Comment à Marseille, chacun rentre chez soi une bière à la main comme on porte sa croix.
Que font les gens quand personne ne les regarde ? C’est ce qu’on se demande dans toutes les rues d’ici, sur les trottoirs pleins de monde, dans les embouteillages, au passage piéton. On regarde les gens marcher, promener leurs masques dans les magasins ou au bord de la mer. Plus personne ne boit de café, ou presque. Depuis qu’on a fermé les cafés. Les bars. Les restaurants. Quelques courageux font la queue devant les boulangeries, dont les machines bavent leur jus tiède et marron dans un interminable bruit de marteau piqueur. Les verres en carton sont brûlants, et ont eux-mêmes absorbé 1/3 du truc. On reste debout, on marche. Plus personne ne se repose.
Que font les gens quand personne ne les regarde ? Quand ils ne mangent plus derrière les jolies vitrines des brasseries, quand ils ne sont plus assis en terrasse, quand personne ne leur demande « qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? », « est ce que vous avez bien mangé ? », « voulez-vous autre chose ? », « je vous offre le café ».
Après trois jours de pluie froide et décourageante, le vent s’est levé et depuis il balaye les rues et la mer, vide les poubelles et couche les scooters. Le vent éteint les bougies et renvoie tout le monde chez soi : parce qu’il n’y a nulle part où aller. Les rayons « alcool » des supermarchés se vident doucement, on sort les clefs de la maison on ouvre la porte et on débouche les bouteilles. Tous bien désinfectés et bien seuls. On tombe le masque, on ne regarde plus personne.
C’est vrai qu’on peut faire sans, qu’on peut manger debout, des sandwichs et des salades dans des bols en carton, qu’on peut manger avec des couverts en bois et tout faire exploser au micro-ondes. Qu’on peut boire et même parler, tout seul. Chacun retrouve son fantôme familier : on voit son reflet dans toutes les vitrines des bars et des restaurants qui ont fermé. On pense à avant et on se demande : où est-ce qu’on peut aller.
C’est plus calme le soir, c’est plus calme la journée.
Mais dans la ville sans bars il faut continuer. Il faut s’assoir par terre, et s’assoir partout. Aller dans des endroits dont on n’avait même pas idée, être bienveillants et continuer à se parler. Ça sent encore le soleil et le pastis, comme s’il coulait directement du robinet. On demande « t’as acheté ça où ? » on dit « ça a l’air dégueulasse ». Il faut rigoler.
Parce qu’un bar, un restaurant, un café, c’est quand les gens se rencontrent.
