Sous nos yeux, la recherche de La Recherche (Les Soixante-quinze feuillets)

Les Soixante-quinze feuillets © Editions Gallimard

L’existence des Soixante-quinze feuillets, en fait soixante-seize, était connue, mais ils n’avaient jamais été publiés, et ils sont là, sous nos yeux.

Écrits entre la fin 1907 et l’automne 1908, ils sont là, avec leurs ratures, leurs repentirs, leurs ajouts, leurs reprises, leurs interruptions, des mots oubliés, une ponctuation parfois irrégulière, une orthographe parfois approximative, sans point final.

Sous nos yeux, les premières pages, la recherche de La Recherche.

Où la grand-mère, qui continue sa promenade, sous la pluie, dans les allées du jardin, car « elle trouvait qu’on est à la campagne pour être à l’air et que c’est une pitié de ne pas en profiter », subit les railleries du grand-oncle, à l’abri sous la véranda, et où Marcel, désespéré par cette méchanceté, se réfugie dans les cabinets — « je me sauvais aux cabinets qui étaient mon seul refuge à cette époque et j’y donnais libre cours à mes sanglots. »

Où, le soir, on apporte les lampes, on ferme les rideaux, et « je sentais que dans quelques heures viendrait l’affreux moment où il fallait dire bonsoir à Maman, sentir la vie m’abandonner au moment où je la quittais pour monter dans ma chambre ».

Où, avant de monter dans la chambre, de défaire les couvertures, d’ouvrir le lit, « prison dans la prison », le baiser de Maman, « ce baiser précieux, unique, car on ne me laissait pas l’embrasser plusieurs fois, trouvant que c’était ridicule ». Et ensuite tenter d’« en garder le souvenir entier, mieux la présence prolongée dans mon esprit, de façon à pouvoir dans ma chambre, quand je commencerais à haleter de me sentir seul et séparé d’elle, en ouvrir le souvenir intact et gardé par mon intelligence à sa portée comme une hostie où je trouverais sa chair et son sang ».

Les Soixante-quinze feuillets © Editions Gallimard

Où « voir mon aubépine chérie, l’enchantement de l’église et du printemps, peinte en rose, c’était pour moi l’ivresse qu’est pour l’amant d’une symphonie de Beethoven qu’il ne connaît que pour l’avoir lue de l’entendre à l’orchestre, pour celui qui est fou, sur une simple photographie, d’un tableau de Vermeer de Delft, de le voir avec toute ses couleurs. Aujourd’hui encore quand je pense qu’il y a des chemins où il y a de l’aubépine rose ils me paraissent faits d’une substance particulière analogue au rêve (…) ».

Où « pendant bien longtemps je ne connus Villebon que par ces mots : « la route de Villebon, aller du côté de Villebon », par opposition à « l’autre » promenade, la route de Meséglise. »

Où « un jour, comme deux oiseaux de mer marchant sur le sable et prêts à s’envoler, j’aperçus sur la plage deux fillettes, plus tout à fait des petites filles, pas encore des jeunes filles, dont l’aspect inconnu, la toilette étrange pour moi, me les firent prendre pour des étrangères de passage et que je ne reverrais pas. Elles marchaient, rieuses, hautaines, semblaient ne pas voir les autres êtres humains qui étaient sur la plage, et parlaient fort. Bientôt deux, trois autres, de même espèce, les avaient rejointes et le tout formait un conciliabule jacassant, sans cesse grossi et pour qui le reste de l’univers paraissait ne pas exister. »

Où « ce sont des moments de notre vie que la perception sensible, la tyrannie du présent, l’intervention de l’intelligence, le réseau de l’activité, l’enchaînement des désirs égoïstes, nous empêchent de vivre mais qui redeviennent glorieux au jour enfin venu de la résurrection. »

Nous reconnaissons. Le Livre à venir est là. Il commence à se déployer. Nous sommes, vertigineusement, plus d’un siècle après, les témoins de son élan vers son futur.

Marcel Proust, Les Soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits, édition de Nathalie Mauriac, préface de Jean-Yves Tadié, Gallimard, avril 2021, 384 p., 21 € — Lire un extrait