Emmanuelle Lambert : Mort de quelqu’un (Le Garçon de mon père)

Emmanuelle Lambert, Le Garçon de mon père © éditions Stock

À Diacritik, nous connaissons Emmanuelle Lambert à travers deux essais qui firent date, l’un consacré à Jean Genet, l’autre à Jean Giono. Nous la connaissons aussi par sa contribution puissante à la récente mise au jour en Bibliothèque de la Pléiade des Romans et Poèmes de Genet et en particulier à travers ce roman le plus « risqué » de l’auteur que fut et reste Pompes funèbres dont Emmanuelle Lambert donna notice et notes. Nous allons la découvrir à présent en cette rentrée littéraire à partir d’un roman plus que personnel publié sous le titre déroutant du Garçon de mon père — titre que contredit sur le bandeau du volume et de façon provocante la photo d’une fillette au doux sourire. Mais, sous ce premier paradoxe d’un titre que l’on a tôt fait de comprendre, s’en cache un bien autre plus malaisé à déchiffrer et que le dos du volume donne à traduire et sans doute à accepter. Et nous lisons : « ce livre n’est pas un livre de deuil. Il est à l’image de son personnage principal, un père à la chaleur explosive. »

La scène fondatrice du livre, qui se joue en six temps depuis un dimanche jusqu’à un vendredi, se ramène à une seule situation reproduite six fois : l’assistance vouée à un mourant que soutiennent ses deux filles, Emmanuelle et Magali, qui, bordant son lit, veillent sur lui. Elles prennent ainsi acte de ce que la vie quitte peu à peu le corps paternel, malgré les traitements de chimio-thérapie, un corps déjà condamné et qui perd peu à peu ses énergies dans les vomissements et le sommeil. Puis viendra le vendredi de l’ultime échange : «  Nous nous sommes assises, chacune d’un côté du lit, touchant qui un bras, qui une main. Tout bas Magali m’a appelée, elle ne savait pas, elle croyait que. Je me suis penchée vers lui, son souffle s’est éteint. Je lui ai caressé la tête, déposé un baiser sur le front, et à l’oreille, je lui ai dit, ça va aller, papa ; et aussi, c’était bien. » (p. 152-153)

Tout est désormais joué, y compris pour le médecin ami qui n’y peut plus rien, non plus que pour l’infirmière Babette, si secourable. Et il ne s’en confirme pas moins qu’il n’y a pas matière verser dans le deuil parce que subsiste tout ce qu’a laissé de lui et de son image celui qui emmenait sa tribu dans les rues en chantant  tantôt des airs d’opéra et tantôt des rengaines révolutionnaires. Et cette explosivité inoubliable du père s’appuyait notamment sur une connivence avec ses filles et tout spécialement avec celle qui lui rend hommage dans le présent volume en étapes successives toutes d’émotion. C’est cette Emmanuelle qui se souviendra de ce qu’à la naissance de sa petite sœur elle n’éprouva pas la jalousie classique forte de son alliance avec le paternel, qui la rendait indestructible.

Si le présent roman rapporte en plusieurs journées les derniers moments d’une existence, il se veut encore bien autre chose et, par exemple, il procure le portrait de celui qui va s’en aller et qui fut aimé au gré de la bonne entente avec la narratrice. Celui qui fut, dit-on, d’abord un enfant triste fut, une fois devenu adulte, un être plein d’allant, s’exprimant dans la musique, le chant, les jeux de société et jusque dans la lecture en ce qu’elle a d’expressif. Son corps avait par ailleurs une tendance spontanée à l’impudeur. Il vaquait nu au milieu des siens et voilà qui préparait ceux-ci au malade qu’il allait devenir. Sa personne, qui, notons-le, n’est porteuse d’aucun prénom, est marquée par une grande présence, celle de celui qui toujours fit la course en tête, qui conduisait trop vite sa voiture, qui aimait aussi à séduire. Il allait d’ailleurs, après quelques aventures, changer d’épouse au seuil de la vieillesse — et donc du trépas.

Or, la question de l’amour et de la sexualité se verra être en roman le lieu d’un revirement qu’on osera qualifier d’idéologique. C’est qu’Emmanuelle qui, lors de sa naissance faillit perdre sa mère, opte ouvertement en fin de récit pour le parti des femmes, cessant d’être le garçon manqué qu’elle commença par être. Elle qui fut si bellement « le garçon de son père » va basculer du côté d’une mère emportée dans la détresse. « Si l’on accepte la règle d’un jeu où nous sommes des denrées périssables, écrit-elle, si l’on se plie à l’injonction qui tresse ensemble et dans un désir consumériste mariage d’amour, compétence sexuelle, procréation, développement personnel, c’est qu’on a déjà perdu. On perdra encore et encore. Et au fil des années il y aura toujours une plus jeune. Ma mère voulait mourir plutôt que de vivre humiliée. » (p. 166) C’est donc sur un ton quelque peu vengeur que l’écrivaine rétablit un équilibre et forme cette fois duo avec sa maman, pendant que, sous l’appellation d’“épouse” une autre femme veille le mort.

Mais on trouvera ceci encore dans le livre courageux et digne qu’Emmanuelle Lambert nous donne aujourd’hui. C’est que Le Garçon de mon père ouvre à une autre ligne de lecture en aperçus rapides. À travers des coups de sonde brefs mais toujours pertinents, une petite sociologie se dessine qui porte sur la nouvelle classe moyenne telle qu’elle survient en France entre libération de mai 68 et néolibéralisme des années 80. C’est que le père du titre émergea à cette époque, lui qui provenait d’une famille plutôt populaire. Mais, avec le culot qui le caractérisait, cet homme sut se frayer un chemin et mit à profit l’informatique qui mobilisait alors maints spécialistes et techniciens. Il sut par exemple mettre à profit dans le domaine ses dons en mathématiques. Pour d’autres, provenant des familles alliées autour du mariage de départ, quelques-uns surent en profiter, d’autres non. Il y eut ainsi des accidents de parcours et le géniteur des deux sœurs découvrit même que son propre père ne l’était pas vraiment. Tout un désordre gagna ainsi les familles de la classe moyenne de ce temps, mais on « fit avec » tant bien que mal plus souvent. C’est ainsi que, pour sa part, notre autrice sut, inspirée par un père dévoreur de livres, se glisser dans les mailles du filet littéraire, allant non sans un succès à la recherche d’auteurs audacieux et parfois scandaleux.

Emmanuelle Lambert, Le Garçon de mon père, Stock, août 2021, 180 p., 18 € 50 — Lire un extrait