« L’étrange, ça me connaît » : Aimee Bender (Un papillon, un scarabée, une rose)

Aimee Bender © Christine Marcandier

Francie a huit ans lorsque sa vie bascule : la dépression de sa mère s’aggrave au point que la petite fille devra désormais vivre chez son oncle et sa tante. Dans Un papillon, un scarabée, une rose, qui vient de paraître aux éditions de l’Olivier dans une sublime traduction de Céline Leroy, Aimee Bender suit la vie de de son personnage, devenant adulte dans une forme d’exil à son enfance, construisant un univers de fantaisie propre à contrer la dureté du réel. Comme dans tous les livres de la romancière américaine, le lecteur se voit plongé dans un univers qui articule la poésie de l’imaginaire et la terrible acuité d’une attention au présent, quand celui-ci déraille.

Le titre du livre, Un papillon, un scarabée, une rose, déploie trois indices qui sont aussi trois énigmes dont Francie tente de percer le sens. La mère de Francie a toujours pensé que sa fille était « habitée par une bestiole », « quelque chose qui rampe à l’intérieur d’elle ». Elaine a peur de tout et d’abord d’elle-même, au point d’avoir disposé des magnétophones dans tout leur appartement, sous de petites tentes de papier blanc. Francie tente de comprendre ce qui motive ce dispositif : sa mère veut-elle rassembler des preuves au cas où la petite fille ferait quelque chose de mal ? Veut-elle plutôt « prêter une oreille attentive » à son propre comportement que les médicaments ne parviennent plus à réguler ? Francie comprend mal ce qui se passe autour d’elle, sa seule certitude est que quelque chose ne va pas, « la pellicule qui recouvrait le monde et lui donnait du sens s’était décollée ». Et Aimee Bender excelle à nous faire entrer dans ce monde désaxé sans que jamais aucune explicitation simple ne soit donnée, alors que la petite fille devenue adulte tente, en vain, de remettre « les choses dans l’ordre chronologique ». « Tu réfléchis avec la logique de quelqu’un de sensé, a murmuré mon oncle. Qu’est-ce qu’il y a de logique dans tout ça ? ».

Lorsque sa mère est internée à Portland, Francie doit partir en Californie chez son oncle et sa tante. Mais avant elle va croiser (et avaler) un papillon chez sa baby-sitter, il y aura aussi des phénomènes étranges avec un scarabée et plus tard une rose : comment « donner du sens aux événements inhabituels qui s’étaient déroulés alors que je m’apprêtais à quitter Portland pour Los Angeles » ? Comment expliquer ce qui s’est produit à la lisière du réel et d’une forme de para-normalité, dans l’espace même que Francie a le sentiment d’occuper, en marge des autres, au cœur de son propre « esprit sous haute tension » ? À l’école, pendant la récré, il lui faut se tenir immobile pour tenter de se recentrer comme d’accéder au monde extérieur. Le récit se situe justement sur cette lisière, dans un équilibre poétique entre normalité et basculement dans une autre forme de réalité, spongieuse, perméable aux détraquements sensibles.

Tout en travaillant dans un magasin d’encadrement, Francie est devenue experte en objets chinés, elle écume les vide-greniers, nettoie, imagine une seconde vie à chaque bibelot ou meuble, elle leur donne une seconde vie, en accord avec le passé qu’elle leur imagine, les souvenirs dont ils seraient chargés. Elle vend en ligne et ces objets qui trouvent un nouveau sens et une nouvelle fonction sont comme la métaphore générale du livre : décrypter le sens de ce qui n’en avait pas quand on a vécu le moment, tenter de replacer l’objet (article vintage pour son site de commerce en ligne ou souvenir) dans un fil qui devienne une histoire, de lui trouver un sens, au moins symbolique.

Les histoires que les objets racontent ou qu’on leur donne à raconter sont une manière de se protéger, Francie le sait bien et elle est une magicienne des récits depuis son enfance : ce qui est « amusant dans une histoire » est « terrifiant dans la réalité ». Il lui faut donc sans cesse essayer de verser le réel dans le conte ou tenter de le saisir par les histoires qui le ralentissent et le décryptent sans dépolir sa part de mystère. Verrou sur une porte, tente, papillon, rose et scarabée sont ainsi les mystères « tenaces et concrets » qu’explore ce roman singulier, mise à distance du réel pour mieux le comprendre, invitant le lecteur à le regarder à la manière de Francie enfant laissant ce qui se trouve devant elle « perdre un peu de sa réalité » : « pour que ma compréhension, des liens entre les choses se relâche un peu et pour voir ce qui se passait quand on les abordait comme une découverte ».

Aimee Bender, Un papillon, un scarabée, une rose (The Butterfly Lampshade, 2020), traduit de l’anglais (USA) par Céline Leroy, éditions de l’Olivier, janvier 2021, 350 p., 22 € 50