Et son corps qui n’est plus là pour le dire, Patrice Chéreau

Patrice Chéreau © Olivier Steiner

« Il faut prendre soin de ceux qui restent et enterrer les morts. On n’écrit pas autre chose. Des tombeaux.» Mathieu Riboulet

Tissage, reprise. Le beau rituel juif de la Queriah où il s’agit, après la mort d’un proche, de déchirer ses vêtements durant les sept jours du deuil. Lentement, délicatement. À l’issue de ces sept jours, l’endeuillé doit recoudre les vêtements en prenant soin de laisser visibles les reprises et les coutures. C’est ce que je fais quand je saute un paragraphe. L’axe du regard est une aiguille. Parfois le chas de l’aiguille est trop grand, parfois il est trop petit, trop fin. Le fil se plie, rechigne, refuse. Il faut insister, ne pas lâcher, continuer d’écrire.

Ma main de Tristan.

Sa main de Tristan.

7 octobre 2013

Il n’est plus.

L’amant magnifique.

Il adorait ce mot de « magnifique », il le mettait à toutes les sauces, ça l’agaçait, il s’agaçait.

Je pense à Philippe Calvario, à Thierry Thieû-Niang, à Valérie Six, à Marc Citti, à Gaël Kamilindi, à Dominique Blanc, à Charlotte Rampling, à Isabelle Adjani… une famille, une communauté inavouable.

Patrice Chéreau © Olivier Steiner

Ici, sur la photo, il est à Séville, c’est la Semaine Sainte, nous sommes dans une rue étroite, il a soudain ce visage de marbre doré, je shoote.

Main de Tristan, Tristan de Wagner, main posée sur un front, confrontation.

Nous sommes tous veufs.

Il adorait ce passage des psaumes : Qu’il est bon et qu’il est doux d’être tellement frères ensemble.

Il disait que l’avenir c’est du désir, pas de la peur.

La seule chose dont je ne sache pas parler, son corps. Son corps obscur, puissant, qui m’échappe. Sur son corps je mets mon aveuglement, et de la pudeur, il en avait tant.

Ce fut d’abord le souvenir d’un sourire dans un théâtre, puis un autre dans un musée en Espagne. C’est le passage d’un cercueil dans une Église. L’image dure pendant toute la traversée de la nef.

On dit qu’il n’avait rien prévu rien préparé concernant la mort sa mort, pas de testament aucune dernière volonté. On dit qu’il est mort à l’hôpital un lundi, qu’il s’y est rendu seul, la veille il était encore chez lui et travaillait, épuisé, prenait des notes pour sa prochaine mise en scène. Le cercueil fait son entrée sur une marche de la Semaine Sainte à Séville. La musique vient de partout, lente procession sacrée, païenne, c’est triste, c’est beau. C’est lent, c’est ample.

Parade de Fellini ou cortège de Kusturica, j’hésite, je suis impressionné. Je repense à la scène du mariage forcé de Margot, au début de la Reine du même nom, public en noir et en gris, fraises blanches autour des cous, foule dans Notre-Dame et lumières dans les vitraux, du doré et des tons sombres. Les protestants et les catholiques se font face, la paix ne durera pas longtemps. Il filmait des gloires venues de toute la peinture religieuse, il filmait la haine sur le point d’exploser. Je revois l’épaisseur des tissus sur les corps, le carcan de Margot, son froissement, rouge de la robe de mariée et lèvres boudeuses, parfaites, Margot Isabelle, pour toujours reine de l’effroi et de la passion. Donc il n’avait rien prévu concernant sa mort la sienne, lui si prévoyant et prévenant, lui qui savait organiser les choses, orchestrer diriger, cette fois pas la moindre directive. Il n’avait que les chantiers en cours, des projets pour le présent l’avenir, une pièce, un film, un nouvel opéra, un nouvel amour. Des choses pour la vie, choses pour et avec les autres, la mort sa mort n’avait pas de place dans l’agenda.

Isabelle Adjani, reine (Margot chez Patrice Chéreau)

La boîte en bois clair vernis est portée par six garçons en costumes noirs, des comédiens du Jeune Théâtre National, au bout de la nef des corbeilles de fleurs blanches attendent sans arrogance. Un moment de suspension et au-dessus, la vie, la mort, cette chose un peu bizarre et douteuse qu’on appelle le destin. Ce qui se passe est un tragique accident, une erreur, mort trop tôt, arrêté en plein élan, la troisième des Parques a coupé la ligne de vol du poème tandis que la voix de Waltraud Meier s’élève dans les volumes de l’Église Saint-Sulpice. Son Isolde, sa Clytemnestre, chante Im Treibhaus et Träume de Wagner, et l’allemand que je ne comprends toujours pas.

Quand le cercueil apparaît en haut des marches, la foule sur le parvis se met à applaudir, c’est le début du dernier triomphe. Ça dure de longues minutes, on entend des bravo, bravo, des bravos qui fusent comme autant de cris. Des voix d’hommes, des voix de femmes. Ce sont des rappels, son public le rappelle, veut le retenir. Je pense aux rappels de Bayreuth dont on raconte qu’ils avaient duré 53 minutes lors de la dernière, le public alors debout, en liesse, personne ne voulait partir, la Tétralogie montée pour le centenaire en 76 avait commencé par le scandale et des menaces de mort, elle s’était terminée en légende, il avait 31, 34 ans. Cinquante-trois minutes quand même, j’essaie d’imaginer, comment c’est possible ? Il est de ces êtres dont on dit qu’avec eux il y a un avant et un après. Oui, une grande présence pendant la vie puis un manque, une faille, une absence à peine croyable.

René Char : « Nous sommes ingouvernables. Le seul maître qui nous soit propice, c’est l’Éclair, qui tantôt nous illumine et tantôt nous pourfend ».

— Patrice, tu portes quoi comme parfum ? ça sent vraiment très bon. Penhaligon ? Connais pas.

Dans un café rue des Archives : On mate la jeunesse et les moins jeunes, toutes les complexions. D’un coup, juste après une hésitation : Tu sais, monter une pièce ou un opéra c’est pas si compliqué finalement. Je suis étonné par la déclaration, on pourrait la croire immodeste mais non, c’est dit avec une sorte de résignation, presque une déception. Avec le pilon en plastique rouge j’écrase les feuilles de menthe dans le verre de mojito, il ajoute : À condition d’être bien entouré, bien sûr.

Il poursuit : Mais toi qui aimes tout savoir, il y a quand même un secret… Ou plutôt deux secrets. Le premier est évident, c’est la lecture, le texte. Il faut se taper le texte, toutes les traductions possibles, les lectures. Faut longtemps rester à la table, pas bouger, même si on a déjà beaucoup d’idées et des impatiences dans les jambes… Il ne suffit pas de déchiffrer, il faut lire en aimant, en essayant d’aimer, en s’efforçant d’aimer, avec goût, envie, désir… Tu vois ? Puis ensuite les personnages et l’histoire. L’histoire, très important, il faut raconter une histoire, redonner vie à l’histoire, la rendre actuelle et crédible, pas seulement revisiter comme ils disent… Tu sais pourquoi il faut des histoires ? C’est ça qui rentre dans les têtes, les histoires avec des comédiens, des trajets… Alors rentrer dans le texte, comme une réécriture, et il faut tout de suite aller vers ce qui rassemble et comprendre comment les mots ont été posés, d’où ils sont venus, pourquoi ceux-là et pas d’autres… Et après les mots on s’occupe des phrases, puis des tirades… Enfin y’a le micro et le macro, faut les tenir tous les deux chacun dans une main, ensemble, tenir fort, trouver la bonne tension, ne rien lâcher. Pas trop de micro, pas trop de macro, ce qui veut dire pas trop de fini, pas trop d’infini… Ensuite on peut revenir au silence, le laisser planer, même dans une parole, le silence tout autour, toujours, au-dessus et sous-jacent… lui laisser le dernier mot. Le deuxième petit secret, tu vois, c’est un problème qu’il faut résoudre à chaque fois pour la première fois, pas de recette toute faite — enfin il faudrait qu’il n’y en ait pas — comment faire entrer tel personnage et comment le faire sortir. Et c’est partout pareil : dans un roman, un texte, une pièce de théâtre, un opéra, un film ou une sonate, il faut inventer le point d’entrée et le point de sortie, le comment et le pourquoi des êtres, des corps. Il y a longtemps j’avais un problème sur une scène des Paravents, et il se trouve que Genet était là dans la salle ce jour-là, il n’est venu qu’une ou deux fois. Je lui ai demandé ce qu’il en pensait. Il a réfléchi puis a dit : Le personnage pourrait faire exactement la même sortie, mais tout en parlant à reculons, comme si c’était naturel de partir à reculons, il ne faudrait jamais voir son dos. Voilà, ma scène était résolue. Tu vois ? Le truc merveilleux c’est qu’à chaque fois c’est complètement différent, unique. Pas de répétition en fait, même si officiellement y’en a beaucoup, pas d’ennui, jamais. S’ennuyer est une faute grave dans ce métier, impardonnable, c’est péché mortel pour parler comme les curés. Et ça, rien que ça, tu vois, moi ça me rend la vie désirable… c’est pas plus compliqué. Bon, on reprend deux mojitos ?

Ok, on prend deux autres mojitos. Je regarde ses mains. Elles dansent.

« Main dans la main ils vont tant mal que mal d’un pas égal. Dans les mains libres – non. Vides les mains libres. Tous deux dos courbé vus de dos ils vont tant mal que mal d’un pas égal. Levée la main de l’enfant pour atteindre la main qui étreint. Étreindre la vieille main qui étreint. Étreindre et être étreinte. Tant mal que mal s’en vont et jamais ne s’éloignent. Lentement sans pause tant mal que mal s’en vont et jamais ne s’éloignent. Vus de dos. Tous deux courbés. Unis par les mains étreintes étreignant. Tant mal que mal s’en vont comme un seul. Une seule ombre. Une autre ombre. » Samuel Beckett