, le suicide, la désillusion, l’insatisfaction, l’impuissance, l’ennui,  l’habitude, la maladie, le manque, le spleen, l’angoisse, le deuil, la culpabilité, la perte… Nous serions tous concernés par la dépression qui dort tapie à l’ombre de nos vies et qui parfois se réveille en nous interpellant car elle aurait quelque chose à nous dire que nous ne voulions pas entendre. L’insistance est sa marque distinctive. « Les humains se fêlent tout au long de leur vie », écrit Patricia De Pas en choisissant de conclure par la nouvelle de Fitzgerald (La fêlure). « Qui donc y échappe ? », se demande-t-elle. « L’existence toute entière est une longue cérémonie du deuil qui s’actualise dans chaque tranche de vie, même lorsque rien de saillant ne semble en modifier le cours. » L’enjeu consisterait à trouver dans la dépression un moteur, à la transformer en énergie créatrice.

Tous les auteurs traités sont des hommes, sauf Clarice Lispector, juive ukrainienne née en 1920 et décédée au Brésil en 1977. L’exception n’est pas inintéressante, d’autant plus qu’il s’agit de l’étude la plus longue du volume, annonçant peut-être le thème du second livre de Patricia De Pas (celui-ci étant le premier). Non pas un livre sur cet auteur, mais sur ce qu’on aimerait dire et qu’on ne peut pas dire, sur le secret qui travaille l’œuvre. Concernant Lispector, elle serait l’enfant d’un viol de guerre, inguérissable, pour la mère comme pour la fille. Aussi, derrière la dépression, se cache souvent un secret, inconscient pour la psychanalyse, indicible pour la littérature.

Patricia de Pas, Figures littéraires de la dépression, Serge Safran éditeur, novembre 2021, 157 p., 16 € 90