« Je quitte Paris contaminée par les idées révolutionnaires »
Tarsila do Amaral
Au Brésil, tout le monde la connaît par son prénom : Tarsila. Elle est un peu la mère de tou.te.s les artistes. Mais Tarsila do Amaral, c’est d’abord cette fille de la grande bourgeoisie qui s’est libérée du carcan des traditions pour venir étudier l’art à Paris en 1920 dans ce qu’il avait de plus avant-gardiste, et qui est retournée au Brésil « pour détruire la peinture » (pour plagier Poussin parlant de Caravage). Tarsila do Amaral en effet a fait voler en éclat tous les codes de la bonne société de Rio et de Sao Paulo. Elle a peint des personnes non-blanches, ancien.ne.s esclaves, mis en avant les peuples autochtones, les classes populaires, jusqu’à être jetée en prison en 1930 par le dictateur Getulio Vargas, qui l’accusait de sédition.
Tarsila, c’est une vraie pionnière, qui a enterré des pratiques européennes obsolètes et suranées pour donner naissance au modernisme brésilien, à un art « cannibale » et post-colonial, ouvrant la voie à des hordes d’artistes qui aujourd’hui encore lui en sont reconnaissant.es. C’est à Paris que ses plus grandes toiles révolutionnaires furent pour la première fois exposées, voire peintes. Mais qui en France la connaît encore ? Et pourquoi n’y a-t-il eu qu’une exposition à la Maison de l’Amérique latine (2006) consacrée à la plus grande star de l’art brésilien, alors que le MOMA lui a offert une magnifique rétrospective en 2018 ?

Foto: Romulo Fialdini
Tarsila do Amaral est née le 1er septembre 1886 sur une plantureuse hacienda de Capivari, dans l’État de Sao Paulo. À l’époque, l’esclavage existe encore au Brésil (il n’est aboli qu’en 1888), et la jeune fille grandit, avec ses sept frères, dans un univers socialement très conservateur où couleur de peau et classe sociale vont de pair. Sa famille est riche, très riche même, son grand-père, José Estanislau do Amaral, fut surnommé « le millionnaire » en raison de la fortune accumulée grâce à ses plantations de café. Chez les do Amaral, on est cultivé et francophile, et Tarsila très tôt se familiarise avec tout ce qui vient de ce lointain pays. Sa première préceptrice est belge, elle se nomme Marie van Varemberg et lui apprend à lire, écrire, broder et parler français. Sa mère, Lidia Dias de Aguilar, joue du piano et parle volontiers à ses enfants des livres qu’elle lit. Le père, José Estanislau do Amaral Filho, leur récite des poèmes en français. La famille possède une vaste bibliothèque et vit sans doute à peu près de la même manière qu’une famille de la grande bourgeoisie européenne – à ceci près qu’en Europe, les jeunes filles de bonne famille ne grandissent pas environnées d’ancien.ne.s esclaves noires.

Naturellement, on envoie Tarsila poursuivre ses études dans un établissement religieux de Sao Paulo, puis les terminer en Espagne, à Barcelone, où en 1904 elle peint son premier tableau, un Sacré cœur de Jésus on ne peut plus classique. À son retour, en 1906, elle épouse un cousin, André Teixeira Pinto, médecin de son état, avec qui elle a une fille, Dulce, qui restera enfant unique. Dans la grande tradition patriarcale, celui-ci lui interdit de peindre et exige qu’elle se consacre uniquement à la vie domestique : Tarsila le quitte et retourne vivre auprès de ses parents à l’hacienda. C’est sans doute sa première vraie rupture avec la tradition et le début d’un processus de libération qui va la mener très loin de son milieu d’origine et de ses valeurs. À l’époque elle peint très portraits extrêmement académiques : c’est le style d’une bonne élève qui imite les maîtres anciens.

Foto: Romulo Fialdini
C’est à trente ans qu’elle commence vraiment à étudier l’art. D’abord la sculpture, en 1917, auprès de l’artiste suédois Wilhelm Zadig, puis en 1918, la peinture auprès de Pedro Alexandrino Borges, et de l’Allemand George Fischer Elpons, tous deux peintres doués mais très classiques, spécialisés dans les natures mortes et la peinture de fleurs. Dans l’atelier de Pedro Alexandrino Borges, elle rencontre la peintresse Anita Malfatti, dont la carrière a déjà commencé sous les auspices de l’avant-garde européenne. C’est le début d’une grande amitié.
En 1920, Tarsila do Amaral part pour Paris parfaire son instruction auprès d’Émile Renard, mais surtout à la célèbre Académie Julian, où elle reste deux ans. À l’époque, l’Europe est encore un phare pour les artistes des anciennes colonies des Amériques. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, Paris est un peu le centre du monde en art, et toutes sortes d’artistes s’y pressent. C’est là que naissent les mouvements modernes et avant-gardistes, bref, en 1920, la capitale française est une sorte de laboratoire de la création en perpétuelle ébullition qui ne peut que ravir une jeune femme riche et libérée, avide de peindre.
Il faut bien se rendre compte qu’à son arrivée, Tarsila do Amaral est pétrie de culture artistique académique. Son apprentissage à l’Académie Julian n’est pas celui-de l’avant-garde, elle réalise des tableaux encore convenus, plutôt post-impressionnistes, telles que des vues de Paris, des intérieurs, des portraits, et elle apprend à dessiner des nus d’après modèles vivants. Parallèlement, elle commence à se frotter à ces mouvements révolutionnaires que sont le dadaïsme, mais aussi le cubisme et le futurisme auxquels elle reproche certaines « exagérations ». Son autoportrait intitulé Manteau rouge, encore assez classique, est exposé au Salon des artistes français. Imprégnée de ces nouvelles tendances dont elle perçoit très vite l’importance, son style est prêt à basculer. Et pour elle, la révolution n’est pas qu’artistique, elle est aussi politique.

Tarsila est non seulement une femme intelligente, mais elle est également visionnaire. Quand en 1922 son amie Anita Malfatti lui écrit pour lui raconter la Semana de Arte Moderna (la Semaine de l’art moderne), elle sent très vite que les choses commencent à bouger au Brésil, et que c’est sérieux. L’événement, qui se déroule entre le 10 et le 17 février 1922, au théâtre municipal de Sao Paulo, va mettre cette ville, jusque là invisible, sur la carte des plus grands lieux de culture. Peintres.ses, sculpteurs, poètes, écrivains, architectes, compositeurs, tous et toutes se retrouvent pour montrer qu’il existe un courant moderniste au Brésil, et que l’académisme, porté par les élites et la bonne société, a vécu. Créateurs et créatrices sont hué.e.s par le public, néanmoins, cet événement marque la naissance d’une véritable identité artistique brésilienne, qui n’est plus une pâle copie de la littérature et des arts européens.
Dès le mois de juin, Tarsila do Amaral retourne donc dans sa patrie. Dans son atelier de la Rua Vittoria à Sao Paulo, Malfati la présente aussitôt à trois poètes et écrivains : Menotti Del Picchia, Mario de Andrade et Oswald de Andrade (ces derniers n’ayant aucun lien de parenté), qui ont tous participé à la Semana de Arte Moderna. Tarsila se joint au groupe, qui devient dès lors le « Grupo dos cinco ». À eux cinq, ils vont fonder les bases théoriques et pratiques du modernisme brésilien, dont Malfati est déjà le fer de lance en peinture. Désormais « inséparables », selon le terme de Tarsila, ils décident de partir explorer leur pays. « Nous devions avoir l’air d’une bande de cinglés, à filer à droite à gauche dans la Cadillac d’Oswald, fous de bonheur que nous étions, et prêts à conquérir le monde dans le but de le réinventer. »
Commence alors pour Tarsila do Amaral la décennie la plus riche de sa carrière. Après ce premier contact avec l’avant-garde brésilienne, elle retourne à Paris, très vite suivie par Oswald de Andrade qui entretemps est devenu son amant. Pendant toute la décennie, elle ne cesse de multiplier les aller-retours entre ces deux pays, se nourrissant de l’un pour alimenter l’autre (et réciproquement) d’une manière tout à fait nouvelle. À son retour en France, elle s’installe à Montmartre au milieu des artistes et des intellectuels. Avec Oswald, ils forment le couple « Tarsiwaldo », la peintresse et le poète, et se fondent parfaitement dans la société bohème de l’époque. Car Tarsila a bien compris que l’avenir artistique de son pays passe nécessairement par les nouveaux courants qui mettent en ébullition la scène parisienne. Elle fréquente surtout l’atelier de Fernand Léger chez qui, écrit-elle, elle fait son « service militaire », mais aussi André Lhote, Albert Gleizes et d’autres cubistes. Grâce à leurs liens d’amitié, Blaise Cendrars introduit le couple auprès du tout-Paris artistique : Pablo Picasso, Sonia et Robert Delaunay, Constantin Brancusi, mais aussi des écrivains comme Jean Cocteau et des musiciens tels qu’Igor Stravinsky et Eric Satie. Parallèlement, Tarsila commence à collectionner les œuvres de ses camarades : Sonia Delaunay-Terk (Champ de Mars, La tour rouge), Robert Delaunay, Pablo Picasso, Giorgio de Chirico, Constantin Brancusi, etc. Peu à peu, au contact de ces artistes, son style personnel éclot, prend de l’assurance, et c’est à Paris qu’elle peint son premier chef-d’œuvre, qui fait également figure de manifeste moderniste brésilien : A Negra.

Le tableau représente une femme nue, assise en tailleur, au corps déformé, avec d’énormes lèvres et un sein qui pend par-dessus son bras, sur un fond stylisé, presque abstrait, où l’on discerne encore vaguement une feuille de bananier. Outre l’esthétique avant-gardiste, pour une Brésilienne de 1923, c’est un tableau révolutionnaire : Tarsila y montre une ancienne esclave, du type de celles qu’elle a connues, enfant, à l’hacienda familiale. C’est un sujet qui, pour la bourgeoisie brésilienne, est totalement tabou. Ce tableau est donc tout autant une révolution esthétique que politique : A Negra est la pierre angulaire qui révèle la réalité brésilienne, celle d’une société métissée et multiraciale. À l’époque, imaginer qu’une femme noire puisse incarner la nation brésilienne, c’est une attaque directe contre l’establishment de Rio et Sao Paulo, qui se rêve européen. N’oublions pas qu’à l’époque, les fortunes des Brésilien.nes sont encore fondées sur l’exploitation des esclaves noir.es et des autochtones. À Paris, le tableau est très apprécié du public en 1926 lors de la première exposition solo de Tarsila do Amaral, mais comme elle le dit elle-même, à Paris, on aime ce qui vient d’ailleurs – pourtant ce n’est pas pour le public français qu’elle peint, mais bien pour ses compatriotes. Voici ce qu’elle écrit dans une lettre à ses parents :
« Je me sens plus que jamais brésilienne. Je veux être la peintresse de mon pays. Que je me sens reconnaissante d’avoir passé toute mon enfance à l’hacienda ! Les souvenirs de cette époque me sont précieux. En art, je veux être cette petite fille de Sao Bernardo qui joue avec une poupée de chiffon, comme dans ma dernière toile… N’imaginez pas que cette tendance soit mal considérée ici. Bien au contraire. Ce qu’ils veulent, ici, c’est que chaque artiste apporte sa contribution depuis son pays d’origine. Ce qui explique le succès des ballets russes, des estampes japonaises et de la musique noire. Paris en a assez de l’art parisien. »
Le goût parisien du primitivisme ouvre pour elle la voie à l’exploration de l’autre face du Brésil, celle qu’on voudrait cacher, loin des grandes villes et de la bourgeoisie d’origine européenne. En 1924, Tarsila rentre dans son pays et, avec Oswald et Blaise Cendras, ils partent à la découverte. C’est au cours de ces explorations qu’elle prend totalement conscience de ses conditionnements, notamment dans l’État de Minas Gerais : « J’ai retrouvé à Minas les couleurs que j’aimais quand j’étais enfant. On m’avait appris qu’elles étaient laides et grossières. Par la suite, je me suis vengée de cette oppression en les utilisant dans mes toiles : le bleu le plus pur, le rose violet, le jaune vif, le vert chantant… ». Ces couleurs, ainsi que les thèmes purement brésiliens, deviennent la marque de son travail. Elle met toutes les leçons apprises auprès de l’avant-garde parisienne au service d’une nouvelle cause : celle du Pau-Brasil. « Pau-brasil », à l’origine, c’est un arbre local du nord du pays, qui a servi à l’exportation, au point de donner son nom au pays. C’est donc un élément clé de l’identité brésilienne, ainsi qu’une sorte de métaphore de la matière première locale envoyée sur le marché international – toute l’économie du pays repose sur l’exploitation et l’exportation des ressources naturelles. Parallèlement, Oswald de Andrade publie à Paris un recueil intitulé Pau-Brasil dans lequel il commence à théoriser l’émergence de l’art brésilien en suivant les mêmes principes que la peinture de Tarsila do Amaral.

Cette époque est la plus fertile de sa carrière. Elle peint des scènes paysannes, urbaines, les premières favelas, le carnaval de Rio, elle représente la faune, la flore, les populations dans toute leur diversité, avec cette approche cubiste qui verse également dans le surréalisme et parfois l’art naïf. Le couple Tarsiwaldo et leurs nombreux amis (le Grupo dos cinco existe toujours à Sao Paulo) font évoluer leur théorie, qui trouve son point culminant en janvier 1928 quand Tarsila offre pour son anniversaire à celui qui est désormais son époux un tableau : Abaporu. Deuxième choc : « abaporu » est un terme forgé de toute pièce sur les mots « aba » et « poru », qui signifient à peu près en tupi-guarani « manger » et « homme » – c’est-à-dire anthropophage. Le mouvement « Antropofagia » est né. Le cannibale est censé dévorer son adversaire pour s’approprier sa force. Le fondement de la philosophie que développe Oswalde de Andrade dans son manifeste prend le contre-pied de la vision européenne du cannibale, le sauvage, à l’opposé de la « civilisation ». Il s’agit là de voler aux Européens, aux Africains et aux peuples autochtones du Brésil leurs cultures, pour les absorber, les digérer et se les réapproprier afin de créer un art totalement brésilien.
Abaporu est une œuvre qui s’éloigne des précédentes car on y sent un mélange d’influences surréalistes et primitivistes. Elle représente une figure humaine assise, avec des membres hypertrophiés, monstrueux, et une tête minuscule, sur un fond ultra-simplifié, avec pour seul autre élément un cactus doté d’une fleur jaune absurde, semblable à une tranche de citron, qui pourrait aussi figurer le soleil. Tarsila a déclaré que cette image était née de son inconscient, issue des histoires que lui racontaient les anciennes esclaves dans son enfance. S’agit-il de la naissance d’un nouvel homme, sorte de créature de Frankenstein, qui rassemble en lui toutes ces influences « digérées » pour créer le monstrueux art moderne brésilien ?

Le troisième tableau iconique de Tarsila suit de peu Abaporu. Il s’intitule Antropofagia et c’est en quelque sorte une réconciliation entre A Negra et Abaporu. On y voit un couple dont les figures, inspirées des deux œuvres précédentes, représentent l’ancien et le nouveau monde. Leurs membres sont entremêlés, de même que les décors des deux tableaux : le cactus de l’un, et la feuille de banane de l’autre. La couleur cuivrée de leur peau suggère le métissage, et les déformations des corps sont sans doute une métaphore des horreurs qu’ont subies les populations asservies – la tête, siège de la pensée, comptant pour rien. C’est aussi une sorte d’anti-éden, puisque le paradis ici n’existe pas, et que la « faute » n’est pas commise par ces deux individus primordiaux.
La première exposition de Tarsila au Brésil a lieu en 1929, à Rio et à Sao Paulo. Elle n’ose pas y présenter A Negra, trop révolutionnaire pour être accepté. Son œuvre est loin de faire l’unanimité, même si en Europe elle rencontre le succès et qu’elle est régulièrement exposée dans les galeries parisiennes. Hélas, l’année 1929 est aussi l’année fatale. Après le krach boursier, les économies du monde entier s’effondrent. La richesse de la famille do Amaral, basée sur les exportations de café, se volatilise. Le Brésil sombre dans le chaos politique et tombe sous la coupe du dictateur Getulio Vargas. Au même moment, Tarsila do Amaral divorce d’Oswald de Andrade en raison de sa liaison avec une étudiante. Le tandem Tarsiwaldo, basé sur l’échange artistique et intellectuel, si fécond pendant toutes ces années, n’existe plus. Tarsila est seule, et elle est ruinée.
Ce terrible revers de fortune modifie bien sûr son rapport au monde de manière radicale. Toutefois, en un sens, on peut dire que sa carrière l’a préparée à la perte de ses privilèges, d’une part en lui donnant un métier, d’autre part en lui faisant prendre conscience de ses privilèges de classe, qui désormais n’existent plus ou presque. En effet, bien loin de pleurer sur son sort, sa pensée politique s’oriente de plus en plus à gauche, quant à son style artistique, il est de plus en plus engagé mais aussi plus sombre. À cours d’argent, elle accepte un poste à la Pinacotèque de l’État de Sao Paulo, où elle réalise un catalogue des collections. Le tableau Composiçao, qui montre au milieu d’un paysage désert une figure féminine dont les longs cheveux semblables à un ruban sortent de la toile, illustre bien l’impression nouvelle de solitude et de mélancolie qui se dégage de ses toiles.

En 1931, avec son nouveau compagnon, un psychiatre nommé Osorio Cesar qui partage ses convictions politiques, elle se rend à Moscou où elle participe à une exposition au musée de l’Art occidental. Elle finance leur voyage en vendant une partie de sa collection d’œuvres d’art. Le couple en profite pour visiter l’URSS, puis revient à Paris en passant par Belgrade et Berlin. La pauvreté des populations soviétiques marque profondément Tarsila, et sa peinture prend dès lors un tour beaucoup plus social et réaliste. À Paris, elle se retrouve obligée de travailler à des peintures d’ornement pour payer leurs billets de retour au Brésil. Son voyage lui ayant ouvert les yeux, elle décide de s’engager politiquement, participe à des réunions marxistes et même à la Révolution de 1932, qui vise à renverser le dictateur, Getulio Vargas. Très vite, Tarsila do Amaral et Osorio Cesar sont arrêtés et jetés en prison, accusés de subversion. Elle y passe un mois. À sa sortie, elle choisit de limiter son engagement à ses œuvres et, en 1933, peint Operarios et Segunda classe, des tableaux sombres aux couleurs plus ternes, marqués par le réalisme, qui représentent une vision nouvelle d’un Brésil sinistré économiquement, où désormais toutes les classes, tous les âges et toutes les origines se retrouvent dans la pauvreté et dans la triste réalité sociale d’un capitalisme déshumanisant.

Tarsila commence alors à écrire des articles sur l’art pour le magazine Diario de Sao Paulo de son ami Francisco de Assis Chateaubriand, ce qu’elle continuera de faire pendant vingt ans. En 1938, elle s’installe définitivement à Sao Paulo avec son nouveau compagnon, l’écrivain Luis Martins. À partir de 1950, après quelques incursions vers d’autres tendances artistiques, elle revient au style qui a fait sa célébrité, celui de la période Pau-Brasil. Les couleurs chamarrées, des paysages stylisés montrant les campagnes avec faune et flore font leur retour. Mais la grande époque est passée. Après 1933, Tarsila expose très peu, à l’exception de la Biennale de Sao Paulo en 1951 et 1963, puis de la biennale de Venise en 1964. Elle décède en 1973 à Sao Paulo, laissant derrière elle plus de deux cent trente œuvres.

Foto: Romulo Fialdini
Tarsila do Amaral est une figure d’exception dans le patrimoine artistique mondial. Dans une société patriarcale et socialement très inégalitaire, elle a réussi non seulement à s’affranchir des codes de conduite classiques auxquels étaient soumises les femmes en choisissant son propre destin, mais elle a même initié avec une poignée d’artistes et d’intellectuels une véritable révolution artistique et culturelle dans son pays. En trois tableaux, elle est parvenue à dénoncer tous les tabous coloniaux qui figeaient la société brésilienne dans un conservatisme stérile. En trois tableaux, elle est devenue l’icône du modernisme brésilien, ouvrant la voie à tous ceux et toutes celles qui ont suivi. Sa collègue et amie Anita Malfatti avait certes la première ouvert la brèche, mais c’est Tarsila do Amaral qui a vraiment su donner à ce mouvement toute son énergie et son ampleur. Dans les années 1970, des artistes d’importance comme Lygia Clark et Hélio Oiticica, s’inspirant de son œuvre, ont repris le flambeau et continué sur ses traces. L’héritage de Tarsila s’est peu à peu étendu jusque dans les milieux littéraires, le théâtre, la mode, le cinéma. Plusieurs films, séries, pièces de théâtre centrées sur elle ont été réalisées. En 2008, l’Union astronomique internationale a donné son nom à un cratère sur Mercure. En 2016, lors de la cérémonie de clôture des Jeux Olympiques, tout le stade Maracana s’est transformé en tableau vivant de Tarsila, avec des cercles de couleurs, et des figurants costumés dans les tons de la végétation tropicale se sont déployés de manière à former une figure humaine dont les bras s’ouvraient en grand. Enfin, en 2018, la célèbre marque de tongs Havaianas a sorti une collection représentant des tableaux de Tarsila. Aujourd’hui, enfin, on estime le tableau Abaporu à quarante millions de dollars.
Hélas, la tournure politique prise par le pays ces dernières années est inquiétante également pour les artistes. Les musées de Sao Paulo et de Porto Alegre doivent lutter contre la censure d’État. Une exposition d’art LGBTQ a récemment dû fermer ses portes plus vite que prévu, à force de pressions. Ce retour du conservatisme le plus crasse se produit exactement un siècle après que Tarsila do Amaral eut lancé le mouvement d’ouverture et de libération du modernisme. Voilà pourquoi il est urgent que la France, qui fut la matrice de son cheminement artistique et intellectuel, se souvienne et rende hommage à cette femme extraordinaire qui a battu en brèche tous les conditionnements auxquels elle avait été soumise pour libérer l’art de son pays.

Foto: Romulo Fialdini
Je remercie tout particulièrement pour son aide Tarsila do Amaral, la petite-nièce de l’artiste qui a autorisé Diacritik à reproduire les œuvres mentionnées dans cet article.