Il ne s’agit d’un roman d’amour que par accident. Le thème majeur d’Un homme pareil aux autres n’est en effet pas l’amour – accidentel, anecdotique – entre un homme noir, Jean Veneuse, et une femme blanche, Andrée Marielle, mais bien plutôt le racisme systémique qui sévit en France et plus largement au sein du système impérial. L’amour « interracial » n’en est que le terrain d’application qui sert à comprendre les « souffrances morales » d’une « intelligence trop sensible ».
Le Martiniquais René Maran publie ce récit d’amour en 1947. Le roman est alors largement ignoré par la critique, qui ne se souvient que de Batouala, récipiendaire du prix Goncourt en 1921. Pour le reste, René Maran n’apparaît que comme un auteur inclassable dont on ne se sait que faire et dont l’aura polémique dépasse de loin son auteur. Tandis que les uns considèrent le roman Batouala comme trop naïf et trop peu engagé, les autres pensent au contraire que la Préface qui l’accompagne dénonce trop frontalement la colonisation française.
Trop ou trop peu : René Maran ne contente personne. Le romancier s’inspire pourtant de sa carrière d’administrateur colonial, celle d’un noir lettré aux colonies, et il fait preuve d’un grand courage dans la description sans ambages de l’oppression coloniale. Un homme pareil aux autres, resté dans l’ombre de Batouala, est aujourd’hui réédité par les éditions du Typhon, assortie d’une splendide préface du romancier sénégalais Mohamed Mbougar Sarr. Elle aide à comprendre la force de cette écriture, précise, incisive, immensément poétique.
Un amour empêché : terrain d’étude pour dénoncer le racisme impérial
Le protagoniste principal se nomme donc Jean Veneuse et, tout comme René Maran, il est un Martiniquais ayant grandi et fait ses études à Bordeaux. Il s’engage dans la carrière coloniale et devient l’un des rares administrateurs noirs en Afrique – à l’instar du Guyanais Félix Éboué, dont René Maran était un ami. Mais il faut se garder du filtre biographique pour comprendre ce roman : toute la finesse de René Maran tient au contraire dans la manière dont il expose les ravages du racisme au quotidien – et l’auteur n’est pas sans distance vis-à-vis de ses personnages. Le romancier expose une mécanique qui broie toute confiance en soi et qui rend impossible un mariage entre deux personnes qui s’aiment.
Il s’agit donc d’une expérience de pensée qui prend la forme d’un roman : que se passerait-il si un homme noir, pareil aux autres, était amoureux d’une jeune femme blanche qui l’aimerait en retour ? Réponse : au sein d’un système impérial raciste, l’homme noir se sentirait profondément incapable d’infliger une vie de persécution sociale à sa compagne et s’empêcherait d’aimer celle qu’il aime. Ces « autres », ce sont les Blancs bien sûr. Et parfois des Blancs très bien intentionnés, dont ses meilleurs amis, aux rangs desquels Madeleine et Pierre Coulonges, mais qui n’en sont pas moins racistes – ou peut-être plus précisément : qui véhiculeraient tout de même des impensés racistes et une partition entre « tu » et « nous ».
Dans le premier chapitre, le narrateur expose l’expérience de pensée dont le roman est le déploiement : « Il est indéniable qu’il existe aujourd’hui, en France, des traces plus ou moins profondes de racisme. Or l’on ne réduira ce fléau social à sa plus simple expression que dans la mesure où l’on aura le courage de pénétrer et de résoudre les problèmes qu’il pose ». En ce sens, l’amour entre Jean Veneuse et Andrée Marielle n’est qu’un prétexte pour prouver cette partition des hommes entre eux, entre le « tu » noir et le « nous » impérial. René Maran décrit alors une histoire d’amour comme « le voyage d’une race à une autre ». La fiction-cadre est celle d’un récit a posteriori, où Jean Veneuse reprend et publie « un lot de vieux cahiers participant du livre de raison et du carnet de route, où, treize années durant, il a noté, de façon intermittente, les hauts et les bas de sa vie de fonctionnaire colonial ».
Le lecteur suivra donc les pérégrinations de Jean Veneuse fuyant son amour pour Andrée, et prenant ses fonctions au Tchad. Le long voyage en bateau est l’occasion de retrouver ses anciens amis Madeleine et Pierre Coulonges, qui lui présentent à leur tour Clarisse Demours, jeune épousée rejoignant son mari aux colonies. Jean leur expose son amour malheureux et se laisse aimer par Clarisse, tout en se pensant damné. Ce triangle amoureux se poursuit dans la seconde partie du roman, tandis que Jean est en poste. Othello colonial, Jean Veneuse ne s’autorise pas à aimer. Aussi aime-t-il par procuration d’autres jeunes filles en fleurs.
Un roman-monde, encyclopédie nonchalante de l’empire colonial
La mention de ce « lot de cahiers » réunis a posteriori expose d’emblée le caractère composite de ce roman. Une véritable « tentation encyclopédique » est à l’œuvre dans ce roman-monde, comme peut le décrire Ninon Chavoz dans son étude, Inventorier l’Afrique. Jean Veneuse note tour à tour ses impressions de voyage, des notes ethnographiques, des fragments d’une correspondance amoureuse, des rapports des « tournées » qu’il fait en brousse pour recenser les populations administrées, des relevés d’un jugement qu’il a eu à rendre sur un infanticide, des gazettes littéraires. On peut lire par exemple une chronique des romans d’André Suarès. On sait par ailleurs qu’il a emmené avec lui toute une bibliothèque de fin lettré : Marc Aurèle, Pascal, Stendhal, Joinville, Jacques de Voragine, Vigny, Renan, Claudel, Voltaire, mais aussi plus étonnant pour nous aujourd’hui le comte de Gobineau, ou encore André Lafon, René Boylesve, Anatole France, Charles Maurras…
Mohamed Mbougar Sarr le signale très justement dans sa préface : « concrète et méditative, riche et fluide, jamais inutilement alambiquée, la langue de Maran, emprunte au style classique le meilleur des attributs : la précision. L’écriture de Maran n’est jamais aussi belle qu’au moment de nommer les choses, de donner à voir et à sentir les atmosphères, de décrire les paysages ». Bordeaux, Ténériffe, Dakar, Conakry, Brazzaville, puis plus tard la subdivision de Moussananga, ou l’immense Lagos : René Maran se plaît avec la même joie à décrire les lieux, les tableaux et singulièrement les sons. De pleines pages sont consacrées au déroulement d’une journée au poste de Kokaga, à travers les sons qui parviennent dans la case de Jean : rumeur des animaux qui s’éveillent, bruits des marchés et des cuisinières, silence de la sieste et chaleur écrasante du soleil, coucher du soleil qui ramène à la vie les animaux et les humains, puis de nouveau le silence de la nuit entrecoupé par le cri des hyènes. De longues pages sont également consacrées à l’ennui et la rêverie face aux paysages désertiques : « Et fauve, rouge, blanc, jaune paille ou noir, le sable, le sable et encore le sable, interminablement étincelle et rutile jusqu’à l’infini, où le sable reprend le sable et va vers d’autres sables encore ».
Ce roman est donc tout cela à la fois : roman épistolaire qui se transforme en carnet de tournée qui se transforme à son tour en rêverie littéraire qui devient finalement réquisitoire contre la colonisation. Le mouvement est celui de la pensée, du flux multiple de la vie intellectuelle décrite avec une nonchalance très étudiée. Cette polyvalence de René Maran est très impressionnante et donne au roman un chatoiement aux couleurs multiples.
Un roman ambigu : être nègre et fonctionnaire colonial
La toile de fond de ce roman-monde est celle du contexte impérial français. René Maran, contrairement à ce que certains critiques ont pu dire de lui, est d’une netteté et d’une précision sans équivoque sur l’œuvre coloniale. Le réquisitoire est simple et précis : la colonisation, c’est le triomphe du meurtre et de l’illégalité. « Fonctionnaire colonial… Ce métier aurait pu être si beau, si généreux, si noble ! Hélas ! La colonisation est une déesse âpre et cruelle, qui ne se paie pas de mots et se nourrit de sang. Trop pratique pour être sensible, rien ne la détourne de ses projets. Elle se fonde sur l’injustice et l’arbitraire. Il faut, pour lui plaire, jeter en prison les hommes crevant de faim et des femmes allaitant leurs enfants. Il faut, pour lui plaire, arrêter des innocents. Ni les uns ni les autres n’ont quoi que ce soit à se reprocher. Mais la main-d’œuvre pénale faisant plus ou moins défaut, cette illégalité permet d’entreprendre ou d’achever, sans grever le moins du monde le budget local, les travaux en cours. La force primant le droit, le meurtre célébré et honoré, c’est ça la colonisation, c’est ça la civilisation ».
À l’intérieur de ce système impérial, Jean Veneuse se trouve être lui-même un noir. Ce frottement entre colonisé et colonisateur se trouve à son paroxysme lorsqu’il est aux colonies. Il l’explique au sortir d’une discussion avec ses amis les Coulonges : « Qu’ils me laissent rire ! Un nègre n’est pas un homme comme les autres. Or je ne suis qu’un nègre, un nègre qui, par son intelligence et son travail assidu, s’est élevé à la réflexion et à la culture de l’Europe. De bonne foi, j’ai cru à cette culture, et me suis mis à aimer ce nouveau monde, découvert et conquis à mon usage. Quelle erreur était la mienne ! Il a suffi que je prenne de l’âge, et que j’aille servir ma patrie adoptive au pays de mes ancêtres, pour que j’en arrive à me demander si je n’étais pas trahi par tout ce qui m’entourait, le peuple blanc ne me reconnaissant pour sien, le noir me reniant presque. » Ni l’un ni l’autre : entre les deux.
Ce « nègre éduqué », arraché à la Martinique dans sa petite enfance, est un « orphelin intermittent », comme le décrit Jean à la fin du roman, lorsqu’il se souvient de ses longs étés bordelais où il était le seul à ne pouvoir revenir dans sa famille et où il se languissait d’une vie avec ses proches. Cette « aventure ambiguë », quatorze ans avant que le roman de Cheik Hamidou Kane ne paraisse, décrit déjà la double culture de ceux que l’on appelait les « évolués ».
L’aventure est « ambiguë » également lorsqu’affleure, par moments, l’inconscient colonial. Cela est particulièrement frappant lorsque le narrateur décrit Adidja, sa « petite compagne baguirmienne », comme une jeune femme attachante, occupée à rire toute la journée, mais sans aucune profondeur. Cette « simplicité » qualifiée de « puérile » apparaît dans l’un des passages les plus terribles du roman, où Jean Veneuse reprend et relaie des clichés coloniaux racistes envers les colonisés. Cette condescendance n’est pas sans déranger et fait trembler la caractérisation positive de Jean Veneuse. Tandis que la figure d’Adidja est censée approfondir l’écart avec l’amour idéal d’Andrée Marielle, elle signale en réalité que la femme indigène subalterne, définitivement, ne peut et ne pourra jamais parler en son nom propre, réduite au silence par le système impérial.
Jean Veneuse n’est donc pas exempt de racisme, lui qui le souligne si finement par ailleurs dans les discussions badines et bourgeoises de son temps. Néanmoins, il fait preuve d’un grand sens de la justice et d’un respect profond pour les populations qu’il administre. Les notations prises au fil des mois sur les troupeaux, les marchés, les moissons, les feux de brousse en sont de nombreux exemples.
Entre « toi » et « nous » : malentendu fanonien et puissance romanesque
Jean Veneuse, dans l’histoire intellectuelle et littéraire postcoloniale, est resté célèbre car il est l’archétype du sujet colonial aliéné selon Frantz Fanon. Le grand psychiatre et penseur de la situation coloniale consacre en effet tout un chapitre de Peau noire, masques blancs à l’amour de Jean Veneuse pour Andrée Marielle, qu’il intitule « L’homme de couleur et la blanche ». Revenons pour finir sur cette polémique littéraire donc Mohamed Mbougar Sarr écrit, à juste titre, qu’il s’agit en réalité d’un « malentendu ».
Si l’essayiste a magnifiquement décrit l’oppression mentale et psychiatrique inhérente à la situation coloniale – en déployant un champ d’étude sur le trauma colonial particulièrement fécond, en témoigne encore l’essai récent de Karima Lazali –, le procès intenté au roman semble manquer l’originalité du dispositif inventé par René Maran, et singulièrement oublier que l’auteur n’adhère pas nécessairement aux discours de tous ses personnages. Tout le propos de Franz Fanon est de prouver l’aliénation dont fait preuve Jean Veneuse : celui-ci serait, selon le psychiatre, un « introverti agressif », « atteint d’une névrose d’abandon ». Maladivement peu sûr de lui, il ne rêve que de devenir l’« autre », c’est-à-dire le Blanc, et de posséder une Blanche. Se faisant, Andrée Marielle symboliserait le fantasme absolu de tout Noir, rêvant de posséder l’altérité. Mais pour cela, écrit toujours Fanon, il lui faut l’assentiment du Blanc, du frère, de l’ami. C’est le rôle que joue Pierre Coulonges, qui lui « donne » l’autorisation d’aimer Andrée Marielle dans une longue lettre citée presqu’in extenso par Fanon, comme à charge contre Maran.
Un passage particulièrement révélateur reconduit une scission entre « tu » et « nous » tout à fait déchirante : « En fait, tu es comme nous. Tu es « nous ». Tes réflexions sont nôtres. Tu agis comme nous agissons, comme nous agirions. Tu te crois – et on te croit – nègre ? Erreur ! Tu n’en as que l’apparence. Pour le reste, tu penses en Européen ». Il n’est pas du tout sûr que cette lettre ne soit pas précisément dans le dispositif narratif créé par Maran une critique contre le racisme systémique, une preuve de la souffrance psychologique qu’éprouve Jean Veneuse à expérimenter cette scission même de la part de ses amis les plus chers. L’alternance de tu/nous est précisément ce qui tue à petit feu le personnage. Que Fanon ne fasse pas de distinction entre les propos des personnages qui entourent le personnage principal, le personnage principal lui-même, et l’auteur réduit la portée de sa critique contre le roman.
Cette partition, au sein du personnage, entre le Blanc et le Noir, est le thème central du roman : l’aventure ambiguë est celle d’un trajet intellectuel à l’épreuve de l’amour. Senghor ne s’était pas trompé lorsqu’il avait fait de Maran l’objet de l’un de ses tout premiers textes, voyant en lui l’un des précurseurs de la Négritude. Si Maran a toujours rejeté ce concept, il n’en a pas moins traité l’ensemble des déclinaisons à l’intérieur de son œuvre romanesque.
Par le déploiement d’un roman-monde multiple et ouvert à la diversité générique, par la diversité des voix narratives – qui relaient diverses manières de penser le clivage Noir/Blanc et de mettre en scène le racisme impérial –, par la beauté et la finesse des descriptions enfin, René Maran brosse le portrait d’une France clivée, incapable d’assumer la devise fraternelle qu’elle proclame dans les colonies. Il décrit également un amour dont l’issue est en suspens jusqu’à la toute dernière page. Ce roman est donc à plus d’un titre un grand texte de l’histoire intellectuelle du XXe siècle, avec toutes ses ambiguïtés, et l’on ne peut que saluer l’entreprise de republication.
René Maran, Un homme pareil aux autres, préface de Mohamed Mbougar Sarr, Marseille, Les éditions du Typhon, août 2021, 194 p., 17 €