Comme l’année est celle d’un cinquantenaire, j’ai rappelé mes souvenirs d’un épisode mineur mais curieux de ces événements: l’occupation de la Société des Gens de Lettres (hôtel de Massa).
I. Préliminaires (noté en mars 2018)
Au commencement des ‘événements’ de 1968 nous étions, Pierre Lusson et moi, enseignants de mathématique à la Faculté des Sciences de Dijon. Après avoir suivi quelque temps ce qui se passait là nous décidâmes d’aller voir un peu à Paris de nos propres yeux, n’étant guère satisfaits de la télévision et des radios. Quand nous voulûmes, après quelques jours, revenir à Dijon, nous ne le pûmes, la grève des cheminots avait commencé. Nous profitâmes de ces loisirs forcés pour nous promener en curieux dans la grande ville, évitant avec soin barricades et grenades lacrymogènes. Et voilà que
II. (écrit en 2004)
La Sorbonne était occupée. Sartre y parlait. Des curieux et écrivains divers s’étaient réunis dans je ne sais plus trop
La Sorbonne était occupée. Sartre y parlait. Des curieux et écrivains divers s’étaient réunis dans je ne sais plus trop quel amphithéâtre ou salle
On y cherchait quoi faire. Quoi faire pour agir, en tant qu’écrivains. Les étudiants s’étaient lancés dans la bagarre, laquelle n’était pas claire mais peu importe, les ouvriers s’étaient mis en grève, dans toutes sortes de buts, salaires, prix, profits, non pas profits, soyons sérieux et ne nous laissons pas entraîner par notre mémoire des titres, démolition du patronat, ou plus raisonnablement affaiblissement de sa morgue particulièrement abjecte en ces mois qui avaient précédé le remue-ménage, comme d’habitude d’ailleurs, alors les intellectuels n’allaient pas rester en rade, non ? Il fallait, il fallait quoi ? Quel était le lieu de pouvoir le plus marquant, le plus évident, le plus caractéristique, le plus haïssable, le plus évidemment attirant les regards de tout révolutionnaire un peu sérieux ? Les éditions Gallimard, proposa quelqu’un. Il y eut un flottement marqué dans l’assistance. Plusieurs des participants à cette noble assemblée étaient des auteurs de la NRf, bien des autres, ma foi, aspiraient à devenir des auteurs de la NEf. Cette proposition fut écartée quasiment à l’unanimité, par des arguments du genre : Gallimard, d’accord, mais pourquoi seulement Gallimard ? pourquoi pas Le Seuil, Grasset, et tutti quanti ? Why not, en effet ? Mais ‘nous’ ne sommes pas si nombreux. Il ne faut pas diviser nos forces. Alors quelqu’un eut une idée géniale.
La Société des Gens de Lettres. La Société des Gens de Lettres, c’est quoi ? Dirent plusieurs. Peu savaient. Mais ceux qui savaient dirent qu’il s’agissait d’un organisme puissant qui avait bien dégénéré depuis sa fondation honorable par Honoré de Balzac au dix-neuvième siècle, était devenu une bureaucratie parasitaire comme toutes les bureaucraties, dominée par des gérontes, qui accaparaient des biens communs à tous les écrivains, juchés qu’ils se trouvaient sur un matelas d’or et ‘pesetas’ indûment récoltés par le droit qu’ils avaient de perception de ‘droits’ sur les publications, droits de ceci, droits de cela, … bref un symbole de l’oppression des travailleurs du langage, une citadelle des forces réactionnaires, un condensé d’idéologie dominante et d’esthétique rétrograde.
L’enthousiasme fut indescriptible et nous n’essayerons pas, dis-je en tant qu’auteur de ces lignes, de le décrire avec les faibles moyens de notre prose. Tels ce personnage du film Arsenic and Old Laces qui, persuadé d’être Théodore Roosevelt, s’élance à tout bout de champ dans l’escalier de la maison des deux tantes de Gary Grant en criant, sabre au clair, ‘CHARGE !!!!’, nous nous ralliâmes illico à cette proposition. Par ‘nous’ je désigne Pierre et moi-même, ainsi que la plupart de ceux qui participaient à l’enflammée discussion. Il y eut quelques voix discordantes, très peu nombreuses; de grincheux qui en voulaient particulièrement et spécialement aux éditions Gallimard.
Pierre et moi avions suivi la quasi-unanimité de l’assistance toujours dans le même esprit que celui qui nous animait depuis le début des événements : la curiosité sceptique. Voilà qui risquait d’être amusant.
La décision était prise. Une difficulté apparut. Où se trouvait la Société des Gens de Lettres ? La plupart l’ignoraient. Quelqu’un éclaira l’assemblée. Il s’agissait de l’Hôtel de Massa, là-bas, quelque part derrière l’Observatoire. Il y eut un refroidissement quasi immédiat dans la ferveur activiste de l’assemblée. C’était loin ! Les opposants à la décision reprirent espoir. Vainement, car leurs timides ‘Gallimard !’ furent écrasés de protestations: on avait écarté cette solution, pas question d’y revenir. Mais peu, en fait, étaient chauds pour abandonner la chaleur morale de la présence estudiantine dans la Sorbonne triomphalement occupée. Car l’Hôtel de Massa, était en dehors de tout ; tout juste près de l’hôpital Cochin qui n’était pas spécialement une proximité exaltante pour des écrivains réels ou apprentis. De plus, qui prouvait qu’on ne se heurterait pas à quelque cordon de CRS au moment de la tentative d’investissement du lieu ? Avec une touchante unanimité, ou quasi unanimité, la décision, qui datait de quelques minutes, fut abandonnée, et la discussion reprit, qui ne nous occupera pas ici.
Quelques-uns, cependant, ne se résignèrent pas à cet abandon, trouvant l’idée au fond, assez séduisante ; peut-être aussi fatigués de courir démagogiquement après les perfections mythiques de la révolte des étudiants. Pierre et moi, après avoir écouté, trop longtemps à notre gré, des discours fumeux, enflammés, démagogiques et/ou franchement stupides, étions fatigués de toutes ces parlottes et nous nous préparions à quitter la Sorbonne pour rechercher d’autres coins plus intéressants dans la ville effervescente. Il y avait le choix. On était dans la phase montante de la vague des occupations de bâtiments variés que le pouvoir, prudemment, ou stratégiquement, ou par impuissance réelle, laissait déferler, se bornant à n’intervenir, CRS à l’appui, et surtout la nuit, que contre les manifestations et les barricades.
Nous ne sommes pas partis, du moins pas immédiatement. Jean-Pierre Faye, présent avec quelques amis, me retint.
Il ne voulait pas renoncer à l’occupation de Massa. Il pensait comme nous que les bavardages en cours ne menaient à rien d’intéressant. Il prenait très au sérieux la secousse qui agitait la société française et voulait agir dans un sens ‘révolutionnaire’. Nous le suivîmes.
Mais en imposant quelques modifications à l’idée initiale. Pierre, que je présentai à cette occasion à Jean-Pierre comme le plus décidé adversaire du ‘patafouillis’ kristévien, dit nettement qu’il était remarquablement stupide d’envisager de partir ainsi, une douzaine de gugusses, en direction de la rue du Faubourg Saint-Jacques, sans avoir réfléchi, sans s’être assuré qu’on ne tomberait pas dans les bras de la police, bref sans avoir effectué a) une reconnaissance, b) si l’aventure paraissait ‘jouable’ rassemblé une équipe décidée et, une fois choisi le moment propice, monter à l’assaut.
L’examen des lieux que nous effectuâmes révéla que la place n’était nullement protégée par les ‘forces de l’ordre’, qu’on y entrait ‘comme dans un moulin’. Pierre décida que l’heure idéale pour l’attaque était celle de l’ouverture du grand portail, avant que les employés de la maison, peu ponctuels, arrivent. L’effet de surprise serait total. On avait une grande chance d’éviter les appels téléphoniques à l’aide des assiégés, ignorants qu’ils étaient du fait qu’on allait les envahir. Pierre décida d’un briefing au café le plus proche, une demi-heure avant l’attaque. On fixa l’action au surlendemain, laissant à Jean-Pierre le temps de recueillir quelques soutiens un peu prestigieux pour qu’il ne soit pas dit que seuls quelques hurluberlus presque inconnus et avant-gardistes étaient impliqués dans l’affaire.
L’Hôtel de Massa, qui abrite encore aujourd’hui une Société des Gens de Lettres qui a largement surmonté l’épreuve que nous lui infligeâmes au point d’en sortir renforcée au prix d’une modernisation modérée mettant ses organes de direction à une distance moins scandaleusement grande de l’état des ‘lettres’ telles qu’elles se pratiquent effectivement est sis au 38 rue du Faubourg-Saint-Jacques à Paris dans le 14e arrondissement de Paris.
Nous étions une douzaine le matin de l’invasion, réunis au café. Jean-Pierre Faye avait bien fait les choses. En plus de ceux qui s’étaient trouvés avec nous à la Sorbonne, il s’était assuré la participation de deux recrues de choix : Michel Butor et Nathalie Sarraute.
Pierre a gardé un souvenir ému de l’auteur des Fruits d’or en cette circonstance, avançant un peu tremblante au bras de Jean-Pierre dans la montée conduisant du portail au perron.
j’ai toujours été un admirateur inconditionnel de l’auteur d’Enfance, pour des raisons essentiellement littéraires. Mais je dois dire que le souvenir de la matinée de l’occupation de l’Hôtel de Massa y ajoute un élément d’affection
Ma sympathie pour Michel Butor est grande également. Je regrette seulement qu’il n’ait pas persévéré dans la voie du roman, genre qui, me semble-t-il, était ‘plus dans ses cordes’ que la poésie, à laquelle il s’est voué très tôt.
Le briefing eut lieu au café. Pierre donna les instructions nécessaires : avancer de manière apparemment non concertée dans l’allée montant, se regrouper près du perron, entrer et gagner le plus rapidement possible les différents bureaux afin de neutraliser les ‘appels au secours’ qui ne manqueraient pas de se produire une fois nos intentions rendues claires et comprises par le personnel des bureaux. Butor, le plus plein de notoriété littéraire de la bande, fut le porte-parole, qui annonça l’occupation dans le bureau du président (?) évidemment absent. Avec un héroïsme digne d’un meilleur usage, la secrétaire, armée de ses ciseaux, tenta de s’opposer à l’envahissement blasphématoire du sanctuaire présidentiel. Elle fut désarmée avec douceur et fondit en larmes. Pierre n’a jamais oublié et relate souvent l’arrivée, un peu plus tard dans la matinée, d’un des personnages les plus importants, du moins très jeune, du conseil d’administration. Butor lui répéta le petit speech préparé pour lui annoncer l’occupation et il eut cette réaction superbe, s’étant fait redire deux fois le nom de cet individu de mauvais aloi et dangereux communiste : ‘mais qui êtes-vous ? je ne vous connais pas’. Il n’avait jamais entendu parler non plus de Nathalie Sarraute. On n’aurait pas pu trouver meilleure preuve du peu de rapport réel de la Société des Gens de Lettres avec la littérature contemporaine.
Rapidement, on se chargea de prévenir : les journaux, les radios, les écrivains supposés pouvoir soutenir l’action. Une proclamation avait été rédigée par Faye, et amendée quelque peu pendant le briefing. Il fallait y mettre le plus possible de signatures. Pour ma part je téléphonai à Claude Roy qui rit beaucoup et accorda son soutien. Queneau, comme je m’y attendais, dit que ce n’était pas dans ses habitudes de signer ce genre de truc. Mais il ne me gronda pas et n’en reparla pas aux réunions de l’Oulipo.
Les occupants s’étaient présentés poliment aux occupés. Pierre n’avait rien dit, sinon qu’il n’était pas écrivain ; et quelqu’un lui ayant demandé ce qui justifiait sa présence parmi nous, il répondit : je suis le représentant des lecteurs. Quand Faye voulut le mettre parmi les signataires du texte qu’on allait envoyer, il refusa naturellement, proposant qu’on mette seulement : ‘un lecteur’. Ce qui ne fut pas fait. Je le regrette. Cela aurait donné un parfum sympathique de désinvolture à l’entreprise, qui était prise, je le crains, un peu trop au sérieux par la plupart des participants.
Deux réactions, hautement comiques, méritent d’être rapportées. L’un des opposants les plus décidés à l’opération Massa lors de la discussion enflammée à la Sorbonne avait été Alain Jouffroy, qui s’était superbement opposé à l’entreprise la qualifiant de véritable désertion en temps de guerre. Il avait dit, en grandes et longues envolées lyriques, qu’il fallait rester parmi les étudiants, dans ce lieu symbolique qui à chaque instant risquait d’être envahi par les CRS et qui aurait alors besoin du rempart de nos corps d’écrivains ; … et autres choses semblables. Quelle ne fut pas notre surprise de le voir arriver précipitamment une heure plus tard, chercher l’occasion propice et introduire, juste à temps, subrepticement son nom au bas de la liste qui allait être envoyée aux journaux, urbi et orbi, à Paris comme en province.
La deuxième réaction que je rapporterai fut celle de Pâquerette d’Azur, alias Marguerite Duras, que nous entendîmes, ‘dans le poste’, dénoncer avec la plus grande vigueur notre action, comme contre-révolutionnaire. Mais bien sûr, j’aurais dû m’en douter. Puisque Nathalie en était…
La place conquise, il fallait assurer qu’elle resterait en notre possession. Il fut donc décidé que l’hôtel de Massa serait ouvert et occupé en permanence. D’autre part qu’il fallait transformer le groupement informel qui avait réalisé le coup de mains en quelque chose de plus impersonnel, de plus en résonance avec l’esprit du moment, et de potentiellement plus durable. Et ce fut la fondation de l’Union des Écrivains, à laquelle je m’associai quelque temps, mais à laquelle Pierre refusa de faire partie, vu que
a) il n’était pas écrivain
b) que la dénomination choisie lui rappelait fâcheusement ces ‘unions’ fleurissant dans les pays du ‘socialisme réellement existant’. Faye objecta qu’il aurait toute sa place en tant que
alpha) participant ‘historique’ à ce qui avait permis la création ex nihilo de l’union
bêta) incarnation du ‘lecteur’ qui serait ainsi présent parmi les écrivains
gamma) qu’il s’agissait de tout autre chose que les caricatures offertes par l’URSS post-stalinienne et les pseudo démocraties pseudo populaires.
En vain. Il déclina fermement l’invitation.
L’union des Écrivains soixante-huitarde n’a pas prospéré, à la différence de la Société des Gens de Lettres ravalée et rénovée. Mais elle n’a pas entièrement disparu non plus. En témoigne cette annonce kidnappée sur mon écran :
L’Union des écrivains à la maison des écrivains (Paris)
jeudi 21 octobre 2004.
La Maison des écrivains accueille l’Union des écrivains
JEUDI 21 OCTOBRE A 19h30
pour un débat :
L’écrivain dans la société, aujourd’hui, demain
avec : Jean-Pierre FAYE, Françoise HAN, Tibor PAPP, Franz BARTELT et Yves JOUAN.
53 rue de Verneuil – 75007 Paris. Métro Solférino. Entrée 3 euros
Elle doit surtout sa survie à l’action efficace de Bernard Pingaud. Mais ceci est une autre histoire
L’occupation de l’Hôtel de Massa s’organisa.
L’occupation de l’Hôtel de Massa s’organisa. Elle fut, comme il se devait, totale et permanente, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il y eut des ‘permanences de nuit’, assurées par des membres considérés comme dignes de confiance et responsables du bureau de l’Union des Écrivains. Je n’en fus pas, ne tenant pas à trop me priver de sommeil, même pour une cause aussi noble. Une présence nocturne avait été jugée nécessaire, étant donné la propension des autorités à investir, par la force, en dehors des heures ouvrables, des usines qu’occupaient leurs salariés, et y réussissant quand elles n’étaient pas suffisamment défendues et protégées par la présence de journalistes et cameramen. Certes, la Société des Gens de Lettres ne devait pas figurer très haut dans la liste hiérarchisée des lieux où l’ordre devait être rétabli, mais on ne sait jamais, disait Faye. La valeur symbolique de l’Ecriture est grande dans ce pays. L’affaire avait fait un certain bruit dans les journaux et des bruits plus ou moins malveillants, plutôt plus, couraient, d’orgies dans les locaux, de déprédations, de la présence de drogues, de révolutionnaires étrangers illégalement entrés en France, etc. . Il fallait donc se garder de tous côtés, ne pas baisser la garde, être là et veiller à ce que rien ne se passe qui pourrait donner prétexte à l’intervention des pouvoirs.
Un exemple assez comique de ces bruits me concerne, et je le cite pour son caractère plutôt rigolo. Le Figaro annonça ainsi un jour que j’avais passé la nuit à Massa en compagnie de Monique Wittig ! Je ne sais comment elle a pris cette nouvelle. Pour ma part j’ai eu droit à quelques plaisanteries sur mon ‘lesbianisme’ caché
En dehors de quelques visites d’exploration de Paris en plein chamboulement, nous y venions, Pierre et moi, assez régulièrement, presque tous les jours, il me semble et cela jusqu’à la reprise du travail à la SNCF qui permit de revenir à Dijon.
Nous n’étions pas les seuls. Le grand slogan de Pierre se trouvait ainsi justifié :
OCCUPEZ ! ÇA OCCUPE !
Tôt le matin j’arrivais, venant, à pied bien entendu puisque la grève des transports était totale, depuis la rue Notre Dame de Lorette ou depuis la rue Jean-Menans selon les nuits, j’arrivais par les rues désertes, désertes car il était tôt et tout le monde, CRS et manifestants étaient au lit, certains manifestants plutôt d’ailleurs dans des locaux policiers. Sur mon chemin je ne croisais quasi personne. Les rues n’étaient pas, contrairement à ce que dit un poème d’Eluard, ‘comme des cendriers propres’. Elles n’étaient pas propres du tout, les éboueurs étaient aussi en grève. L’odeur de légumes pourrissants était omniprésente, à laquelle s’ajoutait, dans certaines portions du parcours un parfum inhabituel, qui est comme L’effecteur de mémoire le plus caractéristique pour moi de ces mois de mai et juin : l’odeur des gaz lacrymogènes. Il flottait dans l’air, il suintait des pavés, de ceux des pavés qui n’avaient pas été arrachés pour la confection de barricades. Dans les endroits les plus récemment théâtres d’affrontements, cela poquait encore les yeux. On aurait pu reconstruire, à l’aide de ce seul critère et de des intensités relatives de l’odeur, la géographie et la chronologie même des événements de la nuit et la violence relative des différentes charges de CRS. Dans la cacophonie de mes souvenirs, je m’imagine voir une brume gazeuse bleutée montant d’un pavé légèrement gluant-glissant, parsemé de débris de barricades détruites pendant la nuit. Et ce serait la rue du Faubourg Saint-Jacques, à quelque distance de l’Hôtel de Massa. J’ai du mal à m’en débarrasser, chaque fois que j’évoque ‘mai 68’. Il y avait dans les bureaux ou les jardins des palabres continuelles. On n’échappait pas là à la règle de ces journées: chacun parlait à chacun. Ce fait a été maintes fois noté. C’était très bien, en principe ; parfois moins. Ainsi : parmi les fréquentateurs quasi permanents de la forteresse des écrivants se trouvait un sociologue nommé Lapassade.
Ce Lapassade était là tous les jours, quasiment comme nous. Et il avait, dans un premier temps, à quelque remarque de ton ‘anar’ qu’avait faite Pierre, un de ces jugements sarcastiques sur ‘notre belle société’, qu’il affectionne et prodigue, heureux des réactions offusquées de ceux qui les reçoivent, quand il les a bien choisis, imaginé sans bien réfléchir que nous serions réceptifs à ses élucubrations. Nous en avions de plus en plus marre. Je me souviens d’un matin où il se frottait les mains parce qu’il y avait enfin eu un mort, un commissaire de police tué accidentellement sur un pont de Lyon, si je ne m’abuse, le premier mort de ces mois. Enfin on était en révolution. Il n’imaginait pas la révolution sans des torrents de sang et voilà que ça venait. Il se frottait les mains et savourait cette mort avec gourmandise. Et il parlait, et il parlait. Nous étions dans un petit bureau du rez-de-chaussée où il nous avait poursuivis pour nous abreuver de ses réflexions. Alors, sans nous concerter, nos regards se sont tournés par la fenêtre, par laquelle nous avons sauté dans le jardin et nous nous sommes définitivement privés du bénéfice de ses discours. La Société des Gens de Lettres préoccupait tellement le pouvoir que le travail avait repris depuis longtemps dans toutes les usines, tous les bâtiments occupés avaient retrouvé leur destination première, la plupart des ‘révolutionnaires’ de mai de préparaient à enfouir les pavés sous la plage, que l’Hôtel de Massa était encore aux mains de l’Union des Écrivains. Eux-mêmes voulaient partir en vacances. Il fut donc décidé de restituer les lieux, après une fête qui prit toute une nuit de début juillet, et fut joyeuse. Si je tente de faire le bilan de l’expérience, en ce qui me concerne, je me dis que ce fut bien amusant et plutôt intéressant. J’eus l’occasion de parler avec des tas de gens, comme tout le monde, bien sûr. On parlait, tout le monde parlait, à des inconnus et même à ceux qu’on connaissait. Mais une rencontre marque ces jours : à l’occasion d’une vente de livres organisée par l’Union des Écrivains, j’ai rencontré Danielle Collobert. J’ai lu et admiré Meurtre, son premier livre publié, chez Gallimard, avec le soutien de Queneau. Elle était belle, mystérieuse. Nous avons fait connaissance. C’est grâce à elle, plus tard, que j’ai fait la découverte de la poésie d’Anne-Marie Albiach, de Claude Royet-Journoud, de la revue Siècle à mains, donc de Louis Zukofsky. L’aventure de Massa a par ailleurs servi pour Jean-Pierre Faye de préparation à celle de la revue Change. La plupart de ceux qui allaient en faire partie, ce comité de rédaction présenté comme un ‘collectif’, étaient là. De temps à autre j’allais manifester. Il y avait beaucoup de manifestations. Je participais à celles qui n’étaient pas, ne seraient pas violentes. Œcuméniques entre gauchistes modérés et cégétistes ‘ouverts’, par exemple. On marchait beaucoup. Mais de toute façon on devait marcher pour aller d’un point à un autre. Alors, pourquoi pas marcher en suivant une ‘manif’. Pour passer le temps dans ces cortèges interminables, j’écoutais les slogans et les manières d’avancer de la grande variété de groupes qui se disputaient les faveurs des foules. J’en écoutais les rythmes plus que les exhortations, les nombres et dispositions de syllabes plus que les cris. J’ai commencé là, sans encore le savoir, l’étude systématique de la métrique, qui allait m’occuper beaucoup pendant les années qui ont suivi.
Le slogan emblématique de ‘68’, qu’on entendit encore répété dans les manifestations pendant une bonne dizaine d’années après le retour des étudiants dans leurs foyers, qu’on entendit ensuite encore longtemps scandé au klaxon par des automobilistes, mais qui a disparu, il me semble, depuis ‘belle lurette’, était :
CE N’EST QU’UN DÉBUT CONTINUONS LE COMBAT
Ainsi noté, il est privé de son rythme. On disait en fait, à peu près
CE N’EST QU’UN DÉBUT CONTINU-ONS LE COMBAT
Je marque les accents d’insistance et d’intensité accompagné d’élévation de la voix par des caractères gras. Il y a aussi à signaler la variation dans la durée des syllabes
brève longue brève brève longue brève brève brève longue brève longue
J’ai noté aussi les légères pauses entre les groupements.
L’écriture première, qui reproduit tous les mots du slogan amène évidemment à constater que, comptées comme des ‘pieds’ d’un vers classique, on est en présence d’un dodécasyllabe. Je m’empressai d’en faire un alexandrin en le césurant après la sixième syllabe. On obtient
CE N’EST QU’UN DÉBUT CON / TINUONS LE COMBAT
On trouve ainsi une expression seconde, subliminaire, bien en accord avec ‘l’esprit de mai’.
Signalons aussi que la synérèse non classique qui fait de ‘u-on’ une seule syllabe métrique, transforme le dodécasyllabe en un endécasyllabe. Cette préférence fort verlainienne pour un mètre impair très peu fréquent dans la prosodie classique, romantique, et post-romantique ne manqua pas de m’enchanter.
Ma fréquentation assidue des manifestations m’amena à un exercice fort réjouissant: tenter de repérer, les yeux fermés pour ne pas voir les banderoles, et d’assez loin pour ne pas discerner la nature des slogans, l’appartenance politique des groupes qui défilaient. J’étais arrivé à une grande précision et je me trompais rarement. Les trotskystes, par exemple avaient des métriques extrêmement spéciales, faites de ‘vers’ d’une longueur démesurée, dépassant largement le ‘12’. La CGT préférait l’octosyllabe ou l’heptasyllabe, comme celui-ci qui accompagna la dernière grande manifestation avant que le Général ne se décide à réagir
GOU / VER / NE / MENT // PO / PU / LAIRE ///
On y repère, outre les marques ordinaires en langue des fins de groupements, un renforcement, que j’ai souligné des syllabes initiales des mêmes deux groupements, trait dont les dirigeants politiques font aujourd’hui un abondant usage
Vous voyez, je ne m’ennuyai pas.
III. (Mars 2018, encore)
Un souvenir revient, omis dans la relation précédente : un jour, dans Massa occupé, on vint demander un volontaire pour répondre à la chaîne US CNN qui marquait de la curiosité. Comme, en ce temps-là, je maîtrisais encore assez bien la langue anglaise (dans sa version britannique en tout cas), ce fut moi qui sortis répondre. Je tentai d’expliquer les buts de l’occupation, les revendications des écrivains que nous étions, notre solidarité avec les travailleurs… Mais cela n’intéressait pas le moins du monde mon interlocuteur. Il voulait que je lui confirme que notre action était une mise en cause du ‘Gaullist regime’. Je dis que c’était bien le cas et il interrompit sur le champ notre conversation. Le capitalisme yankee, qui commençait à se rapprocher de sa version ‘ultra’ triomphante aujourd’hui avait, en France, deux ‘bêtes noires’ : De Gaulle et le parti communiste. ‘1968’ régla très vite le sort du premier. Cohn-Bendit donna l’impulsion nécessaire à l’élimination du second. Telle est, selon moi, la ‘conquête’ principale de la révolte d’il y a un demi-siècle.
Et l’université, dans tout ça ?
Un exploit
d’après Pierre Lusson
Quand, tous les feux de la grande révolution
Éteints, sous les pavés on vit la plage, lion
Blessé mais non vaincu l’étudiant, fille ou mâle,
Se lança dans la lutte anti-mandarinale.
Son exploit le plus pur qui réchauffa le coeur
De tous : poubelle sur la tête de Ricoeur,
Fut du pur Clausewitz. Admirez la logique :
Qui voit bien l’ennemi ne craint pas la réplique.
Le mandarin n’a pas de casque. Ce seul fait
Le distingue du CRS, non ? En effet.
Jacques Roubaud, 2018
Jacques Roubaud a récemment publié Peut-être ou La Nuit de dimanche (Brouillon de prose). Autobiographie romanesque, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle » (ici un entretien avec Christine Marcandier pour Diacritik, là la rencontre autour de Jacques Roubaud à La Maison de l’Amérique latine, mars 2018) et La Délivrance du Roi Richard d’après le récit d’Ambroise, éd. Yvon Lambert, 2018.
