Chloé Pathé : « Le laboratoire qu’est Anamosa, en tant que lieu d’expériences »

Anamosa © Ch. Marcandier

Les éditions Anamosa fêtent leur cinquième anniversaire en ce mois de mars 2021. Spécialisées en non-fiction, publiant des livres mais aussi deux revues, elles ont été créées en mars 2016 par Chloé Pathé qui a accepté de revenir, pour Diacritik, sur les principes fondateurs comme les utopies à venir d’une jeune maison qui a vu ses fortes ambitions reconnues par le Prix Femina Essais 2020.

Quelles expériences antérieures et quelles envies ont présidé à la naissance d’Anamosa ?

J’ai travaillé durant 13 ans aux éditions Autrement que j’ai quittées en 2014. Autrement avait été racheté en 2010 et je me retrouvais moins dans la manière de travailler du groupe, la manière d’envisager les projets. J’ai pris un peu de temps pour réfléchir mais plusieurs personnes de mon entourage m’ont poussée à créer quelque chose que je puisse porter. Du fait de cette longue expérience chez Autrement, il y avait aussi des auteurs devenus des proches qui attendaient de savoir ce que je faisais concernant leurs projets. Donc une fois la décision prise, tout est allé relativement vite, avec l’envie de faire quelque chose de politique, de porter des voix dans la cité et de faire moi-même. Il me fallait me sentir suffisamment expérimentée pour ne pas trop tâtonner, même si on fait toujours des erreurs, et suffisamment jeune pour encaisser, éventuellement rebondir si ça ne fonctionnait pas. C’est aussi, je pense, un moment de la vie, c’était juste avant mes 40 ans, le moment pour essayer.

Chloé Pathé au lancement de Démocratie et Histoire au Monte en l’air, février 2020 © Doris Audoux

Quand on crée une maison d’édition, a-t-on des modèles, des maisons comme des éditeurs, auxquels on pense ?

Oui. Il y a l’école Autrement d’abord, l’esprit d’indépendance qui animait Henry Dougier et ce que nous vivions avant le rachat : une expérience très collective qui a beaucoup compté pour moi et m’a fait comprendre l’importance de l’indépendance. Il y a aussi La Découverte avec François Gèze, et avant lui François Maspero. Et Éric Hazan pour La Fabrique.
Anamosa était déjà en route quand Éric Hazan a publié Pour aboutir à un livre (octobre 2016), où il revient sur l’histoire de La Fabrique dans des entretiens avec un étudiant de master. Ce livre m’a beaucoup rassurée… Quand il est interrogé sur la question de la ligne éditoriale, Hazan répond qu’elle se dessine en faisant, qu’il a fallu dix ans pour celle de La Fabrique. Une maison d’édition, cela vaut pour La Fabrique comme pour Anamosa, s’inscrit dans la société dans laquelle on vit, des livres deviennent nécessaires en lien avec ce qui se passe autour.

Et puis, en littérature, j’ai pensé à des maisons comme Le Tripode, pour l’attention à l’objet livre, cette manière de penser un objet différent à chaque fois. Il me semblait que côté sciences humaines, les éditeurs avaient moins fait évoluer les objets… alors qu’en littérature, toutes ces maisons comme Le Tripode ou Monsieur Toussaint Louverture ont fait bouger les choses, il y a une dizaine d’années, en revalorisant l’objet livre. Enfin, je suis très admirative de la réussite de Baptiste Lanaspeze, un ancien d’Autrement d’ailleurs, qui a été pionnier en France, avec Wildproject. J’aime regarder aussi la manière dont Claire Stavaux s’empare depuis quelques années des éditions de l’Arche et fait vivre un catalogue magnifique tout en l’inscrivant dans notre époque, c’est remarquable.

S’il devait y avoir un livre que vous rêveriez d’avoir édité, ce serait lequel ?

Il y en aurait deux, en fait. Le premier serait Le Goût de l’archive d’Arlette Farge qui a été pour moi une révélation, pour ce qui est de l’écriture, de sa manière de personnifier l’archive. Son rapport aux choses sensibles et son goût de la recherche rejoignent ce que j’ai envie de défendre.

Et l’autre serait Gaza 1956 de Joe Sacco pour sa manière d’enquêter, de mener un récit, de partir d’un fait peu travaillé, de croiser les témoignages en ayant conscience des transformations liées au travail de la mémoire, à ce que le temps produit dans les souvenirs des acteurs. Ce sont deux livres qui m’ont marquée, c’est le type d’écriture que je veux défendre en tant qu’éditrice.

Il y a une grande attention au vocabulaire et à la langue chez Anamosa, qu’on retrouve dans la collection « Le mot est faible » qui rend leur place aux mots « dévoyés » dans leur usage. Et dès le nom de la maison d’édition, — anamosa, vocable amérindien qui signifie « tu marches avec moi » — on note cette volonté de surprendre, de décentrer le regard, de nous situer autrement. Comment s’est opéré le choix du nom de la maison d’édition ?

L’idée de l’ailleurs était présente dès le départ, même si on a commencé par travailler sur le mot appaloosa, une race de chevaux héritiers de la conquête espagnole et que les Indiens ont élevés. Appaloosa, c’était l’ailleurs, le déplacement, mais le nom était pris… Donc on a creusé le sillon et mon compagnon qui était à ce moment-là aux États-Unis a consulté des dictionnaires amérindiens et on a trouvé ce mot qui ouvre sur des associations sonores, comme anamorphose, et qui nous permettait de revenir à cette idée d’un déplacement. Il correspondait, aussi, à mon envie de proposer des traductions depuis des langues autres que l’anglais ou les langues européennes.

Chloé Pathé, avril 2020 © DR

Le « avec moi » souligne l’idée d’une avancée collective, éditeur/auteur/lecteur…

Oui, ce « avec » n’est pas seulement sémantique. Et c’est très frustrant pour nous de ne plus pouvoir partager les livres en ce moment… les rencontres en librairies qui ne peuvent se faire, cela enlève une partie du sens. Bien sûr les libraires disent que les gens lisent, mais dans ma manière de le vivre, avec les auteurs, il manque quelque chose, vraiment, sans ces rencontres qui donnent plus de chair aux livres.

La non-fiction est au cœur de votre ligne éditoriale, dans ce qu’elle a de plus fort : non seulement transmettre des savoirs et être au plus près du réel mais porter une attention très forte à la forme, à l’écriture. Ce choix éditorial, est-ce un refus de la fiction ou, d’abord, une passion de la non fiction ?

C’est une passion de la non-fiction et des sciences humaines. C’était aussi, quand je me suis lancée, l’espace de mon savoir-faire et mon réseau. J’ai une très grande admiration pour les éditeurs de littérature, il me semble que c’est encore plus difficile. Faire exister un projet, alors que tant de romans paraissent… Si on pense aux échos que rencontre un livre dans la presse, les livres de sciences humaines ne sont pas cantonnés aux pages livres, ils peuvent être traités en société, c’est le cas en ce moment pour Sarah Mazouz. Elle est très sollicitée, pour son livre Race, notamment dans les débats qui font suite aux propos de Frédérique Vidal sur l’islamo-gauchisme à l’université. Il y a donc des espaces différents pour qu’un livre de non-fiction fasse parler de lui.

Mais ce n’est pas un refus de la fiction. Des livres du catalogue, comme De colère et d’ennui de Thomas Bouchet, soulignent une des dimensions possibles du laboratoire qu’est Anamosa, en tant que lieu d’expériences : c’est une écriture de l’Histoire qui passe par une forme de fictionnalisation puisque les quatre femmes au cœur de cette Chronique de 1832 sont inventées, même si elles sont nourries de figures réelles et d’archives. Thomas Bouchet est historien, il lit beaucoup de littérature, il est habité par Thomas Mann, Virginia Woolf, mais aussi George Sand et Victor Hugo pour la période sur laquelle il travaille. On a ainsi plusieurs textes à la frontière fiction/non fiction, par exemple l’essai littéraire Le Revers de Richard Gasquet : Jean Palliano, à travers la figure de Richard Gasquet, s’intéresse aux notions de prodige, d’espoir déçu, d’échec et son écriture épouse les fulgurances comme les moments plus lents d’un match de tennis. Je pense aussi au Mirage El Ouafi de Fabrice Colin, un auteur plutôt identifié en littérature qui là a été rattrapé par le réel, par son enfance en Algérie et la figure de Boughera El Ouafi, le vainqueur dit « indigène », donc algérien, du marathon des Jeux Olympiques d’Amsterdam en 1928. On est très proche de la fiction avec un narrateur qui n’est pas tout à fait Fabrice Colin mais qui est un peu lui. Ces ouvrages ont d’ailleurs été mis sur les tables littérature des libraires.

Ce que montrent tous les laboratoires éditoriaux qui existent aujourd’hui, « La librairie du XXIe siècle », les éditions du Sous-sol, Premier Parallèle, Marchialy etc., c’est l’appétence des lecteurs pour ces livres qui offrent un double plaisir : celui de redécouvrir le réel (ou de mieux le comprendre) et celui de lire des portraits incroyables, des lieux, des histoires et itinéraires, soit tous les potentiels de la fiction dans le réel. C’est ce que souligne le sous-titre du Joseph Kabris de Christophe Granger : « les possibilités d’une vie. 1780-1822 ».

Oui, d’ailleurs je sais que Christophe Granger a tenté beaucoup de formes avant d’en arriver à celle-ci — il avait même des envies de bande dessinée avant de faire le choix d’une sobriété dans l’écriture, pour être au service d’un parcours en lui-même extraordinaire. Pour moi, tout cela se relie aussi à un besoin de comprendre le réel. Je l’ai ressenti au moment des attentats de 2015. Je vis entre la Corrèze et Paris, près du marché d’Aligre et aux lendemains des attentats, j’ai vu le monde dans les librairies. L’arrivée de Macron, le mouvement des Gilets jaunes, qui a pu montrer aussi par exemple l’ignorance parfois des urbains des grandes métropoles de la réalité de la vie de nombre de leurs concitoyen·nes, le virus, tout ce qu’on vit, nos quotidiens empêchés font qu’on se tourne vers le livre pour essayer de trouver du sens, des clés. Et puis, même si je n’aime pas parler de génération, on sait bien que les chercheurs qui ont 30-50 ans aujourd’hui, même en poste, n’ont pas le même statut qu’avant, socialement. La chambre d’écho de leurs travaux n’est plus la même, elle doit déborder du cadre universitaire, passer par le livre, les revues. Il faut écrire différemment, s’inscrire dans ce que nous vivons. Ces « conditions de production » suscitent, je crois, une double mutation, dans l’écriture, dans la réception, et tout se condense.

Premier Parallèle, c’était un an avant nous, un an après nous il y a eu les éditions du Détour, Hors d’atteinte aujourd’hui aussi. Cela faisait longtemps, il me semble, qu’il n’y avait pas eu autant de création de projets sur un tel axe sciences humaines. Toutes et tous nous nous inscrivons dans un moment qui nous traverse, qui fait écho à la société, qui vient rencontrer des précarités et des nécessités d’écriture. Je le sens très fortement chez les gens de notre génération qui écrivent pour la maison. Christophe Granger en est un exemple, puisqu’il a aussi connu la précarité de l’enseignement supérieur et de la recherche et cela explique aussi qu’il s’est tourné vers l’écriture et des envies d’édition alors qu’il cherchait un poste – je ne peux d’ailleurs que recommander la lecture du livre qu’il a publié en 2015 à La Fabrique, La Destruction de l’université française, plus que visionnaire et d’une triste actualité. Et bien sûr, il y a ces lectrices et ces lecteurs, qui sont là, ont envie de cela et répondent présent…

Oui et qui ont eux aussi vécu cette précarité et cette frustration, quand les librairies ont fermé, en mars dernier. Cela a montré aussi combien ce qu’on considérait comme une évidence ne l’était pas. Aujourd’hui encore, nous avons perdu un maillon essentiel de notre vie culturelle et intellectuelle collective. Pour en rester au livre, les rencontres en librairie…

Oui, la librairie est le lieu culturel de certaines petites villes, un espace de rencontres. Je pense à la librairie A.B. à Lunel, qui fait un travail remarquable dans un contexte qui est tout sauf simple. Les lieux culturels sont encore fermés, les gens viennent vers la librairie mais il manque toujours l’échange.

Justement, les collectifs sont très présents chez Anamosa. Vous publiez deux revues, Delta T. autour de la musique et Sensibilités, un semestriel de sciences sociales et histoire critique dont le dernier numéro, « Et nos morts ? », vient de paraître. Une revue qui a d’ailleurs un comité scientifique proprement sidérant — Romain Bertrand, Patrick Boucheron, Roger Chartier, Déborah Cohen, Alain Corbin, Georges Didi-Huberman, Arlette Farge, etc. Pourquoi est-ce si important de publier des revues, alors qu’elles sont un tel risque commercial ? parce qu’elles sont aussi un laboratoire des livres ?

On a été un peu ambitieux et on a pris le risque de tout lancer en 2016, dès la première année. J’avais cette image du trimaran avec les livres et les deux flotteurs des revues. Les deux revues ont des histoires différentes par rapport à la maison. La musique ou le sport m’intéressent parce que ce sont des éléments de culture dite populaire et, aussi, des miroirs de la société et quand le projet de la maison est né, Olivier Villepreux a réfléchi à une revue de musiques, Delta T, pour donner la parole aux acteurs eux-mêmes et croiser musique et société. Dès le premier numéro, il y avait un entretien avec un jazzman, Marc Buronfosse qui a créé un festival en Grèce et qui expliquait que l’inscription dans un pays plongé dans la crise économique, était sa manière de contribuer à créer quelque chose, sur l’île de Paros. Et Delta T a été pour nous un espace d’expérimentation graphique assez fou, on a été assez radicaux sur le format des premiers numéros. Et même si je sais que ceux qui l’ont connue l’attendent, elle n’a pas vraiment pris encore en librairie. Elle est donc en sommeil, après ses 5 premiers numéros et on attend le bon moment pour la relancer.

© Revue Sensibilités

Sensibilités a été pensée par quatre personnes, Clémentine Vidal-Naquet, Hervé Mazurel, Christophe Granger et Quentin Deluermoz. Ils m’en ont parlé juste avant que je crée Anamosa et cela avait du sens de l’accueillir dans la maison, alors qu’ils défendent eux aussi une approche sensible. Et le conseil scientifique que vous évoquiez a ceci de particulier que ce ne sont pas des personnes qui se seraient contenté de mettre leur nom. Toutes et tous sont extrêmement présents, Jean-Claude Schmitt, Arlette Farge, Alban Bensa, Stéphane Audoin-Rouzeau, etc., ils viennent aux réunions, Roger Chartier nous fait un retour à chaque numéro.
Cette revue répondait à un besoin en sciences humaines et sociales, elle crée un espace qui manquait. Et, même si Sensibilités s’inscrit dans le champ des revues dites scientifiques, on est allé chercher d’autres lectrices et lecteurs que ceux attendus, en faisant le choix de signatures et écritures autres qu’universitaires : des photographes, des illustrateurs, de travailleurs sociaux. Depuis le dernier numéro, « Et nos morts ? », on a aménagé un espace fiction que l’on va pérenniser. Là c’est Maylis de Kerangal qui a écrit la nouvelle « Un oiseau léger ». Sensibilités a été plus facile à installer en librairie, parce que la revue est portée par ces noms, qu’elle s’inscrit dans cette question du sensible toujours plus présente et qu’elle a un format plus classique, même si le travail graphique, en bichromie, est très riche. On a mis en avant le titre sur la couverture, le sujet, pour que ce soit visible et identifiable. La revue, bien sûr, crée une régularité et il y a cette adrénaline des deux numéros par an à sortir, avec ce coup d’accélérateur qui est assez excitant.

© Revue Sensibilités

Quant aux vases communicants avec la maison, ils existent : on expérimente graphiquement dans les revues, on a fait entrer de la fiction — Sylvain Prudhomme a écrit un texte magnifique dans le numéro 3 de Delta T, « Rire d’un grand éclat puis mourir », dans le numéro 8 de Sensibilités, Maylis de Kerangal, je le disais, mais aussi Thomas Giraud, auteur aux éditions de la Contre-Allée : son texte n’est pas fictionnel, c’est une réflexion sur le Cimetière de miséricorde à Nantes, une promenade méditative. Et j’imagine très bien que des articles pourraient inspirer des livres, ou inversement : Sarah Rey, auteur des Larmes de Rome, a écrit dans Sensibilités ; des réflexions se croisent, des bulles collectives se créent. Avec la fin du Débat et cet édito de Pierre Nora avec lequel je suis en désaccord, on voit bien qu’il y a une place pour la revue papier, portée comme un livre, en librairies, une place aussi pour la disputatio. La rubrique « Recherche » de Sensibilités est désormais sur Cairn, afin d’élargir la diffusion scientifique, mais c’est la seule, car on veut avant toute chose valoriser et installer le papier (c’est aussi cela le sensible).

Cette attention à l’objet se retrouve dans les livres. C’est un bonheur de les lire mais aussi de les regarder et de les toucher. Pourquoi est-ce fondamental pour vous de travailler l’objet livre ? C’est, me semble-t-il, plus largement, une constante des maisons indépendantes créées récemment.

Il y a deux raisons principales, pour moi : un goût pour le papier et, quand j’étais chez Autrement, le travail avec une chef de fabrication, Bernadette Mercier, décédée depuis et je regrette tant qu’elle n’ait pas pu voir mes premiers livres. J’adorais aller dans son bureau, l’écouter, elle aimait le papier, elle s’amusait beaucoup avec les livres jeunesse. À son contact, j’ai beaucoup appris et j’ai voulu cette dimension pour Anamosa. C’est évidemment une manière de se démarquer mais aussi d’aller vers les lectrices et les lecteurs, en montrant que les essais, la non-fiction, les sciences humaines ne sont pas forcément austères. Il m’arrive, en librairie, d’acheter des livres parce que j’aime l’objet… On ne cesse de nous dire qu’il y a moins de grands lecteurs mais ceux qui continuent d’aller en librairies sont des amateurs de papier. Ce qui me semble d’ailleurs très symptomatique, c’est la manière dont les collections de poche ont évolué. Si les poches repensent leur économie en revalorisant l’objet, c’est bien que quelque chose se passe dans la relation au papier et au livre.

Il y a un aspect ludique aussi. Être éditeur, ce n’est pas seulement publier un texte dans un format récurrent mais aussi inventer un objet en fonction du livre.

Oui, même si on ne peut pas non plus le faire à chaque fois… pour le livre de Nicolas Santolaria, « Dis Siri ». Enquête sur le génie à l’intérieur de nos smartphones, on a fait le choix d’un pelliculage soft touch pour retrouver l’effet tactile des téléphones… Au mois de mai, paraîtra un court essai d’Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz, Pour l’intersectionnalité, un petit format pour lequel nous avons décidé, avec Monika Jakopetrevska, la directrice artistique, d’utiliser un papier teinté dans la masse pour la couverture – nous avons passé plusieurs heures à examiner les couleurs des nuanciers, à toucher les matières des papiers. C’est une dimension très importante de la maison, comme la relation avec les imprimeurs. On travaille avec deux imprimeurs français, pour des raisons là aussi d’inscription dans l’époque, de souci environnemental, et de savoir-faire, il y a cette chaîne cohérente et des échanges fluides, une forme de partenariat. Quand on a reçu le Femina Essai pour Joseph Kabris, la première réimpression a pu se faire en à peine une semaine, parce que l’imprimeur nous accompagne depuis le début.

Si les publications sont systématiquement pensées comme des objets, la collection « Le mot est faible » offre cependant une charte graphique récurrente — même si la couleur du rabat change. Ce sont des notions (utopie, histoire, environnement, science, race etc.) sur lesquelles des textes courts et incisifs font le point, pour les redéfinir et les remettre au centre des débats. On a là une des tensions fondatrices d’Anamosa : publier des livres très actuels, qui s’inscrivent dans un présent, sans qu’ils soient dans un flux ou un instantané puisqu’ils visent aussi une forme d’atemporalité.

Oui, une dimension atemporelle articulée à une dimension d’urgence. Les premiers titres de cette collection sont sortis en mars 2019 mais l’idée d’aller vers ces formes-là était présente depuis le début ; il est vrai que le titre du livre-programme d’Emmanuel Macron, Révolution, a rendu évidente la nécessité de travailler sur des mots : révolution, d’accord. Et si on n’est pas d’accord avec son programme, on devient contre-révolutionnaire, réactionnaire ? Christophe Granger comme moi avions beaucoup en tête le LQR. La propagande du quotidien d’Eric Hazan, une lecture qui nous a marqués. Dans la collection, il s’agit donc de prendre des mots galvaudés, essorés — ou comme me le disait un éditeur autrichien avec lequel je participais à un marché des droits la semaine dernière, des mots de la gauche passés à droite… J’aime beaucoup la formule de Déborah Cohen à la fin de Peuple, « recharger le mot », c’est-à-dire recharger le sens mais aussi recharger une arme : se donner les moyens d’agir, dans une dimension critique, citoyenne. Un bon exemple, aussi, c’est le livre de Sarah Mazouz, Race, que je lui avais commandé en 2019. Son livre devait paraître en mai 2020, on a été obligé de reporter à cause du Covid. Il y a eu la mort de George Floyd en juin, Sarah a repris son introduction. Et non seulement cela donne une force au texte, une entrée en matière par une forme de colère qui interpelle la lectrice ou le lecteur immédiatement, mais tous ces événements, les manifestations, les articles qui ont suivi ont montré que l’opérabilité du concept dépassait le strict champ des sciences sociales.

L’autre particularité de cette collection, c’est la contrainte de calibrage donnée aux autrices et auteurs, l’absence de notes de bas de page mais une grande liberté d’écriture, un flux lié à la brièveté du livre. Tout est référencé, ce sont des ouvrages qui sont des portes d’entrée, des passeurs vers des travaux plus conséquents ou théoriques, mais aussi des livres d’auteurs et autrices au sens où chacun.e a un point de vue et une manière d’écrire singulière, ce qui compte beaucoup. Et on voit bien aujourd’hui que les titres se répondent, des fils se tissent.

La collection « Le mot est faible » est dirigée par Christophe Granger, qui vient de recevoir un grand prix littéraire d’automne, le Femina Essai 2020 pour Joseph Kabris ou les possibilités d’une vie. Est-ce que cette reconnaissance change quelque chose pour Anamosa ?

Il y a la joie absolue du moment et le sentiment de reconnaissance en effet. C’est aussi un prix pour la maison, surtout à travers ce livre et cet auteur avec lequel j’échange depuis plus de 15 ans. C’est le couronnement d’une relation longue et d’un travail particulier, d’un livre qui est emblématique des ambitions de la maison. Il y a l’effet prix littéraire sur les ventes. Dans cette année si particulière qu’a été 2020, avec un programme réduit pour ne pas encombrer les librairies, l’effet économique est indéniable. Mais c’est aussi un rayonnement, une visibilité accrue auprès des éditeurs poche, des librairies et de la presse aussi. Ce qui est important, enfin, c’est le fait que ces grands jurys couronnent des maisons jeunes et reconnaissent l’écosystème des éditeurs indépendants.

Quelles sont les envies pour le catalogue désormais, est-ce qu’il sera possible de fêter ces cinq ans, malgré le contexte ?

On avait prévu une opération en librairies pour les cinq ans, on reporte parce qu’entre les rumeurs de confinement, la complexité des rencontres… ce sera compliqué. On fêtera les six ans ou les six ans et demi… Mais, courant mars, deux comédiennes vont enregistrer des extraits de chaque titre de la collection « Le mot est faible », ce sera une sorte de podcast Anamosa, pour donner chair et voix à ces mots. Et justement, le 18 mars sortira le dixième titre de la collection, Journalisme par Olivier Villepreux qui se considère comme un « journaliste sans journal ».

En mai, le livre d’un américaniste, Michaël Roy, qui mêle histoire et récit, Léon Chautard. Un socialiste en Amérique (1812-1890), un livre dans l’esprit des Émeutes raciales de Chicago, avec une longue introduction qui présente le récit de Léon Chautard. C’est un ouvrier socialiste qui a participé à la Révolution de 1848, a été déporté, d’abord à Belle-Île, puis à Alger et enfin au bagne de Cayenne en Guyane, où il arrive en 1852 et dont il s’enfuit, pour finir par rejoindre les États-Unis en 1857 et les cercles abolitionnistes, juste avant la guerre de Sécession. Et il a écrit, dans la veine des récits d’esclaves, Escapes from Cayenne, directement en anglais, un texte qui n’avait jamais été traduit. C’est une manière de montrer les liens entre les révolutions du XIXe siècle, non seulement européens mais transatlantiques, ce que l’on sait un peu moins pour la révolution de 1848.

En mai toujours, le texte Pour l’intersectionnalité que j’évoquais tout à l’heure, par Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz, avec une volonté d’être aux côtés de nos autrices et auteurs attaqués et de montrer la validité des analyses défendues, mais également une foi dans le livre et la pensée dans ce qu’ils peuvent avoir d’émancipateur. En juin, nous retrouverons Nicolas Santolaria, et sortirons, dans la collection « Le mot est faible », Langue par la linguiste Cécile Canut, un livre important pour la collection en cette année anniversaire. Et pour évoquer très vite la rentrée, même si c’est un peu tôt pour en parler très précisément, en août, le prochain numéro de Sensibilités sera consacré à l’argent. Il y aura notamment un formidable collectif, dirigé par Marie-Ève Thérenty et Sylvain Venayre, Le monde à la une. Une histoire de la presse par ses rubriques. Ce livre compte beaucoup car c’est une manière totalement neuve d’envisager l’histoire de la presse, avec une quarantaine d’autrices et d’auteurs aux profils variés, avec des écritures qui le sont tout autant – certain·es se sont emparés avec talent de leur rubrique sous la forme de pastiches par exemple. Et ce projet est né de réunions vraiment collectives, en chair et en os, à l’époque où nous le pouvions encore, sur les bancs de la librairie La Petite Égypte. Il est donc né de la rencontre, c’est aussi pourquoi il m’importe autant.

Ce cinquième anniversaire est aussi, peut-être, le moment de bascule des idéaux de départ au pragmatisme qu’induit le contexte de crise sanitaire. Nous sommes tous contraints de repenser nos méthodes, donc nos chemins : si quelque chose devait être changé dans la décennie à venir, ou repris des idéaux de départ, ce serait quoi ? Quelle serait l’« utopie », puisque le mot vient d’être rechargé par Thomas Bouchet, le lieu à construire dans les années qui viennent ?

Ce serait d’arriver à ce qu’Anamosa soit ce lieu de l’utopie : publier des écritures incarnées, qu’on perçoive les auteurs derrière les textes, leurs parcours derrière leurs sujets, mais qu’on perçoive celles et ceux dont ils parlent. Comme dans Les émeutes raciales de Chicago : au livre de Carl Sandburg paru aux États-Unis, on a ajouté des documents, dont le rapport de la commission qui a suivi les émeutes de juillet 1919 parce qu’il donne les noms de chaque victime, dit qui a été tué et comment, il redonne une place aux personnes. C’est la même chose avec Joseph Kabris une vie à travers laquelle Christophe Granger questionne la sienne et celle de ses lecteurs. Cette dimension d’engagement avec un sujet est fondamentale pour Anamosa.

Et on rêve aussi, même si Michel Onfray a galvaudé l’expression, d’une forme d’université populaire, ou, dit autrement, d’université du commun et de l’émancipation, que les livres redonnent lieu à des échanges en librairies et ailleurs. On a toujours cherché un équilibre entre savoir et plaisir. J’ai des échanges avec des professeurs de lycée, la collection « Le mot est faible » peut être l’occasion pour des lycéen.ne.s de lire et de développer leur esprit critique. On l’a vu au moment du lancement des livres qui questionnent les questions de genre ou de discriminations, je pense ici notamment au livre de Sarah Mazouz, Race, ou au Bus des femmes d’Anne Coppel, avec Malika Amaouche et Lydia Braggiotti, sur la mobilisation des prostituées dans les années 90, c’est un public beaucoup plus jeune qui vient à ces rencontres.

Ce dernier livre que vous évoquez, Le Bus des femmes, me fait prendre conscience d’une question que nous n’avons pas évoquée, même si elle est présente comme une évidence, alors qu’une critique interroge une éditrice : c’est la place des femmes, des écritures de femmes ou sur le corps des femmes, qui est très importante chez Anamosa.

Oui et le livre de Camille Froidevaux-Metterie, Seins. En quête d’une libération, en est un bel exemple. J’avais eu une passionnante discussion avec l’équipe de la revue La Déferlante il y a plus d’un an au sujet de la place des femmes dans le catalogue. On m’a demandé pourquoi je ne créais pas un espace féministe au sein de la maison. En dehors de la collection « Le mot est faible » et de son concept très fort, je tiens justement à ce qu’il n’y ait pas de collection afin de ne pas enfermer. De ce fait, sans doute parce que cela nous anime et parce que le féminisme traverse la société, cette question, ces préoccupations traversent nos livres qui doivent en être les chambres d’écho, mais aussi des outils pour avancer. Je pense ainsi au désormais classique Du sexisme dans le sport de Béatrice Barbusse (2016), mais aussi à des textes écrits par des hommes, comme La Saison des apparences. Naissance des corps d’été de Christophe Granger (2017). Thomas Bouchet dans De colère et d’ennui (2018) est lui aussi dans une démarche profondément féministe. Et quand Victoria Vanneau travaille sur l’histoire des violences conjugales, du XIXe siècle à aujourd’hui, dans La Paix des ménages, elle évoque aussi les violences dont les hommes peuvent être les victimes. Cette présence est liée aux interrogations du présent et, à l’échelle de la maison, telle qu’elle est conçue, la démarche est qu’elle infuse et se diffuse un peu partout sans l’isoler.

Tous les engagements d’Anamosa sont liés, avec une très forte dimension politique, pas au sens militant mais au sens premier, être au cœur de la cité.

Oui, je me méfie vraiment des carcans. C’est ce que dit aussi Anamosa, un nom ouvert. Je ne voulais pas d’un nom qui soit un programme mais une démarche ; pour reprendre l’image qui est celle de Christophe Granger dans Joseph Kabris, ces points qu’on relie à la fin pour voir quelle forme a été prise. Ce serait plutôt ça : voir jusqu’où ça nous mène plutôt que d’être enfermés dans un programme.

Finalement, le titre de la maison est cette utopie dont nous parlions…

Oui. Anamosa, en sauk, veut dire « tu marches avec moi » mais le mot désigne aussi, et je trouve cela très beau, le « faon blanc ». Un faon blanc, c’est rare, mais ça existe…