Camille de Toledo : Thésée, sa vie nouvelle, « ce kaddish de l’espoir et du chagrin »

Ecrire la légende © Camille de Toledo

Thésée est celui qui porte l’énigme et la refuse. Thésée est celui qui se déplace et dérange les nappes de mots et les murs de silence. Thésée est celui qui peut révéler toutes les histoires et les tresser en un « récit archaïque ». « Archaïque » c’est-à-dire, comme l’écrivait Baudelaire, né d’un secret douloureux que son unique soin est d’approfondir. Pour qu’il y ait Vie nouvelle, il doit y avoir eu « vie antérieure ».

« Qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ? » : Thésée interroge un qui, pronom (très) relatif de l’identité, première énigme et refrain du deuil qui aimante le puissant récit de Camille de Toledo. « À qui écrire ? » et pour qui alors que plus personne n’est là ? Un père doit dénouer la corde autour du cou de son fils qui s’est pendu. Un frère a perdu son nord, sa mère finira par mourir de culpabilité et de douleur. Enfin le père s’éteint. Seul reste l’écrivain auquel il revient, comme une dette et un kaddish, de sonder le tu, pronom personnel comme participe passé — le tu d’un toi multiple auquel s’adresse Thésée, le tu de (se) taire —, porté par l’intuition que « tout obéit à une loi, une équation ». Mais comment écrire ce que la chronologie a brouillé, donc retramer la logique du temps ? Comment trouver le récit originaire sous les fictions construites par une famille dans laquelle « on ne veut pas que la mort éclabousse, alors on fixe un récit » ? La corde du frère qui s’est pendu sera le terrible fil d’Ariane de ce nouveau Thésée dans un labyrinthe de secrets de famille et silences, elle est le cordon embrouillé qui relie les âges et les mémoires, le passé inconnu et l’avenir incertain.

Camille de Toledo © Jean-Philippe Cazier

L’écrivain, lui, est dans un terrible présent, celui de « nos temps [qui] détestent le tragique », celui de ces récits intimes qui ont construit une chape de béton autour de la vérité, celui où il doit exposer, donc présenter, ce qui fut pour espérer renaître, ou au moins continuer, en se libérant de « cette charge du survivant ». Il a perdu son frère, sa mère puis son père, il lui faut partir, en héritier d’un « orphelignage » et tenter de faire « table rase ». Le voilà dans un train, direction l’est et Berlin, une ville interdite dès l’enfance. Face à lui, une nouvelle frontière, géographique comme symbolique, et il sait le danger de la franchir. Avec lui, trois cartons, un pour chacun des morts, les archives d’une lignée, celle des « hommes qui meurent ».

Partir ne signifie pas oublier mais douloureusement revenir à l’origine, au terrible « monument familial », un « manuscrit caché » dont Thésée citera de larges pans, une exposition qui est encore une esquive. « Thésée descend de cette lignée d’omissions et de morts, mais il veut être libre ». Il enquête, documente, fouille les archives et des photographies, ouvre « des cartons pleins d’images », les expose au cœur battant du récit, défriche les strates du passé, remonte sa généalogie. Il révèle le « manuscrit errant » d’un aïeul, texte de deuil écrit après la mort d’un « enfant qui voulait être le Premier Roi Juif / de France ». « C’est à partir de là, de ce geste de désespoir que se déploie la lignée des hommes qui meurent ». Mais ce « là » résiste, il est le lieu même, encore lointain, de naissance d’un récit qui longtemps se refuse. Pour faire advenir la contre-fiction, il faut tout quitter, oublier son nom et sa langue dans une ville de l’est interdite — « au cœur de l’ancien charnier bâtir une autre vie » —, remonter une double généalogie : familiale comme littéraire.

Thésée, un récit présenté comme une « zone d’inquiétude », est le (re)nouveau de textes antérieurs de Camille de Toledo, d’une Inquiétude d’être au monde (2012) qui trouvait une expression notamment dans Le Hêtre et le bouleau (2009) ou Oublier, trahir puis disparaître (2014).
Thésée, sa vie nouvelle
retrouve l’origine même d’Oublier trahir puis disparaître, une citation de Milan Kundera extraite de La Plaisanterie, en exergue du livre : « (…) par sa propre aventure, la vie nous parle, nous révèle graduellement un secret », « elle offre comme un rébus à déchiffrer », « les histoires que nous vivons forment en même temps une mythologie de notre vie » et « cette mythologie détient la clef de la vérité et du mystère ». Thésée, sa vie nouvelle sera la quête en « documentariste » du secret d’une origine, un chemin vers le monstre et sa monstration, une exploration de toutes les fictions qui nous détruisent autant qu’elles nous construisent, une forme de contre-légende — ce que Camille de Toledo explicite dans son entretien avec Johan Faerber, « dénuder la fiction, pour voir derrière la narration un fil plus secret (…) narrer et contre-narrer, fabuler et commenter la fable, bâtir la fiction et en percer le vernis ».

« Au revoir, je dis. Comme Mathilde, comme le petit Pierre, comme mon frère qui s’est pendu au Ciel. Ne m’en veux pas si je laisse tout en vrac », écrivait le narrateur en toute fin des Vies Pøtentielles (2011). Fidèle à cet « au revoir », « après treize années d’évitement », l’écrivain n’est parti dans une ville de l’est que pour mieux revenir à leur histoire commune. Seul désormais, dans ce Thésée, il « implore les bouleaux, les hêtres, les chênes qui le rappellent à l’enfance  ».

Mais Thésée, sa vie nouvelle n’est pas seulement la reprise — comme on récite, redit, retourne ou recoud — de ce (dés)ordre, c’est un retour pour permettre une inversion de l’ordre des choses, du cours du temps, d’une histoire européenne et ses potentiels mortifères : non plus Oublier, trahir puis disparaître mais bien Ne pas oublier, trahir et réapparaître. Jérôme est mort de n’avoir pu traduire ce qu’il savait obscurément mais par sa mort il a « relanc<é> le scandale de tout ce qui n’a pas pris dans la fiction de votre alliance française ». Au centre de la « mécanique obscure » qu’affronte l’écrivain demeure donc un trahir. Trahir une lignée du taire jusqu’à la mort, trahir l’accord tacite de construire le récit formidable et creux de la réussite, du progrès, d’incarnation des Trente Glorieuses. Sous le vernis magnifique, une « archive de la ruine » que peut enfin écrire Camille de Toledo.

Jérôme et Thésée sont « deux vies nées de la fiction française ». Mais le corps ne ment pas, il est mémoire et celui de l’écrivain portait — et ne pouvait plus supporter — « tous les secrets de nos corps-mémoires ». En lui le suicide du frère, la mort de la mère un an plus tard, le jour même de naissance de son fils aîné, puis la mort du père, d’autres dates plus anciennes et trop concordantes pour qu’elles ne cachent pas autre chose que leur évidence première. Comment dire ces « synchronies », en faire la matière même d’un récit qui puisse toutes les comprendre ? Il faut enquêter, remonter aux origines et identités sous les figures factices composées pour incarner « les mythes de la réussite dont la France se sert pour entretenir sa fiction ». Il faut briser le miroir sans tain des mensonges, le mariage chrétien « pour que la tradition du secret perdure », cette éclatante « french fiction » servant « l’effacement, la destruction du nom juif ».

La forme du livre est inouïe, toute de strates et tensions entre la prose, la poésie et les images (photographies et documents), articulation de l’Histoire collective et de l’histoire d’une famille, deuil d’un siècle comme des siens ; elle est arkhè, soit enquête sur une origine pour (dé)construire un (re)commencement, sans réparation factice. En retrouvant un présent et une « vie  nouvelle » depuis les légendes de vies antérieures et l’affrontement des monstres et démons « de ce XXe siècle désastreux », c’est un avenir possible qui s’écrit — et bien une postérité : comment ne pas reconnaître que Thésée, sa vie nouvelle est l’un des textes majeurs du XXIe siècle qui s’ouvre ?

Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, Verdier, août 2020, 256 pages, 18 € 50 — Lire un extrait.