Les Mains dans les poches : Aimee Bender, La Singulière tristesse du gâteau au citron

Rose Edelstein vient d’avoir neuf ans. Pour son anniversaire, sa mère lui prépare un gâteau au citron. Jusque là, rien d’extraordinaire : mais lorsque la petite fille prend une bouchée « d’une belle couleur dorée », c’est la révélation. Elle ressent, exactement, les émotions et sentiments de sa mère cuisinant, son désespoir profond, son « vide », ses envies d’ailleurs.

C’est un bouleversement total pour Rose qui ne peut plus manger « normalement » puisque le goût est désormais remplacé par cet embarrassant sixième sens qui la transporte dans les pensées intimes de ceux qui ont cuisiné le plat. Peu à peu tout s’affine, elle est même capable de déterminer de quelle usine proviennent les aliments et d’entrer dans les pensées d’étrangers à sa famille, via un sandwich, un cookie ou n’importe quelle préparation.

C’est l’envers des choses qui est ainsi révélé à la « drôle de petite fille » : sa famille n’est pas aussi heureuse et unie qu’elle l’avait jusqu’alors cru. Rose comprend que sa mère mène une vie parallèle, mais elle ne peut dire ce qui la traverse, se confier, tant le règne du silence est fort dans sa maison. La petite fille fait ainsi très tôt l’expérience du monde adulte, de sa dureté, de ses codes, elle est isolée par ce « don » paradoxal. Si l’on est à Hollywood, ce n’est pas dans l’univers des stars, des paillettes et des super héros Marvel. Ici, c’est le quotidien d’une banlieue de Los Angeles sous cette lumière si particulière (« Dehors, l’air blanc virait au bleu. Le crépuscule californien si célèbre et romantique »). Les apparents clichés ne sont là que pour qu’Aimee Bender leur torde le cou, dans sa manière bien à elle de légèrement décaler le quotidien, le réinventer pour que le plus habituel devienne bancal et révèle son envers.

Le lecteur voit grandir Rose, il suit son regard qui s’aiguise parallèlement à ses papilles, découvre avec elle une famille singulière, dans laquelle chacun est doté d’un « super pouvoir » : odorat sur-développé, sensibilité à la mort, faculté à se fondre dans le décor. Quand Rose découvre que son frère, Joseph peut, littéralement, disparaître dans sa chaise, elle expérimente l’altérité radicale. Lui a choisi d’user de sa faculté pour fuir, échapper à cette drôle de famille dans laquelle rien ne fonctionne comme ailleurs. Rose, elle, tente de comprendre et de rendre perceptible ce qui échappe à l’entendement rationnel.

L’univers d’Aimee Bender est fascinant : elle excelle à faire dérailler le réel, légèrement, pour en révéler les mystères et dysfonctionnements, à travers cette gamine à fleur de peau, extraordinairement ordinaire. L’écrivain incarne les angoisses de l’enfance en Rose, dit l’universel dans le singulier, quand quelque chose nous distingue du monde rassurant et nous apprend à vivre, forge un devenir adulte. Le lecteur retrouve dans ce roman tout ce qui fait l’œuvre d’Aimee Bender, de ses recueils de nouvelles (La Fille en jupe inflammable, Des créatures obstinées) comme ses romans (L’Ombre de moi-même ou Un papillon, un scarabée, une rose qui vient de paraître aux éditions de l’Olivier) : sous l’apparente simplicité, le fantastique ; sous le saugrenu, le désespoir ; pour faire face à cette sensibilité extrême, un humour étrange et doux. Comme ce gâteau au citron, la prose d’Aimee Bender multiplie goûts et textures, de l’acide au sucré, toujours dans l’entre-deux pour composer une fable de l’enfance, du rapport au corps et à l’autre, de l’inquiétante et séduisante étrangeté.

Aimee Bender, La Singulière tristesse du gâteau au citron, traduit de l’américain par Céline Leroy, éditions Points, janvier 2021, 336 p., 7 € 60