Hélène Cixous : La littérature ou « faire la petite cuiller » (Rêvoir)

Dans le territoire de la Littérature, arpenté à travers les siècles et les continents, rares sont les grands pourvoyeurs de rêves, rares sont les écrivains qui taillent leur écriture dans l’étoffe des songes.

Dans une époque frappée par une odeur de fin et de désorientation, Rêvoir, le nouveau livre d’Hélène Cixous, paru après Ruines bien rangées et Lettres de fuite (Séminaire 2001-2004), nous procure la joie jubilatoire d’une littérature et d’une pensée déconfinées. Déconfinées psychiquement, esthétiquement, viscéralement, philosophiquement, organiquement. Préludant à l’ouverture du livre, un exergue tiré du Journal de Kafka, un fragment de quelques lignes sur lesquelles on n’a cessé de gloser, de buter : « 2. August. Deutschland hat Russland den Krieg erklärt . — Nachtmittag Schwimmschule. Kafka. Tagebücher. 1914. 2 août. L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. —Piscine l’après-midi », Kafka. Journaux, 1914.   

Rythmé en sept chants, le récit tisse le dialogue d’H.C. et de ses Ombres : l’Ombre du Bien-Aimé, celle de la mère Ève agacée par les excès de sa fille — excès de coiffeur, de cimetière et de chats —, l’ombre de Tombe et des autres livres de l’autrice. Aucun historien, aucun romancier n’a empoigné le corps, le visage, les secrets, les destructions de la Nuit de Cristal, la grande tombée dans la gueule du nazisme comme Hélène Cixous l’a fait dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem, dans 1938, nuits, dans Ruines bien rangées. Personne n’a porté sa plume, son âme au cœur du fléau de l’année 2020, au cœur de cette nouvelle guerre comme H.C. le fait dans Rêvoir. La puissance de répétition logée dans la Destruction ­— épidémies, famines, exterminations, conflits… —, la chair de l’écriture de Rêvoir en est traversée avant de la mettre en mots.

Si, choisissant parfois la troisième personne, le récit dit l’inavouable, raconte la chute devant la tombe de l’aimé ; si, tentant de taire l’événement, il le confesse au travers de la phrase « ELLE TOMBE DEVANT LA TOMBE » ; s’il profère l’abîme sans abîme, la chute horizontale, il nous chuchote qu’une chute en cache une autre. Aposiopèse déclarée et mise en œuvre. La mise en lumière de la chute d’Hélène dissimule la chute d’un monde tombé dans son propre piège. Littéralement, ce n’est pas Hélène mais le Temps-Monde qui s’est empêtré les pieds, qui s’est brisé face à l’espace des Ombres.   

De la peste d’Athènes relatée par Thucydide au Journal de l’Année de la Peste de Daniel Defoe convoqués dans Rêvoir, la littérature porte trace de la revenance du fléau qui, sans crier gare, débarque. Mars 2020 marque l’annonce de la nouvelle et jeune peste planétaire : « Je suis chassée. Comme tout le monde. Chassée du monde et de moi. Comme tout un chacun de nous. On a tous perdu ce qui s’ouvre. Tous sous clé. Pas seulement tous les enfermés sur lesquels on marchait d’habitude hier, pas seulement les enfermées de toujours. Tous et toutes les toutes et tous ». Sauf les chats et les oiseaux dont Hélène Cixous retranscrit les langues-miaulements et les idiomes-chants. L’exode gravé dans la mémoire transgénérationnelle refait surface, l’exode des Jonas et des Klein afin de fuir le nazisme se poursuit en 2020. « Même en 2020, ils arrivaient sur nos traces, les nazis, ils venaient du fond, ténèbres en marche dans les ténèbres ».

Rêvoir transporte la pensée au cœur du mécanisme de l’éternel retour des scènes d’arrachement, de départ, départ d’Osnabrük dès 1929, départ d’Algérie, départ de Paris en 2020. La jeune peste s’épand d’un coin de la planète à l’autre, le glas sonne toujours mille fois. Le duel intérieur, l’hésitation entre partir dans le Sud de la France et rester à Paris prend la forme d’un double héritage. Hélène est-elle l’héritière de la mère Ève qui fuit vers la vie ou de la grand-mère Omi qui choisit de rester ?

On ne part pas, dis-je.
Et sur ces mots on est parties

Face au temps mort, drapé dans un linceul, face à une durée amputée d’elle-même depuis que le virus séquestre la planète, Rêvoir délivre un espace-temps alternatif, celui des songes et de la littérature, celui dont le souffle s’appelle liberté, incandescence, celui qui ne courbe l’échine devant la guerre. Comme Kafka, le 2 août 1914, déclare la guerre à la guerre par son cri : « Après-midi piscine », Hélène Cixous s’échappe de la cage mentale du confinement et entraîne ses lecteurs dans le royaume de la liberté reconquise.

Pourtant, face à la néo-peste 2.0., la question « que vaut l’écriture ? » se fait plus pressante. Avec, parfois, le sentiment d’une impuissance, d’une impossibilité : « Rien n’empêcherait, rien n’aurait jamais empêché Kafka d’écrire surtout pas la pire des catastrophes (…) Tandis que dans mon cas bien des catastrophes tranchent ma langue à la racine. Au moment même où j’ai vitalement besoin du secours qu’elle pourrait m’apporter, c’est alors qu’elle me fait défaut, elle ne remue plus elle est clouée vive entre mes dents ». Ou encore : « Langage, que dis-tu de ce monde qui hésite / Et balance la mort ? Je te trouve trop faible et mal équipé / Langage, fais un effort, c’est par ici que j’attends / Ton radeau ».

Et pourtant, l’écrire se loge dans le « malgré tout » qu’évoque l’autrice : malgré les belligérances, les famines, les dévastations, les désastres écologiques, malgré tous les malgré, le geste d’écrire fulgure, têtu, obstiné, perce les décombres comme la taupe de Kafka. Nous, lecteurs, nous lectrices, nous montons à bord du radeau Cixous, du radeau Rêvoir que nous ne voulons plus quitter.

Tout court très vite dans les livres d’Hélène Cixous, les pensées sismiques, les chats Isha et Haya, les derniers vocables écrits par Éve presque centenaire sur un calendrier de 2009, lorsqu’au bord du silence, la mère renoue avec son ancienne langue, avec « Chevouot ». Le secret du monde réside dans les lettres. D’une lettre à l’autre, tout change, le voyage tourne au « noyage », le monde tombe dans la scène 4 de l’acte 1 de Richard III,  la mort de Clarence est celle de l’humanité. Sommes-nous entrés « dans la toute dernière scène, de toutes les scènes, the last scene of all, celle qui met fin, that ends this strange eventful history » ?

Le Temps des humains mis à l’arrêt en mars 2020 signe la fête perpétuelle des oiseaux qui retrouvent le paradis, un ciel sans avions, sans pollution, il scelle la liesse des oiseaux à quatre pattes et à pelage que sont les chats.

Que reste-t-il lorsque la calamité débarque, depuis que le « Roi Peste » s’est invité dans la pièce dramaturgique mondiale ? Il reste Shakespeare, la Maison-livre du Sud, Éve la mère, les chats (qui, comme le Dieux parlent par monosyllabes), toute la bibliothèque du monde.

Le verbe-rêvoir seul surnage à la « noyage » d’une planète mise sous les verrous.

Flaubert recourait au gueuloir. Hélène Cixous nous offre son rêvoir, un réservoir de créations partagées qui redonne non seulement souffle à la Lettre mais aussi aux chiffres. Depuis Rêvoir, l’absence est comptée dans la présence. Annemarie Schwarzenbach s’extasiait qu’une civilisation pût compter, prendre en compte ce qui n’est pas ou, plutôt, ce qui existe autrement ; évoquant le palais des Quarante Colonnes de Chehel Sotun, elle louait la magie persane de dénombrer en tant que réelles les vingt colonnes réverbérées dans l’eau. Dialoguant avec l’aimé disparu, Hélène Cixous écrit : « Maintenant il avait quatre-vingt-dix ans, dont soixante-quinze vivants et quinze morts ».  

Les chats Isha et Haya sont nés quand le Temps s’est mis à tousser, à cracher, à fermer les portes de la liberté. Les chats ont rouvert les portiques de la durée malade comme Hélène Cixous nous invite sur le radeau de son rêvoir. La puissance du Rêvoir provient de son origine, de sa genèse : le livre que nous lisons a surgi d’entre les morts, s’est présenté à H.C. qui était « morte », « dévalisée », dépouillée, séparée d’elle-même, errant dans le désert de la peste. Le rêvoir est à la fois un don et une technique qui permet de revoir les disparus, grâce à laquelle les Ombres remontent la cheminée du temps, empruntent « l’Ascenseur Onirique ». Il est une illumination qui a jailli du sonnet 81 de Shakespeare et énonce que « personne n’est mort, tant que je suis là à les suivre et les saluer ». La première Ombre qui se présente n’est pas la mère Ève, mais l’ami philosophe D. A même l’effondrement, à même le vide et la désolation laissés par les décès de l’aimé, de la mère, des chats Philia et Aletheia, se libère le bonheur de les savoir partis AVANT, « avant le triomphe de la mort poison ».

Le livre est un Rêvoir qu’on ne referme pas, sur lequel on grimpe, un chat à ses côtés, l’encre de Kafka mêlée aux flots de la piscine de la littérature. On sent l’immense tissu de songes qu’est la littérature composer un monde pour les rêveurs, on glisse entre les quatre pattes du livre d’Hélène, un livre qui pousse ses syllabes en direction de Shakespeare et d’Homère, mais aussi de la grande carcasse de la synagogue brûlée d’Osnabrück, de Hope l’orang-outang mis à mort. On se drape dans « le ciel de Nô » que les sept parties composent, on tend au livre notre présent pour qu’il l’accueille à bord de son vaisseau.

Cette arche d’écriture, seule Cixous peut la construire en phrases oniriques, émancipées de la gravitation grammaticale, et vierges d’amertume. Dans la dernière partie intitulée « La mémoire est une chatte », il est question du « faire la petite cuiller » la nuit, après la mort du père, la mère Ève faisant la cuiller, la fille Hélène la cuillerée afin que, durant le sommeil, le père mort ne tombe dans le trou de l’univers. L’alliance que la littérature passe, entre elle et elle, entre elle et les écrivains, entre elle et les lecteurs, appartient au « faire la petite cuiller », l’écrivain-cuiller ou cuillerée dansant avec l’écriture afin que les absents et les présents ne choient dans la béance du non-monde.

C’est sur Kafka que se clôt Rêvoir estampillé d’un agent d’énonciation pluriel, d’un « quelqu’un qui écrit » bicéphale et d’un temps d’écriture-vivre dilaté. La dernière ligne éclate comme un fruit mûr : « Le 2 août 1914-2020 ». Le livre s’est écrit d’une entrée en guerre à une autre. Du peuple des souris de Kafka dans Joséphine la cantatrice s’échappe la souris avec laquelle les chats joueront et dont le livre narre la mort. On connaît l’importance de la Lettre, du facteur dans l’oeuvre de H.C. On verra dans la « souris Albertine » l’une des lettres envoyées de façon posthume par Kafka au bord de la piscine le 2 août 1914.

Éblouissant voyage, livre stupéfiant de beauté, d’inventivité, de génie, Rêvoir nous procure la sève de l’endurance et de la grâce. Dans le chapitre V, « La Maison était un livre », nous lisons « Je dois la vie à notre ancêtre la plume d’oie ». Les fous et folles de littérature, de liberté, doivent la vie à Hélène Cixous.

Hélène Cixous, Rêvoir, Gallimard, en librairie le 7 octobre 2021, 208 p., 17 € — Lire un extrait
Signalons la réédition, le 14 octobre prochain, du Livre de Promethea (Gallimard/L’Imaginaire).