Chez Hélène Cixous, l’écriture est d’abord une expérience de la langue et de soi, des autres et du monde. L’expérience, ici, n’est pas celle d’une langue qui serait donnée, d’un soi évident et fermé, d’autres déjà connus, d’un monde factuel et présent comme une chose. S’il y a expérience, expérimentation, c’est parce qu’au contraire la langue, soi, les autres, le monde sont rencontrés comme des « réalités » – qui n’en sont pas vraiment, en tout cas pas au sens habituel d’un donné saisissable – énigmatiques, instables, disséminées et ouvertes, ce qui est rencontré à leur contact, à leur impact, étant précisément leur énigme, leur instabilité de fantôme, leur dissémination tourbillonnante.
L’enjeu des œuvres d’Hélène Cixous est moins de décrire ou représenter l’énigme et la dissémination – en les tenant ainsi à distance – que de les inclure dans l’écriture, de faire de celle-ci leur lieu, leur champ libre, l’espace où, de manière immanente, la pluralité et l’étrangeté fondamentales de la langue, de soi, des autres et du monde peuvent exister et être affirmées comme valeurs.
Cet enjeu implique une éthique de l’écrivain, une pratique de l’écriture qui, loin du virilisme, de l’occidentalocentrisme, de l’hétérosexisme toujours militaire, se rapporte à la langue, à soi, aux autres et au monde selon une certaine déprise, un abandon, une hospitalité première – l’inverse de la maîtrise, de la volonté de pouvoir qui nous tient lieu de mode de vie et de pensée depuis des siècles, et qui sont ici abandonnées au profit d’une écriture comprise comme accueil.
Dans ces conditions, pour Hélène Cixous, il ne s’agit pas de bien écrire mais d’écrire, l’écriture n’étant possible que dans l’oubli des lois, des normes de la littérature et du monde, que par l’abandon des lois et des normes constitutives d’un ego qui est toujours un juge – cet oubli et cet abandon valant comme des moyens de contestation, des moyens de lutte mais aussi des moyens pour des lignes de fuite par lesquelles inventer d’être soi sans l’être, créer d’autres langues, d’autres mondes, d’autres autres que nos autres familiers.
C’est cette logique générale de l’écriture que Véronique Bergen choisit de déplier et de parcourir dans le livre qu’elle consacre à Hélène Cixous. Celle-ci se rapporte à l’écriture non comme à une possibilité évidente mais comme à un problème. Que signifie pour une femme d’écrire ? Que signifie écrire pour une femme juive après l’expérience de l’antisémitisme, après Auschwitz ? Que signifie l’écriture, cette réalité du monde cependant si étrange ? L’écriture n’est pas appréhendée comme un outil facile, immédiatement à disposition de celle qui a pourtant fait des études, qui vit au milieu des livres. L’écriture est étrange, son existence est étrange et sera pensée à partir des points saillants de cette étrangeté. Ainsi, Hélène Cixous se concentre autant sur l’émergence opaque de l’écriture que sur le caractère infini de la langue (« il n’y a pas de dernier mot »), ou encore sur sa dissémination fondamentale. Ce qui est également pensé, c’est la porosité de l’écriture au corps et à l’inconscient, à l’hermétisme et à l’irreprésentable de l’inconscient – cette porosité laissant exister un « étranger » que l’écriture accueille, qu’elle laisse « parler » puisque sa propre parole n’est qu’ouverture à celle d’un autre en moi en même temps que hors des cadres, des normes, de l’identité du moi ou des cadres normatifs de la langue.
Agir sur et dans la langue pour la faire écriture, c’est agir là où la langue montre ce qui en elle et en dehors d’elle la conteste, agir sur les failles qui la traversent et qu’il s’agit d’élargir, de creuser davantage afin que ces failles deviennent la langue même, transfigurée en cet autre contre lequel elle lutte. Écrire implique une action sur les éléments de pouvoir qui structurent la langue pour les fragiliser, les contester, les renverser, les greffer sur ce qu’ils ne sont pas, créer une autre langue dans la langue – une langue qui n’est plus une langue mais un idiome singulier, que Véronique Bergen appelle « le cixous », cette langue qui catalyse un débordement de la langue, une autre politique de la langue, un désaxement de tous ses centres, une prolifération de ses lignes de fuite pour l’invention d’une écriture. Cette invention, chez Hélène Cixous, mobilise plusieurs façons d’être dans la langue qui allient passivité et activité, passion et action : passion face à ce qui arrive dans la langue, ce qu’elle peut accueillir, action par rapport à ce qui advient et pour le faire advenir. Il s’agit pour Hélène Cixous d’être dans la langue non pas comme un poisson dans l’eau mais comme une créatrice ou une accoucheuse – non selon un simple jeu vain de transformation gratuite et pauvre mais en créatrice d’une langue, en accoucheuse d’une langue nouvelle et donc d’un monde nouveau.
Chez Hélène Cixous, la langue est toujours ce qui est à transformer et à créer, non à recevoir et à reproduire. Si Véronique Bergen signale certains des dispositifs et procédés mis en œuvre par l’écrivain dans cette entreprise de création (propagation de la métaphore, verbalisation des substantifs, croisement de plusieurs langues, typographie, etc.), elle souligne surtout sa proximité avec le travail infini d’interprétation qui définit le judaïsme et son rapport aux textes. Dans cette optique, la langue n’est jamais un donné à reproduire mais une matière à créer, un ensemble de signes énigmatiques, en eux-mêmes débordés par un sens virtuel et pluriel. La langue est une interrogation qui ne cesse jamais, l’écrivain étant celui et celle qui accueille cette interrogation, qui s’en fait l’écho, lui répond non par une réponse mais par une répétition de l’interrogation elle-même.
Ce rapport à la langue appelé par l’œuvre d’Hélène Cixous implique une dépossession de soi, du Je. Le Je serait ici un ensemble de discours en même temps qu’une place forte à l’intérieur du discours, et ce sont cette place autant que ces discours que l’écriture d’Hélène Cixous fait voler en éclats. L’écriture fait bégayer les discours par lesquels le Je se dit et se pense, par lesquels il se constitue – discours anthropocentrés et androcentrés, phallogocentrés, discours du maître, discours du pouvoir, discours du grammairien, discours de l’européen qui construisent un Je qui, pour exister, ne peut que reproduire les normes autant que les impensés qui le rendent possible. Elle les fait bégayer, c’est-à-dire les ouvre à ce qui les conteste et les entraine dans des devenirs qui les détruisent. Et à ce pouvoir du discours régnant, Hélène Cixous substitue d’autres discours balbutiants, des discours qui se cherchent, fragiles, discours de ceux et celles qui ne parlent pas, qui n’ont jamais parlé, qui sont exclus du discours : tout un ensemble disparate et pluriel de fantômes, de femmes, de juifs, d’animaux, de métis, d’étrangers, de corps, de désirs. Par là, le Je disparaît au profit d’un Nous, d’un On, il n’est plus à la place centrale de l’énonciation, celui qui parle en monopolisant la langue légitime et la légitimité de parler comme l’Etat monopolise la violence légitime : il devient au contraire l’accueil singulier et anonyme, impersonnel, d’un peuple nouveau. L’écrivain, chez Hélène Cixous, est le lieu ouvert de cet accueil, le monde infini de ce peuple.
Véronique Bergen souligne également comment par l’écriture ainsi comprise et expérimentée, Hélène Cixous s’attache à une création du monde, l’écrivain prenant la place de Dieu mais sans Dieu, c’est-à-dire sans créateur hégémonique, sans création faite une fois pour toutes. En ouvrant la langue de toutes parts, en laissant advenir ses spectres, ses foules muettes, en déconstruisant ses logiques, en créant d’autres langues dans la langue, l’écriture d’Hélène Cixous ouvre de toutes parts notre monde, le remplit de ce qu’il rejette, l’investit d’un silence mille fois bruissant, lui insuffle d’autres configurations, d’autres possibles, d’autres existences – une altérité qu’il devient, mille altérités qui se mettent à être. Écrire, c’est contester le monde, transformer le monde, créer le monde, mais c’est surtout le maintenir ouvert à d’autres créations, à l’infini, en affirmant par l’œuvre de l’écriture la nature plastique et à jamais inachevée du monde, sa pluralité synchronique et diachronique, son nomadisme pour toujours.
Ainsi, l’écriture est par définition politique, pratique d’une politique de la langue et dans la langue, du monde et dans le monde, une politique du rapport à soi et aux « autres » tournée de manière centrale vers les autres, une politique à partir des autres qui sont aussi bien les autres du monde puisque celui ou celle qui chez Cixous écrit, c’est toujours l’autre pluriel, disséminé, l’autre à venir d’un temps et d’un monde à venir.
Véronique Bergen, Hélène Cixous – La langue plus-que-vive, éditions Honoré Champion, collection « Littérature et genre », avril 2017, 136 p., 35 €
Véronique Bergen vient également de publier Luchino Visconti – Les promesses du crépuscule, éditions Les impressions nouvelles, 2017, 224 p., 17 € ; Gang Blues Ecchymoses, avec des photographies de Sadie von Paris, éditions Al Dante, 2017, 176 p., 30 €.