À l’annonce de la mort de Jean-Luc Nancy, ma première réaction a été le silence, suivie de près par l’écoute de musiques que nous avions partagées. Puis, le désir de réentendre sa voix se faisant sentir, je me suis repassé quelques-uns des travaux que nous avions élaborés en commun dans le cadre de la création radiophonique à France Culture, au tournant des siècle XX et XXI. Beaucoup de souvenirs. Toujours agréables. Bien que n’étant venu que quatre fois à Strasbourg pour le rencontrer, je me souviens avec précision de l’appartement dans lequel il vivait, des objets qui s’y trouvaient, des peintures, des dessins ; et aussi de tout ce que nous avons pu échanger. Parmi les enregistrements archivés qui, malheureusement, ne sont pas accessibles dans leur matérialité sonore (les bandes magnétiques reposent dans le noir profond des entrepôts de l’Ina et il faut payer pour y avoir accès et, même si j’en possède de parfaites copies, je n’ai pas le droit de les partager publiquement), ce qui me revient aujourd’hui en premier lieu est cet Atelier de Création Radiophonique de 2001 que Philippe Beck et moi-même avions conçu sous le titre Histoire du cœur, histoire de la tête. L’idée de départ était de condenser, selon la durée réglementaire de 85 minutes, un aller-retour Paris-Strasbourg, ouvrant les micros dès notre arrivée gare de l’Est, puis dans le TGV, et ensuite, à tous moments du jour et même de la nuit dans les lieux divers où nous conduisaient nos déambulations, le trajet étant essentiellement réglé par Philippe Beck qui connaissait la ville depuis l’enfance. Comme nous avions tous les deux un lien avec Jean-Luc Nancy, l’idée nous est vite venue de lui rendre visite afin d’intégrer sa parole à notre essai radiophonique, les thèmes “du cœur et de la tête” s’y prêtant (L’Intrus venait de paraître). Une fois l’émission achevée et prête à diffuser, j’avais écrit ces quelques lignes pour le programme qui était alors envoyé à une liste d’auditeurs fidèles (et aussi à la presse qui n’en tenait généralement pas compte) :
“Ce jeudi 11 janvier (2001), nous avions rendez-vous avec Philippe Beck, Gare de l’Est, à Paris, du côté des composteurs. Nous devions prendre le train pour Strasbourg et parcourir ensemble deux journées d’enregistrement avec comme bagage ce titre ou projet d’histoire qui associe cœur et tête.
(Le cœur, la tête : un couple dont les enfants seraient les matériaux vivants d’une création radiophonique poétique, musicale, philosophique…)
À Strasbourg, nous avions rendez-vous l’après-midi du lendemain avec Jean-Luc Nancy qui vit, depuis une bonne dizaine d’années, avec le cœur greffé d’un (d’une ?) autre.
Dans l’intervalle, nous avons conversé avec Philippe Beck dans un salon de thé ou une chambre d’hôtel et traversé la cathédrale avant de prendre le tramway pour nous perdre un peu dans la ville, une fois la nuit tombée.
Le poète a un cœur de pierre. Le philosophe, un cœur greffé. Le musicien recherche le tempo exact de l’égrènement des sons dans la résonance d’un accord. Il consulte son pouls. Les trois font circuler le sang dans le corps pour irriguer le cerveau comme on le fait d’un jardin.
Une histoire naît de cette circulation, qui parle du vieillissement et du sommeil, du chaud et du froid, de la fatigue et de l’oubli, des amours et des haines de la tête et du cœur, organes faux jumeaux et complices.”
De cette petite heure et demie d’entretiens montés avec musiques et sons, entrecoupés de lectures, je retiens spontanément ces quelques échanges, qui ne forment pas la totalité des interventions de Jean-Luc Nancy, mais qui me semblent aujourd’hui touchants à faire passer, en ce jour où nous ne désirons pas céder à la tristesse, mais plutôt retrouver ce qui animait cet homme à la fois fragile depuis son opération et d’une solidité sans égal – au point que nous sommes sidérés par sa disparition qui nous semblait presque improbable. Curieux hasard cette annonce, qui nous est parvenue le jour marquant le cinquième anniversaire de la mort de Michel Butor, a été suivie par une autre, d’une tristesse non moins infinie, celle de la disparition d’un musicien que nous adorions tout particulièrement, Charlie Watts.
Strasbourg, vendredi 12 janvier 2001, 14h30, chez Jean-Luc Nancy.
La tête, le cœur… Peut-on en parler comme d’un couple, comme dans un rapport amoureux, par exemple ?
Non, plutôt peut-être dans un sens mécanique. Deux forces qui peuvent agir l’une sur l’autre. Mais n’empêche que, quand on dit que c’est « un homme de tête », on ne dit pas que c’est « un homme de cœur – et vice-versa, non ? Dans l’activité dite « de pensée », il y a une certaine mobilisation du corps, de tout le corps, une certaine tension des muscles, qui fait qu’on est fatigué physiquement après. Et, quand c’est au contraire le corps qui est actif, je ne sais pas, à scier, à faire des travaux du genre bucheronnage, ou disons menuiserie grossière, alors, à ce moment-là, il y a une pensée en acte.
C’est la question de résistance, du corps comme de la pensée, qui est la plus importante ; c’est ce qui nous entraîne à continuer ce travail, qui peut nous apparaître souvent vain, et qui est sans fin.
Oui, je trouve avec le temps de plus en plus frappant le fait que ce qui est vraiment attachant, ce qui retient, c’est que ça ne s’arrête pas. Et c’est cette espèce de déception qui suit l’arrêt – et ce, aussi bien dans le travail manuel que dans le travail intellectuel… Quand j’ai fini d’écrire un texte, je suis un peu vacant, je suis un peu… pas bien ; et quand j’ai fini de scier le bois, aussi. Mais pour scier le bois, c’est un peu différent, il faut s’arrêter parce que c’est le soir, et qu’on est vraiment fatigué ; tandis que, quand même, dans le travail intellectuel, ce n’est pas pareil : j’ai toujours l’impression que je pourrais ne pas m’arrêter avant que le texte en question ne soit fini.
On a l’impression qu’intérieurement, ça ne peut pas s’arrêter, de même que le sang continue de circuler tant que le cœur ne s’arrête pas
Il y a seulement quand on s’endort. Mais justement pour s’endormir, il faut avoir renoncé à penser, et comme on ne peut pas renoncer, il faut toujours que le sommeil vienne un peu par surprise. Et si on s’aperçoit que le sommeil vient, c’est une nouvelle pensée qui empêche encore de dormir. Étant assez insomniaque, il faut que je me force à dormir, donc en luttant comme on dit contre les pensées et, comment dire, le moment à attraper, c’est celui où il s’agit de se laisser surprendre…
Il y a autre chose, pour moi en tout cas : il faut aussi, pour entrer véritablement dans le travail d’écriture, que cesse une certaine agitation des pensées. C’est pas le moment des idées qui permet le travail. C’est un peu comme entrer dans un certain sommeil. Il faut mettre en sommeil – non, ce n’est pas « il faut », parce qu’on ne peut le faire volontairement… Mais je me rends compte que, si je suis vraiment en train d’écrire, je ne pense pas beaucoup, je n’ai pas beaucoup d’idées. Et c’est ce qui fait d’ailleurs que j’oublie en fait ce dont il s’agit et que je peux me mettre à répéter quelque chose que j’ai déjà écrit dans le même texte deux pages avant, ce dont je ne me rendrai compte qu’après. Voyez ce que je veux dire : on entre dans… comment dire ?
Philippe Beck : Un demi sommeil, un état intermédiaire.
Oui un état particulier où on n’est que « là-dedans », et ce « là-dedans », si vous me parlez d’intériorité, ce n’est pas « l’intériorité de moi », mais « l’intériorité de la chose » dont il s’agit. Enfin, « l’intériorité de moi » au double sens physique et intellectuel. Il ne s’agit pas du « dedans du corps », de toutes façons, il me semble que le corps n’a jamais de dedans – le dedans du corps, c’est une affaire pour l’anatomie, pour la médecine.
Si je sens mon cœur, il est dehors d’une certaine manière, je ne sais pas où, il est là, à côté ; mais dedans, non. Et de même, je ne dirai pas « l’intériorité de la pensée », mais plutôt que la pensée consiste à rentrer dans quelque chose
ChR : Il y a près de dix ans, vous avez subi une greffe du cœur. La question qui me vient, un peu brutale, c’est : qu’est-ce que ça a changé ?
La réponse est extrêmement difficile parce que le premier mouvement, spontané, c’est de dire que ça n’a rien changé. Ça a changé les conditions de vie pratique, ça introduit des préoccupations médicales, de santé, qui n’étaient pas là avant, mais il ne s’agit pas de ça. Je pourrais donc dire que ça n’a rien changé, et pourtant je sens que ça a changé quelque chose de très profond qui doit bien toucher un peu à tout. De temps en temps ça me revient, je repasse près de ça, et j’ai du mal à l’attraper… Il y a plusieurs éléments. Il y a un élément qui est le fait que mon rapport à la vieillesse, et plus exactement au vieillissement, a changé parce que, comme j’ai été en quelque sorte artificiellement – je n’aime pas dire ça comme ça comme s’il y avait du naturel, mais enfin… J’ai eu un vieillissement accéléré, ça m’évite du coup de me sentir dans le vieillissement. Là, je crois que j’ai eu une chance assez remarquable d’avoir miraculeusement passé le cap de la cinquantaine avec la greffe.
C’est littéralement comme si on retrouvait une jeunesse parce qu’on a un cœur qui a 20 ans de moins que soi ; mais c’est pas comme on se le représente, mécaniquement. Un cœur greffé est plus fragile, il se détériore plus vite… Mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Le fait est que l’épisode de la greffe a été tellement important, et a tellement marqué ces dix dernières années, avec les épisodes de rejets, de zona, et tout cet ensemble de choses importantes au sujet du poids, etc., qu’au fond on pourrait dire qu’elle m’a détourné, distrait de cette espèce d’attention morbide, dangereuse, au vieillissement qui vient peut-être inévitablement à un certain âge, comme une sorte d’avant-goût de la mort.
(suivent quelques échanges où il est question de Baudelaire, du Peintre de la vie moderne, de l’enfance, de la jeunesse. Nancy s’étonne du grand écart d’âge, 23 ans, entre Philippe Beck, 37 ans, et lui)
Philippe Beck : Seuls les adultes vraiment convalescents peuvent retrouver l’enfance à volonté. Non pas retourner à l’état enfantin, ou infantile, mais être vraiment grands à nouveau – toujours à nouveau. La vraie jeunesse, c’est l’état de convalescence, l’aptitude à sentir les choses comme on ne les sentait plus, comme quand on sort d’un hôpital, d’un seul coup, on respire autrement.
Oui, mais tu vois, moi ce qui me frappe, c’est que je ne pourrais même pas dire qu’il y a eu un moment où je ne les sentais plus. Je ne peux pas dire ça, parce qu’avant, je n’étais pas très malade, je n’ai pas été hospitalisé longtemps ; j’étais objectivement dans un état très dangereux, très risqué, où je pouvais mourir, mais ça ne m’affectait pas beaucoup la manière de vivre. C’est d’ailleurs un peu bizarre, un peu paradoxal… Non…, ça me fait penser à autre chose, à une question que Derrida m’a posée. Il m’a demandé : Quel âge tu te sens avoir ? Je n’avais jamais pensé à ça et je lui ai dit : Au fond, si je réfléchis bien, je dirais que j’ai 35 ans. Que j’ai eu 35 ans et que, depuis, je n’ai jamais changé d’âge. Et alors il m’a dit : Mais moi aussi. Et comme il a dix ans de plus que moi (à ce moment-là, j’avais déjà 50 et lui 60)… Peut-être qu’on ne quitte pas un certain âge qui est celui où on a atteint vraiment la jeunesse.
ChR : Et l’idée de maturité ?
Ah non, je n’appellerais pas ça maturité. Pour moi « maturité », c’est immédiatement l’idée de ce que je n’aurai jamais vu venir pendant toute ma vie. Longtemps, longtemps, je me suis dit, comme une longue surprise : mais c’est curieux, personne n’est mûr, je ne savais pas… Bon, j’ai toujours l’impression qu’il y a des gens mûrs – que je rencontre des gens mûrs, qui me font cet effet de maturité qui me manque. Évidemment, ce sont des gens que je ne connais pas, je les frôle à peine et sans doute, si je les connaissais mieux, je découvrirais qu’ils ne sont pas plus mûrs… Ou bien, je suis particulièrement sensible à quelque chose dont on m’a énormément dit que c’était peut-être un trait de l’époque : la disparition, en effet, d’une certaine maturité, d’un certain modèle de l’adulte achevé, responsable. Ça, j’ai dû le sentir déjà dans les années de la vingtaine, et après de la trentaine ; bon, maintenant je n’y pense plus, mais ça m’avait beaucoup frappé. Et aussi, à un moment donné, l’idée qu’après tout, mes parents n’étaient pas si mûrs que ça…
Je coupe ici la transcription de nos échanges, personne n’avait eu l’idée de prendre des photos, il n’y avait alors d’ouvert qu’un couple de micros… Espérons qu’un jour cette émission, comme toutes les autres, soient mises à disposition. Il y en a quand même une, assez courte, que l’on peut écouter en ligne et qui est une sorte de montage entre deux entretiens sur le thème de l’écoute.