Les Mains dans les poches : Seth Greenland, Mécanique de la chute

Mécanique de la chute de Seth Greenland paraît en poche aujourd’hui, cinquième roman d’un auteur fidèlement publié chez Liana Levi dans des traductions de Jean Esch. L’histoire commence alors qu’Obama achève son premier mandat et, dans des pages magistrales, Seth Greenland prend le pouls d’une Amérique contemporaine en fragile équilibre sur ses conflits interne, il bâtit sa fresque narrative à mesure que s’écroule l’empire financier bâti par Harold Jay Gladstone, en une comédie humaine et sociale qui tient tout autant de Balzac que du Tom Wolfe du Bûcher des vanités.

Harold Jay Gladstone a d’abord construit son propre nom, il avait 25 ans, abandonnant le Harold initial trop « terre à terre » pour Jay, un prénom qui selon lui concentre une « envolée de possibilités ». Par son prénom, Gladstone se donne une filiation légendaire (Gatsby le magnifique), c’est là le premier acte d’un bâtisseur qui a fait de l’entreprise fondée par son père et son oncle un empire immobilier tentaculaire avec New York pour centre, le siège social trône sur Park Avenue, une forme de réponse au programme ouvert par son patronyme (Gladstone, pierre heureuse)…

Désormais proche de la soixantaine, le milliardaire a développé des ambitions dans le sport, il possède une équipe de basket qu’il rêve de placer dans le carré final du championnat de la NBA. Tout semble réussir à Gladstone, pourtant la mécanique de la chute s’est sournoisement enclenchée : son mariage avec Nicole se lézarde (« la passion s’est dissoute dans l’habitude »), les caprices de ses joueurs influent sur les résultats de l’équipe, un policier vient de tuer un homme noir dans le Gladstone Village, quinze jours après l’assassinat d’un adolescent afro-américain, Travyon Martin, en Floride. Avec cette mention d’un fait divers attesté, devenu affaire nationale et symptôme des divisions d’un pays tout entier, comme à travers la saga de la campagne de Barack Obama pour sa réélection, la fiction s’articule étroitement au réel. Elle est une analyse corrosive de notre présent, de ses tensions, de la manière dont l’opinion se saisit d’un événement et le commente, sur les réseaux sociaux et les chaînes d’info en continu, variation contemporaine d’une société du spectacle qui préfère la rumeur et les impressions aux faits.

La puissance du récit de Greenland est de combiner cet immense bruit de fond avec la focale intérieure que permet le roman, sa capacité à tisser les contradictions de chaque personnage, à entrer dans des psychés bien plus complexes que ce que retiennent réseaux et autoproclamés experts médiatiques. Le romancier ne juge pas, il explore. Le lecteur entre dans l’histoire de Russell Plesko, l’officier de police blanc qui a tué John Eagel, vétéran de la guerre en Irak, sous antidépresseurs et neuroleptiques depuis son retour. Le lecteur sait que Plesko « aurait aimé que ce nudiste hivernal » qui fonce sur lui malgré ses sommations et sur lequel il va finalement tirer, « ne soit pas noir ». Le public, lui, verra la scène filmée depuis le smartphone d’un latino sur les lieux. En nous la coprésence d’un savoir disjonctif qui fait défaut aux foules…

Sous nos yeux, la complexité d’un pays depuis une fresque romanesque à la construction d’horlogerie qui déplace le regard d’un personnage à un autre, d’une scène à une situation toujours signifiante sans jamais être démonstrative. Un puzzle se met en place qui est, de fait, la mécanique d’une chute, celle d’un brillant entrepreneur et chef d’entreprise qui va être broyé par des éléments qu’il a lui-même plus ou moins consciemment mis en place. Gladstone perçoit les tensions de la société dans laquelle il évolue, « la détérioration des relations entre les Noirs et les Juifs l’inquiète », de même qu’il se sait être lui-même une figure, à la limite de la caricature, de « Juif ayant dépassé la cinquantaine qui épouse une goy glamour et beaucoup plus jeune : Jay avait conscience d’incarner un vieux cliché culturel ». Versant économique et médiatique, Jay accepte de faire un discours dans l’université de sa fille pour « donner un visage bienveillant au capitalisme ». Jay incarne ce visage « bienveillant » donné à un succès financier insolent (« je voyage plus que Marco Polo »), il construit des logements sociaux, finance des associations humanitaires, il a des rapports amicaux avec le fantasque Maxwell, joueur star (sur le déclin) de son équipe de basket, emblème contrasté de la communauté afro-américaine. Enfin, il a pour projet d’édifier un bâtiment à Brooklyn, appelé à devenir le symbole de sa réussite insolente : le Saphir sera « la construction la plus haute de Brooklyn », « un bâtiment qui redessinera la skyline pour l’heure vaste et morne étendue rectiligne ». Pour cela il faut raser une bibliothèque de quartier mais quelle importance ? Jay étouffera les critiques à coups de dollars, d’arrangements entre amis et ficelles juridiques et Renzo Piano fera du Saphir, « poème symphonique d’acier et de verre », l’équivalent pour Brooklyn de « ce que l’Empire State Building a été pour Manhattan : une signature et un fleuron ». Et puisque le sport et l’immobilier ne peuvent plus étancher à eux seuls sa frénésie de réussite, Gladstone convoite désormais un poste d’ambassadeur en Allemagne, ce que devrait faciliter son amitié avec Obama, il prend même des cours dans l’espoir de pouvoir prononcer dans la langue de Goethe, la langue des ennemis pour son père, un discours qui sera la vengeance de sa famille sur l’Histoire : « en tant qu’ambassadeur, je vous accueille à l’ambassade américaine et maintenant vous pouvez embrasser mon cul de Juif ».

Sous les ors d’une arrogante réussite, des fêlures : Nicole voudrait un enfant et Jay a déjà une fille d’un précédent mariage, Aviva, rebelle proche de toutes les marginalités économiques, raciales ou sexuelles qui impose sa petite amie afro-américaine et pasionaria de la cause palestinienne à la célébration familiale du Seder, dîner apocalyptique et l’un des morceaux de bravoure tout autant glaçants qu’hilarants du roman. Le cousin de Jay, « lassé de grandir dans l’ombre de son cousin plus grand, plus sportif et plus beau », détourne l’argent de l’entreprise familiale et finance les ambitions politiques de la procureure Christine Lupo qui aura bientôt Jay en ligne de mire : Franklin, responsable des hôtels et jeux dans le groupe Gladstone, est la figuration de toutes les ambitions parodiques et farcesques du livre — son roman fétiche est La Source vive (« il a écouté cinq fois l’audiolivre »). L’affaire John Eagle prend de l’ampleur, attisée par la procureure aux dents longues qui voit là le cas rêvé pour faire décoller sa carrière, or tout s’est déroulé dans un Gladstone Village. Nicole, lasse de l’indifférence de son mari, va succomber aux charmes de Dag Maxwell, son basketteur fétiche. Jay les surprend, il ne se maîtrise plus et écrase l’amant star. Tous les éléments d’une nouvelle affaire sont réunis, recomposant les pièces jusqu’alors indifférentes et éparses du puzzle, chacun voulant tirer parti de la situation pour servir ses propres intérêts et ambitions. Plus dure sera la chute. « Jay chancelle sur son piédestal. Va-t-il se renverser et se briser ? Cela reste à voir ».

« Quand les gens comprendront-ils que nul ne peut battre Jay Gladstone ? », se disait fièrement le magnat de l’immobilier et du sport au temps de sa splendeur. Greenland nous entraîne dans les suites d’une affaire retentissante qui déchaîne le pays, dans des pages à la fois haletantes, drôles et terriblement justes. Comme le disait l’un de ses amis à Aviva lisant Djuna Barnes, Fanon et Saïd, « ce ne sont pas des romans, Aviva. Ils ne sont pas faits pour te distraire ». La puissance de Mécanique de la chute est justement de distraire tout en décryptant les contradictions terribles de tout un pays depuis l’histoire d’un empire qui s’en voulait l’un des fleurons, de mettre en récit une histoire collective depuis les tensions d’une famille, de nous emporter dans une saga qui est le portrait au vitriol d’une nation.

Face à nous, les tensions raciales d’un melting pot qui n’est qu’une façade, les ravages de la société du spectacle, « l’application inégale de la loi en Amérique ». Comme le dit son avocat à Jay : « les temps ont changé (…). Plus personne ne s’intéresse aux tragédies des rois. Cette époque est révolue. De nos jours, la question est de savoir qui est le plus lésé, qui gémit le plus fort. Quelqu’un comme vous n’a pas le droit de se plaindre. Interdit ! Les gens se moquent de votre histoire. On vit à l’Ère des victimes, et vous êtes mal placé pour jouer les victimes. Vous savez ce que vous n’êtes pas non plus ? Un héros. Vous, mon vieux, vous êtes le méchant. Notre boulot, c’est de faire de vous le héros ». Qui maîtrisera le grand récit de l’affaire Gladstone/Maxwell ? La procureure, les avocats, l’opinion ? Indéniablement Seth Greenland dans ce grand roman des revers de l’American dream, tragédie aux cyniques allures de farce à la maîtrise discursive proprement sidérante.

Seth Greenland, Mécanique de la chute (The Hazards of Good Fortune, 2018), trad. de l’anglais (USA) par Jean Esch, éd. Liana Levi, Piccolo, janvier 2021, 720 p., 12 € — Lire un extrait

Tous les précédents romans de l’auteur sont disponibles dans les traductions de Jean Esch chez Liana Levi (Mister Bones, 2005 ; Un patron modèle, 2008 ; Un Bouddhiste en colère, 2011 ; Et les regrets aussi, 2016).