Jeux de piste en Alaska : Blizzard de Marie Vingtras

Marie Vingtras, Blizzard. Détail de la couverture © éditions de l'Olivier

Le blizzard, ce vent du Grand Nord, accompagné de tourmentes de neige dit la définition, est le cadre de tourmentes d’existence des personnages de Marie Vingtras et d’une scénographie originale, efficace et captivante. Parvenir à rendre aussi intensément le vécu de quatre personnages principaux et d’une pléiade de personnages secondaires par la succession de monologues qui se côtoient sans jamais devenir dialogues est une performance qu’on ne peut que saluer et savourer. D’où le désir d’entrer dans cette construction remarquable pour en comprendre la virtuosité.

Fin du mois d’août, Johan Faerber consacrait un entretien à la romancière, me mettant sur la voie de la lecture. Il faut dire aussi que le nom m’attirait car je suis une admiratrice de Vallès et de Séverine – je saurai très vite que c’est un pseudonyme et comme tout pseudonyme, volontairement choisi. J’en dirai quelques mots en fin d’article. Johan Faerber insiste avec justesse sur deux aspects que je n’explorerai pas, celui de roman écologique et celui d’un roman influencé par le cinéma et le roman américains. Ce que la romancière ne récuse pas, bien au contraire. A la question posée sur l’étincelle de départ du roman, Marie Vingtras répond qu’un jour, en marchant, elle s’est posée la question suivante : « dans quelles circonstances est-il possible de perdre quelqu’un sans le retrouver immédiatement ? » Très vite aussi s’est imposé le cadre : le blizzard dans le Grand Nord américain. Le monologue lui a aussi donné sa structure car il « est un exercice intime, il ne peut y avoir de véritable mensonge, c’est la vérité nue de chacun qui est exprimée et qui échappe aux autres ». Le monologue rend le lecteur complice de l’énonciateur qui fait tomber ses masques. Marie Vingtras considère enfin que Bess est la protagoniste car elle est actrice de la perte de l’enfant ; elle devient, par cet acte, le moteur de la mise en mouvement des autres personnages à un moment improbable, celui où chacun devrait rester calfeutré chez soi. L’amorce du récit et la mise en mouvement de la dynamique narrative est donc la disparition d’un enfant – comment ? – pourquoi ? C’est le fait central qui fait émerger d’autres mystères et d’autres secrets. Et comme tout le roman montre que l’Alaska emprisonne plus qu’il ne libère, il faut que chaque personnage s’extériorise dans ses monologues intérieurs pour échapper au huis clos d’un climat rigoureux et brutal.

Les 59 monologues qui composent le récit commencent par ceux des protagonistes : Bess et Benedict. Bess est affolée, elle a perdu l’enfant et elle est prise dans le blizzard. Dans son premier monologue, elle avoue qu’elle ne peut rien dire à Benedict et elle s’en veut d’être dans « cette terre de désolation qui suinte le malheur ». Benedict qui prend la parole ensuite apparaît comme un précautionneux, ce qu’il faut être dans un climat aussi hostile : il est le dernier Mayer, famille enracinée dans cette terre ; il se rend compte tout à coup que Bess et l’enfant ont disparu. Le troisième monologue est celui de Cole, un voisin que Benedict vient chercher pour l’aider à les retrouver. Le quatrièmemonologue est celui de Freeman : on comprend qu’il ne s’habitue pas à ce climat, à ces tempêtes, qu’il a quitté son pays où il n’y avait pas cette foutue neige. D’emblée, sa présence en Alaska est bizarre.

Les monologues vont alterner entre ces quatre personnages. On peut suivre la succession des monologues de Bess pour saisir une part de la construction du récit, sans trop dévoiler ce qui est en fait la richesse et le suspense. Dès sa seconde intervention, elle laisse entendre qu’elle a craint de dire à Benedict quelque chose qu’il ne pourrait entendre. Elle poursuit son avancée tant bien que mal dans le blizzard. Et pour se donner du courage, elle rêve des plages de Californie, de sa vie d’avant, de ses parents, de sa sœur. Elle donne son nom, Elisabeth Morgensen, rousse comme sa mère, « une authentique Américaine d’origine irlandaise ». Même si c’est dur, elle persiste : « le gosse est dehors et celui-là, il faut que je le sauve. On ne peut décemment pas commettre deux fois la même erreur ». Cela semble suggérer qu’elle a déjà perdu un autre gosse ? A son quatrième monologue, elle confie que les hommes qui l’entourent pensent qu’elle n’a pas toute sa tête. Mais elle n’a pas toujours été ainsi : cela date de la disparition de Cassandra. Ces trois hommes, Cole, Clifford et Freeman, sont sûrement plus dérangés qu’elle. En avançant, elle est tombée et a dégringolé la pente au risque de se faire très mal ; normal… elle a toujours été la reine des gaffes. Elle repense à ce que ses parents disaient d’elle. Elle retrouve sa chaussure. Au monologue suivant, en pensant à Clifford, elle le traite de « vieux cochon ». Elle pense à la maison de Thomas, le frère de Benedict : le gosse s’y est peut-être réfugié. Elle va y aller. Elle y arrive non sans difficulté. Cette maison a un mystère que Bess semble avoir découvert : « Pourtant je sais sur lui quelque chose que son propre frère ne sait pas ». Elle a lu « le petit carnet broché à couverture rouge » (p.74). Devant la maison, elle a hésité car si l’enfant n’y est pas, c’est son dernier espoir qui s’envole. Elle se remémore alors l’avant-scène et la scène de l’assassinat de sa sœur (p. 84) : « je vais ouvrir cette porte et il sera encore trop tard. Je ne sais rien faire d’autre que d’arriver toujours après, quand le pire s’est produit ». On sait désormais l’enfant que Bess n’a pas pu sauver.

L’enfant n’est pas là. Elle repense à Clifford qui l’observe toujours d’un air vicieux, à Benedict si pudique : même lui, dans ce désert de femmes, elle ne l’a pas séduit… Dans la maison de Thomas, elle se repasse le film de ses relations avec sa sœur. Dans son douzième monologue, elle repense à ce qu’elle a appris de Thomas, sans le dire, bien entendu. Il a voulu avoir sa maison seul à 18 ans, en dehors de la maison familiale : « J’ai compris que ce n’était pas pour avoir des enfants qu’il s’était installé là, mais je ne l’ai jamais dit à Benedict. Mon père m’a appris qu’il ne faut jamais être porteur de mauvaises nouvelles, que les gens ne vous dissociaient pas du message et que vous aviez toutes les chances de vous retrouver la tête tranchée » (p.116). Bess aussi est partie à 18 ans, chassée par sa mère. Et elle a laissé derrière elle, Elisabeth Morgensen pour devenir Bess.

Dans son treizième monologue, elle se définit telle qu’elle a vécu depuis lors : « être de passage, telle une comète, puis disparaître, toujours repartir, toujours sur la route » (p. 133). La culpabilité profonde qu’elle vit prend un éclairage supplémentaire quand elle confie que c’est elle qui a tenu le portillon du jardin, sans le savoir, à l’assassin de sa sœur. Mais ensuite, elle n’a même pas été capable de faire le portrait-robot. Elle a retourné cette violence contre tous les hommes, elle est devenue « tête brûlée sur un corps de fille » (p.134). Elle s’est finalement retrouvée à travailler à Las Vegas : « C’est une nuit que je les ai vus alors que je prenais ma pause cigarette. Je me souviens de cet homme-ours, hirsute, avec son visage mangé par sa barbe […] cet homme-animal tenant dans sa patte un modèle réduit de main lisse et pâle, celle d’un petit garçon » (p. 135). Leur air égaré l’a attirée. Elle s’est occupée d’eux et a pensé qu’ils étaient son échappatoire lorsque Benedict lui a proposé de venir avec eux. Le petit ne pouvait que lui faire penser à Cassandra. Il est, pour elle, une énigme (p. 141) : en témoigne sa capacité à réinventer l’histoire qu’il vit avec Benedict. Pendant qu’elle dort et rêve, une main calleuse se met sur sa bouche, c’est Clifford qui veut la violer (p.142). Elle se défend et parvient à retourner la situation. Dans son quinzième monologue, après avoir tué Clifford, elle formule enfin le projet qu’elle a eu, lié au secret découvert dans le petit carnet : soustraire le gamin « au désir de Cole, comme par magie » (p.164). Mais l’enfant a disparu. Son seizième et dernier monologue tente de justifier son silence concernant ce qu’elle avait découvert, pensant que Benedict ne pourrait pas comprendre, que seule une femme peut comprendre l’abus sexuel. Et maintenant, Benedict l’a sauvée, il lui tient la main :

« Même si je finis en prison, même si je suis précipitée hors de ce pays glacé, je suis sûre qu’en fermant les yeux j’arriverai à me rappeler cette terre qui m’a ramenée à la vie, me rappeler la palpitation du cœur sous la glace, le froid dehors et la flamme à l’intérieur. Je ne me suis jamais senti autant à ma place qu’ici, avec toutes ces pièces d’un jeu d’échecs incomplet, encore plus incomplet maintenant qu’il en manque trois » (p. 178). Même lorsqu’on raconte une partie de ce « jeu d’échecs incomplet », on mesure tout ce que la lecture du récit va nous apprendre. Le quatuor des monologues est composé des monologues de Bess (16 occurrences), de Benedict (17), de Freeman (15) et de Cole (11). Il faut une place à ce dernier car plus encore que Bess, il est celui qui a déclenché l’affaire. Lui et Clifford sont des sales types et un seul suffit même si, en tant que prédateurs sexuels, ils n’ont pas les mêmes convoitises. Les monologues de Cole sont des condensés de sexisme et de racisme. Le monologue enlève toute précaution oratoire à laquelle l’obligerait une conversation avec d’autres.

Benedict domine dans ces prises de parole personnelles : outre sa recherche de Bess et de l’enfant, il est la voix qui refait tout le parcours de la famille Mayer et qui témoigne de l’attachement possible à un pays si hostile aux êtres humains : « la maison est encore debout et je suis bien au chaud à l’intérieur, protégé par ses murs, comme un diamant dans son écrin ». C’est lui qui souligne, mais cette fois sans racisme contrairement à Cole, l’insolite de la présence de Freeman et de Bess, dès les premières pages : « C’était surtout le seul Noir à la ronde et il paraissait aussi incongru au milieu du paysage qu’elle, quand elle est arrivée avec sa mini-jupe en velours et ses santiags blanches » (p. 19). Il ne comprend pas pourquoi il l’a ramenée ainsi que le petit. Il en veut à son frère d’avoir disparu et il doit faire un véritable chemin de calvaire pour arriver à comprendre.

Il y a enfin le parcours de Freeman, peut-être le plus prenant de mon point de vue en ces temps de l’ampleur du mouvement Black Lives Matter. La romancière choisit de camper un vétéran du Vietnam qui n’est ni un révolté, ni une épave. Toute sa vie il a obéi au Seigneur et à ce que ses « représentants » sur terre lui conseillaient ! Il a été soumis et obéissant. Les raisons de sa présence en Alaska vont également se dévoiler progressivement. Mais aussi, sa « rédemption » en quelque sorte quand, réalisant le programme de son nom, il se libère de l’emprise de son contrat pour retrouver sa vie. C’est un très beau personnage : « Dieu me regardait, j’en étais sûr maintenant, mais Il n’avait rien dit, comme s’Il avait prévu cette succession d’événements de longue date et que j’y avais toute ma place, avec mes forces et mes faiblesses ».

Tout converge vers un dénouement que non un mais plusieurs secrets concourent à éclairer, pour dire cette humanité en huis clos. L’événement central fait émerger d’autres mystères et d’autres secrets. Comme j’ai essayé de le montrer pour Bess, la narration avance à pas feutrés, en retenant les informations essentielles au maximum mais en laissant effleurer par des phrases sibyllines quelque chose de caché. Ces phrases ne sont pas toujours perçues à la première lecture mais c’est lorsqu’on arrive au bout qu’on relit l’ensemble d’un œil plus attentif. Ce qui renforce aussi le suspense – et donc le désir du lecteur d’avancer – est la répétition de doubles : deux enfants en danger, deux frères, deux prédateurs sexuels, deux femmes rousses, deux pères, deux errances, deux voyages à New York, deux Marines le père et le fils, etc. Il faudrait aussi noter les formules qui font mouche, les comparaisons inattendues et d’autres techniques d’écriture totalement maîtrisées. Il me semble qu’on pourrait relire Blizzard à la lumière des propositions de Roland Barthes dans S/Z, pour l’analyse d’une nouvelle de Balzac dans laquelle le secret est le motif de la narration. Il faut alors que l’écrivain en retarde le dévoilement et pour cela il use de différents moyens, semant des indices, les masquant. Barthes écrit : « La vérité est frôlée, déviée, perdue […] le problème est de maintenir l’énigme dans le vide initial de sa réponse […] sa structure est essentiellement réactive, car il oppose à l’avancée inéluctable du langage un jeu échelonné d’arrêts […] (son) emblème pourrait être la « réticence » ».

Pour finir, puisque Marie Vingtras prend ce pseudonyme en hommage à Séverine, rappelons qui a été cette grande dame du journalisme. Il y a eu, en 2016 au Château de Pierrefonds (Oise), une exposition en hommage à Séverine, née Caroline Rémy (1855-1929). C’est par Jules Vallès que Séverine s’est lancée dans la profession. Son métier, elle l’exerça de 1883 à 1928, témoignant par ses écrits des événements « traversés » et d’autres plus quotidiens et plus humbles du second empire, du soutien à Sacco et Vanzetti, de l’accès des femmes à l’Université et à la recherche, de la dénonciation du viol légalisé du mariage, au droit à l’avortement. Après la mort de Vallès en 1885, elle continua à écrire pendant 40 ans. Elle fut une grande journaliste de la fin du XIXes. et du début du Xxes. qui écrivit quelques six mille articles et chroniques, très lus !

Séverine prend la suite de Vallès à la tête du Cri du peuple, mais les dissensions entre les différents courants de gauche rendent sa position à l’intérieur même de la rédaction très précaire et elle démissionne en 1888. Son « Adieu », le 28 août 1888, est une belle page de journaliste, et en dit long sur son caractère de frondeuse et sur son refus de l’encartement : « Ce que je vais faire maintenant, c’est l’école buissonnière de la Révolution. J’irai de droite ou de gauche, suivant les hasards de la vie ; défendant toujours les idées qui me sont chères, mais les défendant seule, sans autre responsabilité que celle qu’aura paraphée mon nom… Adieu ! Mais mon bagage est plié dans un mouchoir rouge. Quand je voudrai que l’on sache où je suis, je casserai une branche sur la route et je le mettrai au bout… Les amis me suivront des yeux ».

On peut rappeler aussi que Séverine vivait sa vie amoureuse librement et sans clandestinité, ce qui provoque bien des remous puisqu’elle était très connue. Elle ne suit pas non plus une ligne politique très stricte et écrit là où le vent la mène. Elle est ainsi partie prenante dans la première grande aventure d’un journal de femmes, La Fronde, avec son amie Marguerite Durand. Elle y a publié en 1897 sous le nom de plume d’Arthur Vingtras, des chroniques libertaires.  Son combat pour Dreyfus l’appauvrira et elle ne pourra plus vivre, comme elle le faisait depuis quelques années, entre paris et la province. elle se retire complètement à Pierrefonds où elle a acheté une maison et où ses plus proches la rejoindront. La dernière apparition publique de Séverine a lieu le 24 juillet 1927 au Cirque de Paris, Avenue de La Motte-Picquet, au meeting organisé pour exiger la grâce de Sacco et Vanzetti, les deux anarchistes américains condamnés à mort : elle est ovationnée par la foule. Séverine meurt, très entourée, dans sa maison des « Trois Marches » à Pierrefonds, le 23 avril 1929.

Une conséquence de l’entrée de Séverine dans le monde très masculin de la presse fut sa recherche d’une identité distincte de son identité légale. Elle écrit son premier article dans Le Cri du Peuple, le 22 novembre 1883 sous le nom de « Séverin ». Elle optait, comme d’autres de ses devancières, pour le masque du masculin se donnant le temps de s’affirmer. Mais dès le troisième article, le masculin disparaît au profit du féminin : « Séverine » était née à la fin de l’année 1883. Elle collabore au Gaulois, en 1888 sous le pseudonyme de Renée (en hommage à Chateaubriand) et au Gil Blas, sous le pseudonyme de Jacqueline (Jacques-Vingtras-+Line). Celle qui se met en marge de sa classe d’origine se construit une nouvelle identité. Vallès avait déjà utilisé celui de « Arthur Vingtras » que Séverine reprendra dans La Fronde. C’est bien dans son combat de femme en tant que journaliste que Séverine s’affirme en toute originalité. C’est bien parce qu’elle veut montrer qu’une femme peut faire des reportages dangereux qu’elle paiera de sa personne pour enquêter dans les cendres d’un incendie ou au fond de la mine après un coup de grisou. Elle impose alors une réalité de la femme reporter peu commune à l’époque. Ce n’est pas rien, aujourd’hui, de rappeler, par un simple pseudonyme, le parcours de cette femme et d’afficher ainsi un hommage à une journaliste en partie oubliée.