Simona Crippa : Mythologies de Marguerite Duras

Dans son étude sur l’œuvre littéraire et cinématographique de Duras, Simona Crippa met en évidence, à travers cette œuvre, les références mythologiques récurrentes et prégnantes. Il ne s’agit pas par là pour Duras de s’inscrire dans une culture déjà établie, simplement reproduite, ou d’intégrer dans ses œuvres les signes d’une culture classique légitimée par les institutions. Le référent mythologique, pour Marguerite Duras, serait le moyen d’une critique du texte et de l’image, d’une pratique de plus en plus radicale de la création, d’une politique du monde voulue révolutionnaire.

Simona Crippa souligne comment il est possible, derrière la figure de tel ou tel personnage de roman, de telle figure textuelle, de repérer la réactualisation d’un personnage de la mythologie grecque, latine, juive… : Antigone, les Sirènes, les Parques, Médée, Bérénice, etc. Il s’agit pour Duras non pas de citer, non pas de signifier son appartenance à une culture fondatrice, mais de se réapproprier des figures de cette culture pour les défaire, les insérer dans d’autres contextes matériels et signifiants. Si les lieux, dans les livres comme dans les films, sont également traités selon la dimension du mythe, c’est qu’ils apparaissent comme des espaces premiers, lieux d’éléments et de forces non encore pris dans des formes et des structures définies. Lieux déserts, marins, jungles, fleuves, deltas, océan, forêts, etc. : si certains de ces lieux sont des lieux privilégiés dans les récits mythiques, l’ensemble correspond surtout à des lieux de destruction comme de naissance, à rapprocher de la cosmogonie d’Hésiode mais sans les dieux ni l’étape de la formation. Ces lieux sont chargés d’une pluralité de possibles, ils sont d’abord définis par les matières et les forces qui les composent, par les conflits et les convergences que celles-ci produisent.

Ce qui vaut pour les lieux, vaut de même pour les « personnages » des romans, des récits, du théâtre, du film : avant d’être des « personnes », ce sont des composés de forces et matières, des êtres traversés par les forces et puissances du corps, de la pensée – un corps et une pensée qui sont d’abord des ensembles de forces non encore formées ou qui rejoignent un état non formé du corps et de l’esprit. Dans la construction de ses lieux, de ses espaces, de ses « personnages », Duras suit un mouvement par lequel on remonte à une sorte d’état originaire, celui du chaos et de la nuit porteurs de possibles et non d’identités ou de formes achevées. Si le mythe, la parole du mythe, dit l’origine de ce qui est, Duras utilise le mythe en s’en tenant à l’ensemble des possibles non encore réalisés, intéressée plus par les forces et puissances d’un chaos originaire que par le résultat d’une création achevée. Un chaos avant Dieu, avant l’Homme – ou sans Dieu ni l’Homme. Un chaos que Duras définit comme l’écriture.

L’œuvre de Duras exprime ainsi un cosmos qui est chaosmos, un état de l’être qui implique toujours ce qui est avant l’être et qui sans cesse le défait : moins une création continuée qu’une chaotisation immanente et perpétuelle. La destruction est première, la latence persiste, les possibles sont maintenus en tant que tels. On peut retrouver ici les caractéristiques de ce que Duras nomme « écriture » qui sont aussi celles de sa logique politique ou esthétique, ou encore ce qui guide son rapport à sa propre œuvre dont les éléments, les figures, les récits sont sans cesse défaits, refaits, détruits, déplacés selon d’autres possibles à actualiser comme à détruire.

Simona Crippa suit la façon dont Duras crée, dans ses films, un nouveau rapport à l’image, une nouvelle façon de concevoir les rapports du visible et de l’audible, et surtout la manière dont l’image, au fur et à mesure, se vide des éléments de la représentation, de la reconnaissance, jusqu’à devenir noire, rejoignant l’océan, le vent. Il n’est pas question pour Duras de faire un « cinéma littéraire », de donner la primauté au texte, mais de remonter dans et par l’image à ce qui précède l’image, de faire de l’image le lieu de possibles, non un lieu de l’être. De l’image vide, de l’image de lieux déserts et détruits, jusqu’à l’image noire, dans le cinéma de Marguerite Duras l’image est chaotisée, emportée dans la logique de la parole mythique, logique d’une nuit où rien n’est défini, où rien n’est ontologiquement séparé, où rien n’apparaît sinon l’obscurité chargée d’une pluralité de possibles inconnus.

De même, l’auteure insiste sur le fait que, dans l’écriture durassienne, un privilège est reconnu à l’indéterminé, au décousu, au fragment, parfois à la contradiction, à l’incertitude – toute une logique de l’incohérence qui est celle de l’écriture lorsque celle-ci écrit un cosmos chaosmique, lorsqu’il s’agit de rendre l’écriture à la nuit, ce qui est pour Duras la logique de l’écriture véritable (« Cette exigence fragmentaire poussée à l’extrême par Duras apparaît comme un renoncement à l’acte de composer »). Cette recherche, qui anime toute l’œuvre de Marguerite Duras, trouve sa dernière réalisation dans ce que Duras appelle « l’écriture courante », qu’elle reconnaît dans L’Amant, et qui est une écriture « mal écrite », non régulée, déclassée, une écriture du ressassement, de l’incantation, du désordre, écriture de l’oubli comme de la mémoire nécessairement trouée, écriture de lambeaux et d’agencements vagues. L’écriture courante serait l’équivalent de l’image noire, une écriture de possibles plutôt qu’une fausse écriture de l’être – cette écriture correspondant à ce que Duras a cherché et mis en place selon diverses modalités dans toute son œuvre.

Si Simona Crippa analyse les rapports entre l’œuvre de Duras et le mythe, ce n’est donc pas simplement pour souligner la façon dont l’auteure d’Hiroshima mon amour reprend et retravaille certains personnages connus de la mythologie. Ce serait plutôt l’ensemble de l’œuvre qui réinvestirait le discours du mythe pour en extraire la logique d’une cosmologie, d’une ontologie déviante, les principes d’une esthétique, la définition nécessairement obscure de ce qu’est l’écriture. En ce sens, comme le souligne Simona Crippa, on ne s’étonnera pas que Duras appuie son écriture sur d’autres traits de la parole du mythe comme l’oralité ou l’impersonnalité, le récit mythique n’étant signé par personne en particulier, étant au contraire un discours commun, anonyme, essentiellement oral, échappant à sa fixation dans des textes, dans des livres – discours nomade et impersonnel, ouvert à la réinvention, à la variation, à sa propre chaotisation.

Écrire devient alors écrire la rumeur, s’inscrire dans la rumeur, se placer dans un anonymat qui déborde les identités établies et reconnues : écrire avec les animaux aussi bien, avec les voix oubliées ou étouffées des sorcières, des pauvres, des déclassé.e.s, écrire avec le vent, avec le chaos du monde, écrire en rejoignant le cri non formé, le chant des Sirènes, les forces des éléments, l’illimité du corps, la nuit première de l’esprit.

Simona Crippa, Marguerite Duras, Presses Universitaires de Vincennes, septembre 2020, 198 p., 10 € — Lire ici l’entretien de Simona Crippa avec Johan Faerber