Lila Lamrous s’entretient ici avec Kébir Ammi dans le cadre du festival Littérature au Centre 2021, cette année en ligne en partenariat avec Diacritik. Une édition centrée sur « Littérature et animal ».
Kébir Ammi est un auteur cosmopolite : Algérien né au Maroc, il part à 18 ans voyager et étudier en Europe et en Amérique puis s’installe en France qui n’est finalement qu’un point d’allers et de retours incessants. De même, son œuvre : si les fictions et les essais s’attachent à suivre le cheminement existentiel, politique, littéraire et même spirituel de figures historiques (Apulée, Saint-Augustin, Hallaj, Abd el Kader), c’est parce que celles-ci autorisent un questionnement riche et complexe sur l’expérience de l’exil (réel ou métaphorique). Ces hommes des deux rives que sont en particulier Apulée et Saint Augustin offrent à Kebir Ammi des itinéraires littéraires : la réflexion menée sur ces figures mythiques conduit tout naturellement l’auteur de Thagaste et Apulée, mon éditrice et moi à élaborer des dispositifs narratifs et poétiques complexes. Ceux-ci, d’une part, édifient une textualité hybride et, d’autre part, apportent un correctif aux discours historiques qui tronquent la réalité et le passé. En somme, l’auteur se construit une généalogie littéraire tout en reconstruisant plus généralement un pan effacé du patrimoine culturel du Maghreb.
Les fictions historiques de Kébir Ammi prolongent cette réflexion et cette démarche à travers un triptyque de portraits de voyageurs singuliers : Les Vertus immorales (2009), Mardochée (2011) et Un génial imposteur (2014) mettent en scène des hommes « poussés » au départ et, ce déplacement est d’abord une expérience transformatrice mêlant épreuves de la route, de l’altérité et de soi-même. Enfin, le dernier roman de Kébir Ammi, Ben Aïcha, semble être d’abord « une ode à l’amour impossible ». Mais, en réalité, cette fiction complète une trajectoire scripturaire qui lézarde les certitudes que tentent d’imposer les discours « autoritaires » dans le sens bakhtinien du terme. L’historiographie, l’orientalisme et le langage amoureux – mis en creux ou en scène dans ce roman – apparaissent in fine comme des pièges identiques qui figent les sens du réel et de l’être dans une unicité sémantique trompeuse et dangereuse.
Nous pouvons d’abord faire le constat d’une fréquence très limitées de présence animale dans les littératures (francophones) du Maghreb. Les bestiaires appartiennent essentiellement au fonds de la tradition orale ; ce sont des représentations imaginaires qui attachent des valeurs symboliques à l’animal. Le conte en particulier développe des bestiaires qui véhiculent des valeurs anthropologiques, sociales, affectives que chaque récit met en œuvre à sa manière. Quel est votre rapport à ce bestiaire encore très vivace ?
C’est vrai que ce sont surtout les contes en Afrique du Nord qui développent des bestiaires. Nos grands-mères et mères nous racontaient plein d’histoires où les animaux étaient présents. Souvent d’ailleurs des animaux qui nous terrorisaient. Était-ce pour faire de nous des enfants obéissants ? Ce n’est pas impossible. Nous étions révoltés et nous ne craignions rien.
Je dois avouer que j’avais des urgences. D’autres urgences. A tort peut-être. Mais il y avait tant de difficultés, tant d’épreuves, tant de mal-être que j’ai donné la priorité à dire cela, essayer de dire cela… On a le sentiment que l’écriture va résoudre ou au moins soulager le fardeau, les souffrances… C’est après coup qu’on réalise que la littérature ne peut rien ou pas grand chose. Elle est essentielle mais elle ne résout rien, elle pose des questions… Et on a besoin de ce questionnement. Il fait de nous des êtres doués de raison. Des êtres humains. On ne peut pas subir et subir sans rien dire.
C’est beaucoup plus tard que j’ai pris conscience de la présence animale. Aujourd’hui, je ne peux plus me passer de la présence d’un chat. .J’en avais deux, je n’en ai plus qu’un. Bali a été victime d’un chauffard dans ma rue pourtant si paisible. Le chauffard a continué sa route. Je suis sorti quand j’ai entendu le cri du chat. Je venais pratiquement de finir d’écrire Un génial imposteur. C’est pourquoi j’ai inséré une petite pensée pour Bali à la fin de ce roman. Il ne s’était pas passé un jour sans que Bali vienne sur mon bureau sentir mes feuilles, il voulait manifestement savoir où j’en étais, ce que je faisais…
Dans la littérature écrite, plus contemporaine, nous pouvons néanmoins rappeler l’existence de quelques bestiaires exemplaires. Je ne parle pas seulement des textes dont les titres renvoient à un animal dont la métaphore est ensuite exploitée (L’Escargot entêté de Rachid Boudjedra, Je t’offrirai une gazelle de Malek Hadad, Les Alouettes naïves d’Assia Djebar et plus récemment Le Chien d’Ulysse de Salim Bachi, Les Agneaux du Seigneur de Yasmina Khadra…). Je pense plutôt par exemple à l’œuvre de Mohammed Khaïr-Eddine qui développe un bestiaire vaste et divers, le plus souvent sur le mode surréaliste voire halluciné… Il y a chez lui une présence obsédante du monde animal que l’on ne retrouve dans aucune autre production de la littérature francophone du Maghreb. Peut-on avoir votre sentiment sur votre lecture de ce (ces) bestiaire(s) et avez-vous une explication sur le peu de présence visible des animaux (explication culturelle ? religieuse ?…)
Khair-eddine est en effet un des rares écrivains au Maghreb chez qui il y a une présence comme vous dites obsédante du monde animal. C’est une vision hallucinée. On a le sentiment parfois qu’il parle d’un monde connu de lui seul. Cet univers est à la fois chez lui un Éden et un Enfer. Les mots qu’il utilise sont particuliers.
Dans notre parler quotidien, les animaux sont rarement là pour valoriser un animal. C’est toujours sa part sombre, la peur qu’il peut susciter ou l’aversion… qui sont mises en avant. En revanche, je ne sais pas s’il y a une explication culturelle ou religieuse. Je ne m’aventurerais pas dans ce genre d’analyses. On met souvent beaucoup de choses sur le dos de la culture, de la religion…. Mais dans le même temps, il est vrai que les animaux sont tenus à distance, ils ne sont pas des êtres à part entière…
Pourtant, des animaux comme l’âne, la chèvre, le mouton, la vache…. font partie de notre quotidien. Nous les côtoyons dès l’enfance…Puis les choses changent brusquement. Il y a une rupture. Une distance s’installe. Ils deviennent étrangers. Ils n’appartiennent plus à notre monde. Ils sont eux et nous sommes nous. On n’est même plus – je généralise – très sensible à leurs souffrances. On les élève et les égorge avec une brutalité – courage? – inouï. Les enfants apprennent très tôt à supporter – et jouir – de ce spectacle. C’est jour de fête quand l’animal est égorgé.
Vos textes ont un rapport peu démonstratif à l’animal. Vous vous orientez davantage vers l’allusion et la métaphore plutôt que vers l’observation réaliste ou la défense de la cause animale.
Comme je vous le disais, la cause animale n’a pas constitué une priorité pour moi. L’animal était tenu à l’écart par l’éducation reçue. Il est exclu de notre champ. Il est invisible. Inexistant. Il existe pour être mangé, pour faire faire peur ou susciter le dégoût… Il n’y a pas une relation paisible entre l’animal et l’enfant. Les choses changent et on ne peut que s’en féliciter.
Nous pouvons néanmoins souligner que le rapport le plus explicite que vous tissez avec l’animal consiste à établir d’abord un renvoi à L’Âne d’or d’Apulée.
L’Âne d’or a été une découverte capitale pour moi ! Le titre m’a d’abord interpelé. Allez savoir pourquoi ! Puis je découvre l’origine de l’auteur. Sa vie. Ses péripéties. J’ai senti quelque chose, je n’ai plus tenu en place. Il fallait absolument que j’écrive sur ce type. J’ai traîné cette histoire pendant des années. Cela a donné Apulée, mon éditrice et moi.
Dans Apulée, mon éditrice et moi, le texte d’Apulée est là en permanence (dès l’enfance du narrateur qui évoque sa première lecture erronée : l’âne est d’or !); il est pour vous l’occasion de réfléchir sur le parcours de Lucius, sur des modèles narratifs permettant de figurer l’identité toujours mouvante.
C’est que le livre d’Apulée a provoqué en moi un véritable désordre. Je n’étais plus capable de retrouver la juste place des choses. Je sentais qu’il se passait quelque chose. Dans la lecture que ce livre a produit chez moi il y avait des croisements, des interrogations…. Il m’était difficile de nommer les choses. Jetais le lieu d’un incroyable bouillonnement, une effervescence…
Pourquoi ce texte a-t-il autant d’importance à vos yeux ?
Il est au carrefour de plusieurs choses. L’identité. Les pays traversés. L’ironie. La force d’évocation. Le fantastique. La personnalité de l’auteur qui écrit, lui aussi, dans une langue d’emprunt, et qui…. quitte sa terre pour voyager dans le pays des autres. Et ce premier roman écrit en latin! Ce n’est pas rien.
Qu’incarne ce Lucius transformé en âne lequel lui fera tendre l’oreille à tout ce qui se dit, à tout ce qui est humain ?… le lien entre l’âne voyageur d’Apulée et les voyageurs de vos romans peut-il être développé ici ?
Lucius transformé en âne est attentif à tout ce qui est humain. Je ne sais s’il est inconscient mais il y a un lien indéniable entre l’âne voyageur d’Apulée et les voyageurs de mes romans. Ils sont tous très attentifs aux autres. Ils découvrent leur humanité au contact des autres hommes. Le voyage leur permet de se découvrir et de s’accomplir. Mais n’oublions pas que la vie est un grand voyage. C’est le voyage par excellence ! Et nous sommes, tous autant que nous sommes, des voyageurs. Ou des exilés. Des errants en tout cas. Nous n’avons pas de feuille de route précise. On s’attache à tracer un itinéraire. On veut piéger ce voyage dans lequel nous sommes lancés bien malgré nous, il faut bien le reconnaître. Qui a choisi de naître ? Tout est entrepris pour… nous divertir. Pour oublier que nous ne sommes pas immortels. Le voyage est toujours entrepris avec le désir d’oublier ce voyage, notre humaine tragédie. Mais combien se perdent en route, entre le point A de notre aventure et le point Z !
On peut questionner le rapport particulier que vous établissez entre votre écriture et la mémoire des grands hommes. Cela nous conduit chaque fois à la réflexion continue que vous menez sur la figure de l’écrivain.
Il y a cette obsession chez moi, je n’arrive pas à m’en défaire, cette réflexion sur la figure de l’écrivaine est constante, elle est inhérente à mon écriture… Je commence souvent à écrire quand la figure de l’écrivain apparaît clairement au cœur du dispositif que j’essaie de mettre en place pour raconter une histoire. L’écrivain est un pivot central, il m’est nécessaire, je n’arrive pas à écrire en faisant abstraction de celui qui écrit ou qui rapporte les faits.
Dans Apulée, mon éditrice et moi, (p. 151) vous développez deux métaphores animales pour cerner cette figure de l’écrivain : le lion qui digère (qui renvoie à l’innutrition de la Renaissance ?) et qui connote le travail intertextuel que vos menez en permanence (notamment dans Apulée, mon éditrice et moi). C’est comme si vous ressentiez la nécessité d’une écriture « palimpseste » pour corriger les discours officiels, les mythes collectifs… ?
Oui, bien sûr, il y a ce désir d’une écriture pour corriger un discours officiel ou faire entendre une autre version de certains faits ou d’un mythe… Il me semble d’ailleurs que c’est l’un des rôles fondamentaux de l’écriture. Et de l’écrivain. C’est pour cela, en grande partie, que j’ai commencé à écrire et que j’ai écrit sur Apulée, sur Saint-Augustin, sur Abd El Kader… Il y avait beaucoup de choses à dire sur ces hommes et leur époque, bien plus que qu’on veut nous en dire… Ils révèlent de nombreuses contradictions chez nous. Ils éclairent leurs époques et la nôtre !
Ou alors cette innutrition est-elle la possibilité de vous créer une généalogie littéraire/culturelle (par collage, citation, glose, réécriture…) ?
Je ne refuse pas cette possibilité de me créer une généalogie littéraire et culturelle, elle est honorable, mais ce n’était pas l’objectif premier. Je voulais d’abord et surtout apporter un éclairage sur une partie de notre mémoire, une partie occultée ou amputée carrément. Il n’est pas de bon ton de dire d’Apulée
et de Saint-Augustin qu’ils sont des nôtres, ils n’étaient pas….musulmans ! Quant à l’émir Abd El Kader, sa personnalité dépasse le cadre de la seule Algérie. C’était un humaniste qui parlait à tous les hommes. C’était le disciple du grand Ibn Arabi. L’un et l’autre n’avaient aucune leçon d’islam à recevoir de personne !
La deuxième métaphore animale est celle de la fourmi ; ce « travail de fourmi » (p. 163) semble renvoyer au travail de reconstruction minutieuse de l’Histoire ; ce que l’on retrouve par exemple jusque dans votre dernier roman Ben Aïcha ? Ce travail de fourni donne la densité de votre écriture ?
Je suis très heureux que vous fassiez allusion à Ben Aicha en parlant de travail de fourmi. C’est le sentiment que j’ai eu en écrivant ce roman qui m’a demandé beaucoup de temps. Je voulais arriver à la plus grande précision. Donner au lecteur le sentiment qu’il est plongé dans cette époque si lointaine. Je me suis employé à décrire le voyage comme il se faisait alors. Les costumes ne sont pas en reste. Il fallait les restituer comme ils étaient. Paris et Versailles sont décrits minutieusement. Ce travail de reconstitution, je voulais qu’il sonne juste. Je n’ai pas négligé les détails concernant la cuisine, la musique… Toute cette description minutieuse n’est pas un simple décor, mais un élément essentiel du roman, c’est un personnage à part entière !
En plus de ces deux métaphores animalières pour traduire votre travail d’écriture, nous pouvons relever tout le jeu d’écriture qui exploite les expressions animalières. Ces expressions s’appuient d’abord sur une représentation de l’animal lié au labeur des plus démunis. L’âne, les bêtes de somme sont présentes notamment dans Le Partage du monde et Le Ciel sans détours, ces romans de la misère qui mettent en scène des sans-voix, les invisibles de la société marocaine… ce sont les animaux aussi liés aux bas-fonds (les rats, les poissons qu’il faut manger crus…). Ces animaux-là facilement identifiables désignent tous ceux « qu’ont fait vivre comme des sous-hommes » sans fraternité, sans respect mutuel (Le Ciel sans détours, p. 255). Métaphore animale qui sert à dénoncer ces politiques qui dégradent l’humain ? Dans Le Partage du monde, l’enfant prend conscience de cette proximité de son destin avec celui de l’animal : « Je m’en voulais dit-il d’être devenu une bête de somme et de n’être plus un enfant » (p. 43). Pouvez-vous développer ?
Dans certaines situations, et dans certains pays, les hommes – avec un grand h – sont des sous-hommes, ils ne valent pas grand chose, ils sont dégradés au rang de bête de somme, on s’en sert et on les jette. Il ne viendrait pas à l’idée de ceux qui les exploitent d’imaginer que ce sont des hommes comme eux et qu’ils méritent d’être respectés et traités avec des égards. Il ne leur viendrait pas à l’idée qu’ils ont des droits. Cela perdure encore, dans de nombreuses sociétés. Tout se passe comme si seuls les nantis et les maîtres ont le droit d’être des hommes libres. Les autres sont des bêtes. Leurs droits ne sont pas reconnus. C’est marche ou crève. On leur fait comprendre qu’il n’y a pas d’autre alternative.
De même parfois, le choix de ces bêtes de somme à priori insignifiantes révèle un regard plein de compassion, marqué d’une pitié : exemple de l’âne qui s’écroule et avec lui toutes les chances du propriétaire…
Cette compassion n’est pas exclue chez le maître – ou le nanti – quand il voit un pauvre écrasé par les épreuves de la vie. Il peut avoir un élan de générosité mais cela ne va pas au-delà. Il n’imagine pas un seul instant partager le pouvoir avec lui, reconnaître ses droits ou mettre définitivement un terme à la situation qui autorise ces rapports.
Est-il caractéristique que ces proximités de destin entre l’homme et l’animal soient révélées à travers des expériences d’enfants en devenir ? comme si leur destin était figé ?
Je ne pense pas. Je crois que ce sont les sociétés, figées dans leur vision du devenir et du développement, qui veulent cela. Lorsque les sociétés se libéreront, cela n’aura plus cours. Les hommes prendront le pouvoir et leur destin en mains pour dessiner les contours d’une autre société plus ouverte et respectueuse de tous.
De ces expressions, vous arrivez à construire la métaphore de l’animalité qui réside en l’homme. Les allusions aux animaux signifient « cette tunique de l’infamie » que l’homme est toujours prompt à revêtir par intérêt, par facilité, par lâcheté ?
C’est la bête que je vise et non l’animal. Je ne confonds pas la bête et l’animal. La bête est brutale et peut se retrouver dans l’âme d’un homme. L’animal peut être l’ami de l’homme et n’est pas par définition un ennemi.
La bête est là pour penser une certaine animalité de l’homme, ses « métamorphoses » (on en revient à Apulée !) qui le condamnent à vivre dans l’imposture, dans la déchéance. Deux citations semblent indiquer cette conception de l’homme : d’abord, en exergue dans le roman Les Vertus immorales : « Pensez à votre conception/ Vous n’avez pas été faits pour vivre comme des bêtes/ Mais pour suivre vertu et connaissance » qui indique que la voix de l’homme est de s’écarter du chemin des bêtes ; mais est-ce aussi une façon de signifier que la dégradation morale de l’homme est de sa responsabilité ?
La bête est plutôt là pour penser une certaine perversité de l’homme et non pas une certaine animalité. Toutes les stratégies que l’homme met au point pour tromper son prochain relèvent de la perversité et non de l’animalité. Il faut une diabolique intelligence pour tromper les autres. Je ne vois pas les animaux se livrer à de complexes entreprises pour tromper leurs semblables. Pour ce qui est de la citation de Dante, je crois profondément que l’homme a un but, c’est celui de s’accomplir par la connaissance et le savoir dans le respect de soi et des autres. Et bien sûr, la dégradation morale de l’homme est de sa propre responsabilité. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement.
Que la finalité de la nature humaine est vertu et connaissance ?
Oui, bien sûr. Vertu a ici un sens précis. C’est le respect de la vie. C’est l’accomplissement de soi. C’est le respect et la découverte des autres.
Pourquoi la référence à l’Enfer de Dante ?
C’est une œuvre immense. Il y a chez Dante des croisements qu’il n’y a pas ailleurs. Il lit, écrit, réécrit, puise, emprunte dans la littérature d’Orient et d’Occident. Il a une connaissance prodigieuse des textes sacrés et de ce qui se fait de mieux en littérature. Il en fait une synthèse éblouissante. On a le sentiment qu’il a tout lu et qu’il parle à tout le monde.
N’y avait-il pas dans vos auteurs « fétiches » (les mystiques en particulier) d’autres citations possibles ?
Je cite très largement Ibn Arabi dans Les vertus immorales et dans Ben Aïcha. Leurs univers se font échos. D’autres penseurs ou poètes, qui m’accompagnent.
On pense aussi à l’exergue dans le roman Un Génial imposteur : « Toutes les bêtes sont heureuses/ Car à l’heure de leur mort, leur âme retourne dissoute aux éléments. La mienne ne doit vivre que les vertus de l’enfer » tirée du Faust de Marlowe. Elle donne également une clé de lecture ?
Bien évidemment. Cette citation donne une clef de lecture. On se rend bien compte, à la fin d’un « génial imposteur », que Faust n’a pas été cité par hasard. Il a son importance. Il indique une direction. J’aime que certains auteurs m’accompagnent. J’ai le sentiment que ce que j’écris est une seule et même chose et que des échos peuvent s’y entendre: des échos de ma propre écriture mêlés à ceux d’écrivains qui me sont chers. Mon univers, constitué d’une fresque qui part du siècle d’Apulée à notre époque, est un jalon, c’est comme cela que je le vois, d’une histoire qui reste à écrire et où on perçoit déjà des voix et des questionnements.
Pouvez-vous expliciter ces choix de citations, les mettre en relation avec l’évolution des personnages que vous créez ?
Quand je finis d’écrire un roman, une citation s’impose quelquefois. Ce n’est pas un choix. Je ne cherche pas à mettre une citation à tout prix. Elle s’impose. C’est-à-dire qu’elle indique une direction.
Les références à l’animal sont donc réduites d’un point de vue quantitatif et sont souvent construites comme métaphores de l’être (ou de la déchéance de l’être), notamment par le biais d’expressions qui thématisent le rapport de l’homme au monde et à la morale.
Plutôt comme d’échéance de l’être. L’être qu’on ne peut pas voir comme un homme. Qui n’a pas sa place en tant qu’homme dans une société donnée.
Si vos textes ne proposent pas à première vue un véritable bestiaire littéraire, peut-on dire que la cause animale n’a pas encore sa place dans les sociétés du Maghreb, dans le travail d’écriture ?
Ce serait présomptueux de ma part de dire cela. Je n’ai aucun don pour prononcer des jugements prophétiques et définitifs. Il y a autant de gens qui écrivent au Maghreb comme ailleurs que de gens qui ont leur propre regard sur la cause animale. Soyons patients, jugeons les choses quand elles adviennent. L’avenir n’est jamais avare en surprises, c’est sa vocation d’être là où on ne le soupçonne pas.
Kébir Ammi, Thagaste, Paris, éditions de l’Aube, 1999.
Sur les Pas de Saint-Augustin, Presses de la Renaissance, 2001.
Abd el-Kader. Non à la colonisation, Arles, éditions Actes Sud Junior, coll. « Ceux qui ont dit non », 2001.
Évocations de Hallaj, Martyr de l’islam, Presses de la Renaissance, 2003.
Apulée, mon éditrice et moi, éditions de l’Aube, 2006.
Ben Aïcha, éditions Mémoire d’encrier, 2020.