En lien avec le 31e Salon de la Revue qui se tient le 16 et 17 octobre, Diacritik, partenaire de l’événement, est allé à la rencontre de Yannick Kéravec et Hugo Pradelle, organisateurs de cet événement clef dans la vie des revues. L’occasion pour Diacritik de les interroger sur la remarquable programmation de cette année placée notamment sous le signe de la résistance critique et de la vivacité.
Vous placez cette 31e édition du Salon de la Revue sous différents mots d’ordre : s’habituer aux âpretés, vivre de peu, résister. Vous indiquez qu’ils ont toujours accompagné la vie des revues au quotidien, dans les épreuves les plus délicates. En quoi vous ont-ils permis d’affronter cette épreuve de l’an passé qu’a été l’annulation à la dernière minute pour cause de pandémie du Salon 2020 ? Comment l’avez-vous vécue ?
Résister, c’est un beau mot déjà ! Qui porte, qui soutient. On y entend à la fois une lutte, mais aussi une souplesse. C’est que, pour notre part, l’on est plus du côté du roseau qui ploie que du grand chêne raide face aux bourrasques. Il ne faut sûrement pas l’entendre en tout cas de manière univoque, butée. Les revues vivent de peu, on le sait bien. Elles s’adaptent, elles s’organisent pour exister dans un environnement certes peu favorable mais qui, vaille que vaille, par toutes sortes de détours, de pas de côté, offrent une multitude de possibles, d’ouvertures…
Mais l’une des conditions de la création n’est-elle pas une certaine adversité, une résistance contraire, proportionnée ? C’est sans doute ce qui soude des communautés, des groupes, qui permet de conjuguer des énergies, d’offrir une disponibilité ou du temps pour la revue. Les revues existent sans doute aussi pour contrecarrer l’évidence de la pensée, de la production, pour défaire les idées convenues, le prêt-à-penser ou à consommer. C’est une forme de résistance ouverte, accueillante, généreuse. Dans les revues, on essaie, on tente, on partage. La vie quotidienne des revues, comme celle de notre association, consiste en cette expérience, reconduite sous des formes différentes. Avec une volonté infaillible, malgré les difficultés et l’atonie d’une année sans rencontres, sans débats publics, sans présences chaleureuses, on s’est employé à maintenir le lien, à entretenir la flamme. Et dans ce suspens, cette attente, nous étions convaincus absolument du désir d’être ensemble, de se retrouver, de partager des expériences, de la nécessité de se réunir, avec joie, au Salon.
La pandémie a affecté, dites-vous, la vie des revues mais peut-être pas de manière aussi tragique qu’on aurait pu le croire. Une des rencontres que vous initiez lors du Salon reviendra d’ailleurs avec les revues COCKPIT voice recorder, Débridé et Chiche sur l’expérience singulière du confinement car, contre toute attente, le Salon tend à souligner la grande vitalité des revues en dépit de circonstances qui, d’évidence, ne sembleraient pas les favoriser. Une vingtaine de revues a ainsi vu le jour dans l’année : comment l’expliquez-vous ? En quoi l’expérience du confinement pour les revues vous semble avoir été singulière ?
Les revues travaillent sourdement, avec discrétion, aux marges. Mais cette modestie, de diffusion et de communication pour nombre d’entre elles, constitue aussi un avantage. Elles sont comme un métal flexible d’une grande résistance. Habituées aux adversités de tous ordres, elles ont souffert comme nous tous de cette année en absence, mais surtout sur le plan matériel. Toujours contraintes, passer le cap d’une année blanche n’est pas facile, mais les dynamiques restent à l’œuvre et le désir de créer ne s’abolit pas. Au contraire presque. Alors oui, de nombreuses de revues se sont créées, sur tous support, pendant cette année, ou juste avant. L’élan des revues ne se coupe pas facilement.
Et en effet, la création de revues s’est maintenue dans des proportions équivalentes aux années précédentes. D’ailleurs, les vingt que vous évoquez sont celles présentes au Salon. On peut estimer qu’il y a eu autant de revues créées dans l’année, soixante et plus. Nous avons voulu questionner des équipes de jeunes revues qui se sont lancées aux alentours de cette période du confinement pour partager avec elles leurs expériences, la manière dont elles ont envisagé les difficultés et conservé leurs énergies. Quelles stratégies ont-elles adoptées, comment les groupes qui les constituent se sont-ils organisés, pour faire quoi et comment ? On peut faire l’hypothèse d’une forme de radicalité, de résistance pour revenir à ce qui vous interrogeait plus tôt, pour faire, ensemble, contrepoids. En tout cas c’est un moment d’évidence vivacité !
Votre éditorial rend hommage à Olivier Corpet, disparu l’an passé, au lendemain de l’annulation du Salon. Quel a été son rôle dans sa création il y a de cela donc bientôt 31 ans ? En quoi a-t-il, selon vous, été tout au long de sa vie un personnage décisif de la vie même des revues en France, lui qui, comme vous le rappelez, affirmait avec force que la revue est « un lieu d’échange, de contradiction, une espace de création collective et de convivialité – et dans la vie intellectuelle, littéraire ou scientifique, c’est plutôt rare » ?
Pour Olivier Corpet, les revues sont d’abord une passion très anciennement ancrée : souvenons-nous qu’il fut dès les années 70 un membre très actif d’une revue importante Autogestion puis qu’il chroniqua, au débuts des années 80 pour Libération l’actualité des revues… Une passion adossée à cette conviction qu’il énonce ainsi dans un petit livret Pourquoi et comment publié par l’IMEC – institut d’archives dont il fut l’un des créateurs, un dirigeant aussi intrépide qu’incomparable – en soulignant « leur place essentielle, matricielle dans l’histoire culturelle française ». Armé de cette certitude, il sut convaincre des financeurs institutionnels de soutenir la création d’Entrevues qui se voulait à la fois et reste fidèle à cette ambition démesurée et infinie un observatoire des revues contemporaines, un espace d’information et de conseils, un lieu de réflexion sur l’objet revue, et un outil à leur service : rien que ça ! Parmi les multiples actions qu’il initia pour une meilleure connaissance et mieux encore reconnaissance des revues, ces objets éditoriaux irréguliers, méconnus, dont les noms sont vite précipités dans l’oubli, recouverts, La Revue des revues, créée en 1986 fut et reste un maillon essentielle : son projet, outre son attention aux situations contemporaines et aux nouvelles revues, est de faire revenir le corps des revues d’hier ou d’avant-hier, d’en rappeler la geste, de leur redonner la place légitime et comme rayée dans l’histoire des idées et de la création :
combien en ce mitan des années 80 d’études, d’ouvrages sur l’histoire des revues ? Les chercheurs pouvaient-ils à bon droit s’engager dans une recherche sur une revue à l’histoire dédaignée ? Ne pouvons-nous pas sans forfanterie penser que le travail effectué par La Revue des revues a ouvert et donner assise à ce neuf domaine d’investigation ?
L’invention du salon de la revue, fabriqué dans un premier temps avec des bouts de ficelles et l’énergie éperdue de la minuscule équipe d’Ent’revues avec le secours de l’IMEC naissant fut un autre pari : oui, les revues pouvaient à condition qu’on leur offre une vitrine, un écrin dédiée, « une chambre à soi » intéresser, séduire, interpeller un public plus large qu’on ne le soupçonnait. Oui les revues avaient toute leur place dans la Cité : le salon franchissant sa trentième année témoigne de la justesse de l’intuition d’Olivier. Dans leur forme modeste, dans la quasi-clandestinité où elles se meuvent et que nous combattons, les revues sont de formidables petites machines pour exprimer et comprimer l’esprit du temps et sont en cela précieuses et incomparables. Il en était convaincu ; il nous reste encore tant de gens à convaincre…
Le programme très riche des rencontres qui auront encore lieu cette année se distribue entre deux salles qui rendent hommage à Jacques Bouveresse et à Philippe Jaccottet, tous les deux disparus dans l’année. En quoi teniez-vous à leur rendre hommage ? Quel rôle ont-ils pu jouer, selon vous, dans la vie des revues ?
Chaque année nous donnons aux salles les noms de deux personnalités récemment disparues. Non pas par une sorte de fétichisme morbide, mais pour faire entendre des voix par-delà elles-mêmes, comme des soudures entre nous. Pour l’édition annulée de l’an passé nous avions choisi Marguerite Caetani et Madeleine Rebérioux… Après deux femmes, nous avons choisi deux hommes cette année. D’un côté un philosophe, à l’ancrage évident dans le monde des revues, depuis ses premières participations à Critique (on ne peut que recommander son article sur Gottfried Benn) à la fin des années 60, puis dans la Revue Internationale de Philosophie, Sigma, la revue de théologie et de philosophie ou encore Sud, Austriaca, les Cahiers philosophiques…
Et puis, nous avons consacré une grande partie du nouveau numéro de La Revue des revues à Paul Ricœur, on y entendra une sorte d’écho en quelque sorte… Toujours nous choisissons une figure qui nous marque dans le champ des idées et de la littérature. Nous avions pensé donner le nom de Bernard Noël à l’une d’elles, mais nous lui consacrons avec Europe une rencontre qui lui rendra hommage… Et dans le brouhaha du Salon, un nom si court risquait de ne pas être audible… Plus sérieusement, nous avons choisi Philippe Jaccottet, figure plus en retrait, poète et traducteur majeur, mais qui a beaucoup aussi œuvré du côté des revues, avec une grande discrétion, comme toujours. Les centaines de papiers qu’il donna à la Nouvelle revue de Lausanne, la Gazette de Lausanne, à la NRF aussi… Bref, on fait signe, on retrouve des traces, on entend des voix, on esquisse quelques chemins communs…
Enfin ma dernière question voudrait vous demander en référence au titre d’une des rencontres : en quoi la revue, ce n’est jamais du distanciel, notamment au Salon ?
Les revues servent à beaucoup de choses. Ce sont des laboratoires, des incubateurs. On s’y relaie en permanence. Elles fonctionnent comme de grandes médiations. On s’y retrouve, on y produit de la pensée ou des formes en commun, d’une manière ou d’une autre. Ce sont des idées qui frottent les unes aux autres, en même temps que des personnalités. Les revues s’apparentent à des organisations. On y imagine des moyens de partager, de produire ensemble. Elles opèrent donc à la fois, continument, des rapprochements et des mises à distance.
Ce sont en quelque sorte des parts du monde qui s’agrègent, solitaires et communes, presque paradoxales. Alors, on en est au plus proche et en même temps elles existent dans des sortes de périphéries. La revue ordonne une distance du temps, de ses contraintes propres, mais elles organisent surtout des communautés. Elles soudent des imaginaires, elles contribuent à des liens originaux entre des individus, des groupes et un lectorat. Les revues vivent en marge mais permettent de réinvestir, réimaginer des manières d’être ensemble, de penser collectivement. C’est assurément particulièrement nécessaire dans les moments que nous traversons.
C’est l’occasion de rappeler une dimension du Salon de la revue. Ses objets exposés sont spécifiques, et ils sont, presque sans exception, défendus par des personnes impliquées dans leur projet, ce qui assure une qualité de présence, d’échange, aux exposants qui en portent l’ambiance si particulière.
Le 31e Salon de la revue se tient à partir du samedi 16 octobre de 10h à 20h
Dimanche, de 10h à 19h30. Halle des Blancs Manteaux – 48, rue Vieille-du-Temple – 75004 Paris – Le programme complet est ici
Dimanche 17 octobre 2021 15h-16h30 Salle Jean Bouveresse : Carte Blanche à Diacritik, grand entretien avec Maurice Olender, animée par Johan Faerber