Andrea Long Chu : Être femelle et devenir trans (Femelles)

Andrea Long Chu, Femelles

La sortie de la traduction française du livre d’Andrea Long Chu, dans lequel celle-ci défend que « Tout le monde est une femelle, et tout le monde déteste ça », devrait créer un choc dans le contexte français. Dans la continuité de « Sur l’amour des femmes », considéré comme un texte majeur des études trans*, Femelles situe le désir au centre de sa pensée de la transitude et de l’articulation entre sexe et genre.

L’autrice l’avoue elle-même : elle aurait « une affection pour les déclarations indéfendables ». Cette affection se  retrouve partout dans le livre et d’abord dans sa thèse centrale, mais également dans les différents moments où Andrea Long Chu s’appuie sur les discours réactionnaires (Incels, TERFs, anti-porno…) pour illustrer et explorer les conséquences de cette thèse générale, partant de l’idée qu’il existerait un fond de vérité dans ces discours, tout en les retournant à 180° : les incels ont raison de craindre leur femellité intérieure, les TERFs devraient prendre en compte que le genre consiste toujours à se soumettre au désir de l’autre et la pornographie sissy rend trans* mais c’est précisément ce qui en fait l’intérêt.

Le caractère polémique du texte pose le problème de sa réception, parce que ce court essai est susceptible d’énerver tout le monde, non seulement la ribambelle habituelle des réac’, mais aussi  des gen·te·s très bien, comme j’ai pu le constater autour de moi : la thèse principale dérange les féministes qui peuvent penser que l’affirmation d’une femellité universelle met à mal la spécificité des conditions des femmes ; l’usage de la psychanalyse inquiète les personnes trans* et on les comprend étant donné qu’une partie conséquente des psychanalystes semblent n’avoir toujours rien compris aux questions liées à la transitude (j’utilise ici le terme de « transitude » pour éviter le terme de « transidentité », pourtant plus courant en français, parce que l’autrice questionne justement la tendance à comprendre la transitude à partir du prisme exclusif de l’identité). Et finalement, la question se pose du caractère novateur et de la portée politique d’une thèse qui apparait sommes toute assez banale, à savoir que nous serions habité·e·s et construit·e·s par les désirs de l’autre.

Chu est tout à fait consciente des réticences que peut susciter son texte. Et elle sait qu’à propos de Femelles se pose la même question qui se posait à propos du SCUM Manifesto de Valérie Solanas qui invitait à « détruire le sexe mâle », à savoir celle du sérieux : « C’est la question que tout le monde pose toujours à propos de Valerie : Comment pouvait-elle être sérieuse ? Sans trop de peine, j’imagine. Les canulars sont toujours sérieux. » Femelles, qui ne cesse de rendre femmage à Solanas, en s’appuyant sur le SCUM mais aussi sur la pièce Up you ass, peut également être traité de cette manière, comme un canular très sérieux.

« Everyone is female, and everyone hates it »

La thèse principale de l’ouvrage est présentée par Chu comme un héritage du SCUM de Solanas qui soutient « que les hommes sont déjà femelles par principe », mais qu’ils en sont des versions ratées, incomplètes : « Étant une femelle incomplète, explique Solanas, le mâle passe sa vie à tenter de se compléter, de devenir une femelle. » L’autrice de Femelles s’appuie sur cette intuition pour poser la première partie de sa thèse : « Tout le monde est femelle ».

C’est au niveau de la définition de cette femaleness universelle que Chu s’écarte de Solanas. Tandis que celle-ci s’appuyait sur une conception biologisante (génétique) de la distinction entre les sexes, la femellité chez Chu est définie d’abord comme une réalité psychique : « j’appellerai femelle toute opération psychique dans laquelle le moi se sacrifie au profit des désirs de l’autre. » Mais comme un peu plus loin, cette « condition » est également définie comme « ontologique » et « existentielle », « structure de la conscience humaine », il y a là une certaine ambiguïté sur la nature de cette femellité qui rendrait nécessaires quelques précisions : est-elle une structure de la conscience ou une réalité inconsciente ?

Peut-être, l’approche négative permet-elle d’éclairer les choses : la femellité universelle n’est ni une réalité biologique, ni quelque chose qui concerne le genre. Ce dernier est conçu comme une formation réactionnelle, une défense contre le fond de femellité psychique présent en chaque individu·e : qu’iel soit masculin·e, féminin·e ou autre, le genre est « misogynie intériorisée », manière de « se débrouiller avec le fait d’être une femelle » c’est-à-dire d’oblitérer cette réalité insupportable qui met en crise l’autonomie du moi : « tout le monde déteste ça » et le genre est « la forme que prend cette haine de soi ».

D’une certaine manière, cette définition « réactionnelle » du genre pose la question du statut des expérimentations, des voyages et des transitions de genre, que Chu n’approche que d’une manière oblique. Se pose aussi la question du statut du sexe biologique dans ce texte qui réduit la femellité à une condition psychique. Dans « Sur l’amour des femmes », le statut de la forme des organes dits génitaux est par exemple plus clair : « Les femmes transsexuelles ne veulent pas de cette chirurgie parce qu’elles pensent qu’un vagin leur irait mieux ou serait plus agréable qu’un pénis. Les femmes transsexuelles veulent une chirurgie d’en bas parce que la plupart des femmes ont un vagin. » En fait, le sexe biologique (en tout cas, ici, l’un des niveaux du sexe biologique) est réduit, dans un mouvement hérité des pensées queer, à l’identité de genre et finalement, ce qui fait le propre de Chu, au désir. Les signes lisibles sur le corps n’ont d’importance que parce que le désir de l’autre – lesté de toute l’inertie sociale et politique qu’on lui donnait – leur donne un sens.

« Men have pussy envy »

Pour surprenante qu’apparaisse la thèse d’une femellité psychique universelle, elle n’est pas neuve et la formulation proposée par Chu peut être comprise comme une lecture et un déplacement du travail de la psychanalyse et artiste Bracha L. Ettinger. Dans Regard et espace de Bord matrixiel, elle défendait déjà, contre une conception lacanienne purement phallique du psychisme, l’idée d’un fondement matrixiel de toute subjectivité, désigné comme « féminin » : « J’ai nommé cet espace le stratum matrixiel de subjectivation, proposant une subjectivité-comme-rencontre matrixielle dans un champ lié au féminin au-delà-du phallus (à la fois chez les hommes et les femmes) ». Cet espace matrixiel, espace d’indistinction entre le sujet et l’autre dont le modèle est le ventre maternel, présent au fond de toute subjectivité, n’est pas sans résonner avec l’idée que « le moi [dans la femellité] sert d’incubateur à une puissance externe ».

Cependant, plutôt que de s’appuyer sur la recherche d’un espace qui précède la castration, comme chez Ettinger, Chu cherche à subvertir le concept même de castration, comme avait pu le faire Butler en son temps avec « le Phallus lesbien ». L’idée est simple : si l’angoisse, en psychanalyse, est toujours une crainte qui émerge devant l’apparition possible d’une jouissance comme le pose Lacan dans L’angoisse, alors l’angoisse de castration est crainte de jouir de cette castration. Ce n’est pas la petite fille qui est habitée d’une « envie de pénis », comme chez Freud, mais ce sont les hommes (entre autres !) qui sont habités d’une « envie de chatte ». Dans cette discussion avec la psychanalyse, l’influence de Solanas est encore très perceptible.

Pourquoi discuter avec la psychanalyse qui, comme le rappelle Preciado dans Je suis un monstre qui vous parle, a longtemps été un bouillon de thèses réactionnaires concernant la transidentité ? Il s’agit selon moi, pour Chu, et c’est le mouvement théorique commun à Femelles et « Sur l’amour des femmes », de réinjecter le désir au cœur des pensées trans*. Déjà, dans « Sur l’amour des femmes », Chu expliquait que le problème du concept de genre était qu’il consistait à « mettre entre parenthèses » le désir. À l’inverse, elle invitait à « soutenir qu’une transition de genre puisse exprimer la forme d’un désir, et non la vérité d’une identité ». Contre une conception abstraite du genre, dont il faut rappeler la filiation médicale dans la psychologie américaine des années 1960, Chu entend remettre au centre le désir, notamment dans son approche de la transitude : « Admettre que ce qui fait d’une femme comme moi une transsexuelle n’est pas lié à l’identité mais au désir revient à admettre à quel point nos transitons se situent dans la salle d’attente du vouloir ».

Il convient de noter une certaine évolution entre « Sur l’amour des femmes » et Femelles, laquelle est peut-être le résultat de sa discussion avec la psychanalyse : tandis que, dans le premier texte, Chu s’appuyait sur l’idée d’un désir qui concernait intimement la personne qui transitionne, dans Femelles, la définition de la femellité exclut l’idée d’un désir propre, mais fait toujours du désir le désir de l’autre. Ceci implique, de manière polémique, que si la transition est à rattacher au désir, elle doit être rattachée au désir de l’autre, à un désir qui n’appartient jamais en propre à la personne qui transitionne : « Pas la moindre marge de décision sur qui nous sommes : l’une des définitions de ce que c’est qu’être femelle. »

« Sissy porn did make me trans »

Cette prise en compte de l’autre dans le processus de transition de genre, et dans le genre en général, implique de penser autrement l’agency. Cette hantise par les désirs de l’autre inclut également les objets culturels, et notamment la pornographie. Si ce que je suis dépend de l’injection du désir de l’autre, et si la pornographie constitue la diffusion de certaines mises en scène plus ou moins normées du désir, alors la pornographie est capable de m’atteindre dans mon être. D’où cet énoncé radical : « Le sissy porn a fait de moi une trans ».

En vérité, cet exemple n’est qu’un cas particulièrement frappant, de l’impact reconnu depuis longtemps des objets culturels, notamment filmiques, sur nos désirs et nos identités, notamment par les travaux des théoriciennes critiques du cinéma (Mulvey, De Lauretis, Creed…). Et je pourrais parler longtemps de la manière dont le Batman et Robin de Joel Schumacher, et mon identification déviante à Poison Ivy, à fait de moi la pédale que je suis aujourd’hui… Mais la référence à la pornographie Sissy telle que la propose Chu permet un double déplacement : d’abord, l’impact des objets culturels visuels ne se limite pas à l’enfance, mais est capable d’influencer les désirs et l’identité tout au long de la vie, de manière très profonde ; d’autre part, cette influence n’est jamais fixe mais est sensible à l’émergence de nouveaux objets culturels inédits dans leur contenu ou leur forme, comme dans le cas du sissy porn.

C’est également le sujet de la discussion avec les incels et le mouvement #NoWanks : le visionnage d’un contenu pornographique femellise, parce que visionner un porno, c’est accueillir et être hanté par le désir de l’autre ; les scenarii, plans, lumières, montages de ces images qui suscitent le désir ne sont pas le fait de la personne qui regarde, mais elle doit les faire sien·nes pour entrer dans une relation de désir avec l’image. Cette incorporation du désir de l’autre véhiculé par l’image pornographique en passe notamment par l’identification à un personnage, un objet, ou à la caméra elle-même. Florian Vörös dans Désirer comme un homme, rend compte de processus d’identification qui peuvent résonner avec le texte de Chu. Mathias, un des hommes hétérosexuels interrogés par Vörös explique par exemple s’identifier parfois aux actrices lorsqu’il regarde de la pornographie : « Mathias s’imagine volontiers ‘à quatre pattes, avec une bite dans la bouche et une bite dans le cul’. »

Ainsi, l’intérêt du livre de Chu ne repose pas essentiellement, selon moi, sur le caractère novateur des thèses individuelles qui y sont mobilisées, puisqu’on peut en retracer les sources anciennes et les résonances contemporaines, mais c’est leur articulation originale autour de cette thèse si frappante – que nous sommes tou·te·s femelles – qui oblige la pensée à se remettre en marche pour questionner à nouveau les catégories par lesquelles nous pensons les rapports sexe-genre et la transitude. En finir, par exemple, avec le mythe d’une transidentité nécessairement écrite dans l’enfance, ou dans la nature, pour penser les manières dont on peut devenir trans, est une invitation à repenser et questionner nos propres identités et identifications sexuelles notamment à partir de la question du désir.

Andrea Long Chu, Femelles, traduction Clément Braun-Villeneuve, éditions Premier Degré, avril 2021, 128 p., 14 € — Lire un extrait