Pierre Bayard et le complexe de Jocaste : Œdipe n’est pas coupable

Gustave Moreau, Œdipe et le sphinx (1864), détail du tableau (Wiki commons)

Récemment, nous commentions ici même une grande autrice « incestuée », à savoir Christine Angot (si elle veut bien me pardonner cette désignation désinvolte mais aussi pleinement articulée à notre modernité la plus brûlante). Et voilà qu’aujourd’hui Pierre Bayard, allant en sens inverse, jette un pont vers l’Antiquité et la pièce la plus magistrale du théâtre grec, l’Œdipe roi de Sophocle. C’est que l’on ne quitte pas le domaine de l’inceste pour autant, car ladite pièce propose un modèle familial hautement symbolique en même temps que très perturbé, où l’on voit notamment une mère entraînée à coucher avec son fils et un père se faire assassiner par le même — si l’on en croit la prédiction d’Apollon.

Ce modèle n’a guère cessé d’être commenté au cours des siècles jusqu’à nous et notamment à travers le relais prestigieux de Sigmund Freud et de la psychanalyse. Belle convergence de Sophocle à Angot en vérité et qui se renforce par la bande d’une spectaculaire divergence au sens où Bayard psychanalyste lui-même est loin de se ranger aux côtés de Freud dans son interprétation. Son enquête sur Œdipe roi est par ailleurs un sommet dans sa production paradoxale au sens où elle se déploie à plein dans un triangle superbement  construit entre récit d’énigme, enquête chrono-topographique et recours aux interprétations les plus autorisées des sciences humaines (à partir de Voltaire, ce qui est plaisant…).

Gustave Moreau, Œdipe et le sphinx (1864) (Metropolitan Museum of Art, Wiki commons)

Petite parenthèse toutefois à cet endroit. Pierre Bayard se prévaut en cours d’analyse d’une riche pratique de la Grèce actuelle selon laquelle son beau-frère aurait fait bâtir une demeure qu’il aurait mise à sa disposition, lui permettant de sillonner l’espace des villes grecques de jadis et naguère et de mener ainsi l’enquête qu’il avait mise en train en quête d’informations diverses. Bayard en profitera d’ailleurs pour s’adresser  en plusieurs conférences à un public savant mais peu ouvert, selon lui, à ses interprétations du passé de l’Antiquité grecque, ce qui lui vaudra pas mal d’hostilité et ne l’empêchera pas de recourir par exemple aux travaux de l’éminent helléniste français que fut Jean-Pierre Vernant et à ses mises en garde tant envers le traditionalisme local qu’envers les théories à fondement sexuel de Freud et consorts. Quant à la prétendue familiarité acquise par Bayard touchant la société hellène, est-elle de pure fantaisie ou devons-nous la prendre au sérieux ? En tout cas, nous savons depuis quelques-uns de ses précédents ouvrages que cet auteur se range dans le camp de ceux qu’il nomme « les intégrationnistes ». « Je considère, écrit-il ici même, que les personnages (sous-entendu du mythe et de la fiction) ont non seulement une forme d’existence, mais même de conscience. » (p. 70) Et, chez Bayard, cette conviction est à prendre au pied de la lettre.

Après que notre auteur soit revenu à son strict propos et à ce que, dans une lettre à Fliess, Freud disait de la découverte qu’il avait faite et qui le faisait remonter à l’Œdipe roi de Sophocle, Pierre Bayard va convoquer à la barre des références de son enquête trois autorités qui vont dans son sens de même que dans le sens de son scepticisme quant à la culpabilité du héros grec et roi de Thèbes. Il s’agit de Jean-Pierre Vernant, de Claude Lévi-Strauss et de René Girard, soit une jolie brochette, comme on voit.

Chef de file de l’école des hellénistes français, Vernant est celui qui se dissocie le plus nettement de la psychanalyse freudienne. Et, pour Vernant, rien ne dit que les spectateurs des tragédies de Sophocle réagissaient à celles-ci comme le font nos contemporains avertis ou alertés par la psychanalyse. Or, pour Vernant encore, dès le moment où la lecture de la vieille tragédie se défait de l’hypothèse de l‘inconscient freudien, il apparaît qu’Œdipe ne saurait subir les injonctions de ce dernier. Ainsi, par exemple, que ce héros aime ses filles comme il le fait n’implique pas qu’il entende coucher avec elles.

Quant à Lévi-Strauss, pour ce qui le concerne, la psychanalyse freudienne est elle-même une forme de mythologie. Or, ce qui compte pour un anthropologue structuraliste tel que lui, c’est la construction d’ensemble ou encore l’articulation des éléments constitutifs entre eux et non pas un certain contenu tel que la sexualité. C’est donc bien la structure policière avec son mouvement de dessillement progressif qui est déterminante dans l’intérêt que nous portons ici ou ailleurs à Œdipe roi et non pas le parricide ou l’inceste. Si l’on privilégie par conséquent le Freud mythologue aux dépens du Freud scientifique, on peut concevoir le complexe d’Œdipe non pas comme un schéma rigide mais comme une grille de lecture souple des relations entre parents et enfants avec de multiples possibilités de permutation. Ce qui pousse à enrichir le schéma freudien tel que l’on est tenté de le complexifier.

On en vient de la sorte à la théorie proposée par le René Girard à travers une double notion, celle de désir mimétique et celle de bouc émissaire. Dans le cas du désir mimétique, un enfant (ou aussi bien quelque adulte) convoite un être ou un objet du fait que cet être ou objet est déjà désiré par quelqu’un d’autre. Partant de là, il importe de conjoindre dans la pièce de Sophocle meurtre de Laios, inceste de Jocaste et peste collective pour que se déclenche une « crise sacrificielle » selon Girard réclamant que soit désigné un seul et même responsable de tous les maux. Il s’agit donc d’élire un bouc émissaire unique et ce sera en l’occurrence Œdipe chez Sophocle, cet Œdipe vers lequel trop d’indices convergent, le héros lui-même s’auto-accusant. Et Pierre Bayard de commenter :  « tel est bien le cas d’Œdipe, qui est fondamentalement un élément extérieur à la ville de Thèbes. Il n’en est pas originaire, sa filiation est douteuse et sa victoire sur la Sphinge, si elle a suscité la reconnaissance de nombreux Thébains, n’a pu dans le même temps que provoquer la jalousie ou l’envie de ceux qui convoitaient le trône. Il n’est nullement surprenant dans ces circonstances que l’énergie mortifère de la violence collective, après avoir erré entre plusieurs coupables possibles, se soit finalement arrêtée sur lui. » (p. 140)

En articulation avec la théorie freudienne, on évoquera encore ici la proposition de Theodor Reik  qui, dans l’un de ses ouvrages, analysait le besoin d’avouer s’emparant à certain moment d’individus submergés par leur surmoi et passant spontanément à des aveux plus ou moins imaginaires. Ce qui peut évidemment faire penser au cas d’Œdipe dans le présent contexte.

Mais alors qui est vraiment coupable chez Sophocle ? se demande Pierre Bayard alors qu’il est grand temps pour lui de conclure. Si, malgré des indices qui, par moments, s’accumulent sur les noms de Créon, de Tirésias et d’Œdipe lui-même, aucun des trois ne semble à même d’endosser complètement la responsabilité du crime. C’est l’endroit où un philologue et historien, Albert Machin, entre en scène et est à deux doigts de procurer une solution satisfaisante à l’énigme œdipienne dans son article « Jocaste dans le temps tragique » paru en 1990 dans Pallas. Revue d’études antiques.

C’est que Jocaste, épouse du roi et mère de l’enfant Œdipe, s’est avisée de ce qu’il fallait faire disparaître ce dernier en chargeant celui qui est devenu son homme de confiance, soit « le berger de Thèbes », d’abandonner l’enfant aux bêtes de la montagne. Au préalable, les pieds de ce bambin auront par ailleurs été perforés et liés, ce qui vaudra à ce dernier son surnom œdipien. Après quoi, il ne restera plus à la reine qu’à se suicider. Si elle choisit ainsi de disparaître, c’est que, à travers son initiative, elle a réussi à sauver et sa ville et son peuple. Mais surtout, elle a mérité que l’on substitue, estime Pierre Bayard, au « complexe d’Œdipe » un « complexe de Jocaste » bien plus apte à recouvrir les si nombreux crimes d’infanticide qui ont illustré et émaillé la mythologie ancienne. Or, on ne sait trop pourquoi, si ce n’est en référence à son propre « roman familial », Sigmund Freud a ignoré la fréquence des infanticides présents à tant de moments des mythologies antiques. Et ce sont ces crimes commis sur des enfants, bien plus que les rares parricides de la même époque, qui illustrent le plus pertinemment pour notre critique les mythologies de la Grèce ancienne. Quelque peu grincheux à cet endroit de sa brillante démonstration, Pierre Bayard accepte mal que le transfert d’un complexe à un autre comme de l’échange de quelques parricides avec maints infanticides soient aussi mal reçus du savant public grec.

Pierre Bayard, Œdipe n’est pas coupable. Éditions de Minuit, collection « Paradoxe », octobre 2021, 192 p., 16 € — Lire les premières pages