Le biopic est-il un genre en soi, un genre intéressant ? Chaque rentrée littéraire propose la biographie revisitée d’une princesse méconnue ou d’un sportif célèbre, d’un écrivain, d’un personnage de roman, d’un empereur romain.
De Cervantes à Bernard Tapie (en passant par Zidane), le grand réservoir hétéroclite du biographe contemporain va du personnage historique remarquable au people le plus vulgaire. Comme si le déficit de personnages – personnage en tant que garant de la fiction romancée – entraînait une surenchère de personnes à l’aura légendaire, ce qui permet à l’auteur de s’exempter des éléments documentaires, ou de puiser dans les archives avec une grande liberté.
Loin du genre, ce petit récit intimiste s’organise autour de la figure d’un jeune Autrichien oublié, Alois Lutz, qui inventa en 1913 un saut de patinage artistique auquel on donna son nom. N’ayant jamais concouru dans aucun championnat, sa seule gloire, sa modeste singularité, sa contribution à l’histoire du sport, fut cette acrobatie qui fit du patinage une discipline artistique et difficile : d’abord simple, puis double, et triple, le lutz est un saut piqué qui consiste à propulser le corps vers l’arrière, puis à quitter la glace en tournant sur soi-même.
Les éléments d’archive le concernant étant quasi inexistants, l’auteur a peu à peu transformé son enquête en promenade, divagation poétique, wanderer fantaisie à l’image de la mélodie schubertienne : « Il faudrait travailler davantage, chercher avec davantage de sérieux, de persévérance, des traces de mon sujet, visiter les archives des journaux viennois de l’époque … Je me suffis à ne rien faire … qu’être assis à ma table de travail ou dans mon fauteuil, et de m’inviter à un spectacle d’ombres blanches racontant l’histoire d’un tout jeune patineur sur lequel personne ne sait rien. »
Il y a bien, au XVIIIè siècle, le texte d’un spécialiste « défenseur de cet art naissant », Gräffer, qui affirme que « Marcher, danser, conduire, faire de l’équitation et nager, tous ces mouvements ont été surpassés par le patinage. » Alois Lutz restera dans l’histoire (du patinage) en tant que figure plutôt que personnage remarquable, figure littéralement, silhouette, ellipse suspendue comme une marionnette. Kleist voyait dans l’affranchissement de la gravitation la possibilité de retrouver un état d’enfance. Comment ne pas imaginer ce patineur (dont on connaît si peu de choses, pas même les circonstances de sa mort), dans un état d’enfance permanent, conservant avec sa jeunesse la vertu magique de sa pantomime ?
Anti-biopic par excellence, ce livre est un récit littéraire pour amoureux de la littérature plutôt qu’une biographie destinée aux fans. Jim Palette adopte un ton nuancé (de très courts chapitres), pour aborder son enquête comme une dérive poétique, une promenade sentimentale : à partir de sa subjectivité, de son intériorité sensible, il noue le destin fragile de Lutz aux œuvres et aux auteurs qui l’ont marqué : Rousseau, Gerard Manley Hopkins, Lamartine, Virginia Woolf, constituent un cadre, un contexte, un prétexte en creux, pour définir les états d’âme de l’apprenti biographe et du patineur surdoué.
Les citations ne sont pas des illustrations du corps glissant, mais honorent simplement le destin du « petit prince de la mare glacée ». La littérature apporte ainsi une plus-value romantique et donne à cette étude inachevée une mélancolique douceur.
Le livre se clôt par Les Vagues de Virginia Woolf, confessions à plusieurs voix qui évoquent la présence et la disparition, l’étrangeté du monde matériel et la légèreté de l’esprit. Légèreté, évanescence, disparition, ainsi va la silhouette du patineur, suspendue comme les atomes, comme « une hirondelle perchée sur un paratonnerre ». Je me plais à imaginer la rigueur et la concentration de celui qui projetait son corps au-dessus du miroir glacé. Le dilettantisme revendiqué de l’auteur laisse planer des blancs (la neige), des ellipses (la danse), assumant la dimension sceptique de son projet, nous laissant tout le loisir de poursuivre avec lui un Voyage d’hiver infiniment reporté.
L’auteur laisse à la fin son rêve de Lutz au seuil d’un train autrichien. De Schubert à Robert Walser (dont le corps sans vie fut retrouvé dans la neige par des enfants, un jour de Noël), nous nous souviendrons du jeune Alois Lutz comme d’une énigme gelée.
Jim Palette, Lutz, éditions Exils, novembre 2021, 80 p., 12 €