Audacieux, inventif et splendide : tels sont les trois adjectifs qui viennent spontanément à l’esprit du public qui vient d’assister à la représentation du Côté de Guermantes de Marcel Proust adapté et mis en scène par Christophe Honoré. Une très grande réussite en effet qui se joue actuellement au théâtre de Marigny tant Christophe Honoré réussit un pari plus que délicat : celui non de simplement parvenir à mettre Proust en scène mais à faire de Proust une pièce maîtresse de son œuvre même.
Car, de fait, l’entreprise était plus que périlleuse : troisième tome de La Recherche du Temps perdu, ce volume est pour beaucoup du Temps perdu pour la Recherche tant, dès sa parution, il fut décrié pour être trop bavard, excessivement mondain, terriblement fasciné par une aristocratie au point, dans une frénésie de bons mots et de dialogues de salon, de n’être pour d’aucuns qu’un « roman de duchesses ». Comme si Montesquiou avait un instant repris le pas sur les influences littéraires de Proust. L’entreprise se révèle alors plus que délicate pour Honoré lorsqu’il s’agit de s’attaquer au Côté de Guermantes volume mal-aimé, qui vient redoubler un obstacle de taille : comment adapter Proust au théâtre ?
Si au cinéma la question a toujours été l’objet des plus vives controverses et des déceptions les plus aiguës, des projets avortés de Visconti et Pialat, aux chromos plats de Schlöndorff ou aux vignettes surréalistes et post-borgésiennes de Raoul Ruiz, le théâtre n’a que peu vu Proust sur les planches. Proust est toujours discouru au théâtre, on lit La Recherche, on la discute, on en fait son autobiographie par collages mais adapter un tome de La Recherche, en faire une porte d’entrée dans l’œuvre est un exercice inédit. Eric Ruf, administrateur général de la Comédie Française, avait mis en garde Honoré : tout le monde s’y est brisé, tout le monde a reculé devant l’entreprise.
Or c’est plus qu’avec brio que Christophe Honoré relève le défi. Avec lui, même le virus ne fait plus peur à Marcel pourtant si malade, pourtant si craintif. Car Honoré n’adapte pas Proust : il se l’approprie totalement pour trouver dans Proust, dans la qualité d’une certaine phrase, dans la qualité d’une certaine image ce qui a fait de Christophe Honoré Christophe Honoré. Proust lui sert à s’écrire, à ne pas cesser de s’écrire – à toujours et plus jamais poursuivre son œuvre depuis sa mise en scène.
Car choisir Le Côté de Guermantes, c’est ouvrir La Recherche par le milieu, trouver une porte d’entrée à l’œuvre quand l’œuvre est déjà commencée, trouver à entrer par effraction dans un monde qui a déjà lieu et trouver la manière de dynamiser ainsi le roman, de lui insuffler une dramaturgie qui en trouve la puissance secrète en la personne de Marcel lui-même. Le Côté de Guermantes est un volume particulier tant le Marcel qui s’y livre n’est pas uniquement le Marcel spectateur-araignée que Deleuze a bien voulu faire de lui. C’est le tome où Marcel se méconnaît, où il est séducteur, où les portes du monde s’ouvre à lui sans peine. Marcel n’est pas seulement fasciné par Oriane de Guermantes : avant tout il fascine. C’est cette part méconnue de Marcel que met en lumière comme jamais Christophe Honoré en choisissant d’emblée un acteur qui déjoue tous les clichés sur Proust. Son Narrateur ne sera pas souffreteux. Il ne sera pas précieux ou anémié. Il aura un beau physique de terrain de rugby – ce sera Stéphane Varupenne, qui est résolument parfait comme le reste de la distribution où chacun est absolument remarquable – mentions spéciales à Sébastien Pouderoux, qui jouait déjà chez Honoré un Claude Simon d’anthologie et qui ici s’approprie totalement, par filiation dramatique et littéraire, l’officier Saint Loup, à Elsa Lepoivre qui joue une superbe duchesse de Guermantes et à Laurent Lafitte qui invente littéralement Basin de Guermantes avec un rare brio comique et cruel.

En prenant le contrepied absolu de tous les proustiens avec un Narrateur au physique inattendu, qui d’ailleurs par jeu pour un asthmatique ne craint jamais la fumée de cigarette, se donne à voir un trait propre à la mise en scène chez Christophe Honoré notamment depuis Nouveau Roman où le dramaturge choisit sciemment un principe de désidentification du rôle par les acteurs chargés de trouver d’autres images à la place des images, d’installer d’autres images comme le feront les personnages ici de la Recherche collant des affiches sur les murs en pierre de taille de l’hôtel des Guermantes. Dans Nouveau Roman ou encore Les Idoles, les acteurs sont les inattendus de la distribution, chacun ne correspondant pas à l’image que l’on a ou qu’il a été, Jacques Demy est interprété par une femme ou Michel Butor ou Jérôme Lindon sont autant d’actrices. Et pourtant à aucun moment l’acteur ou l’actrice ne fait question.
C’est que chez Honoré l’analogie est plus forte que l’identité, que l’identité est ce qui fait analogie dans le monde. Car ce que révèle ce spectacle sur Proust, c’est combien, comme pour Proust, chez Honoré, les personnages sont des métaphores d’autres personnages : êtres de fuite par excellence, les personnages ne sont saisissables que par la bande, que par l’analogie qui fait du transport et du transfert leur clef de voûte. Pour Honoré comme pour Proust, au-delà de l’identité, l’analogie est l’impression sensible la plus juste du sensible. Comme Albertine était la métaphore la plus juste pour Agostinelli.
Si bien que la scène qu’Honoré déploie ne peut alors être que le théâtre fabuleux d’une intarissable inventivité, une perpétuelle création, défaisance et recréation par laquelle mettre en scène Proust ce ne sera pas tomber dans l’identité que refuse Proust mais œuvrer dramaturgiquement au règne généralisé de l’analogie. Et dès la première scène, aux premiers instants de la pièce, le ton est donné : Marcel prend sa guitare et chante « My Lady d’Arbanville » de Cat Stevens. L’anachronisme règne en maître mais n’offre aucun temps perdu, au contraire rattrape du temps ce qu’il faut dire : la mélancolie de la chanson dit, par analogie, la vérité profonde de Marcel. Rien ne sonne faux : le sensible affleure à chaque instant pour jeter des ponts et trouver la note juste. Quand Rachel quand du Seigneur danse avec le valet de pied devant un Saint Loup pris d’une jalousie aussi bien hagarde que folle, le morceau de Marvin Gaye que Marcel met sur la platine dit mieux, par infidélité et par impureté, la rage sexuelle de Rachel, et son caractère provocateur. C’est bien davantage qu’offrir une lecture pop de Proust qui ne serait qu’une proposition certes intéressante mais limitée et décorative.
Il n’y a ici rien de tel chez Christophe Honoré qui installe son Proust à la croisée d’une culture de l’impur qui guide et trame son esthétique depuis le début et d’une culture de l’analogie qui fait de chaque scène l’occasion d’une vaste synesthésie ou ce qu’en rhétorique on nomme un hypallage, à savoir une qualité d’un élément transférée, par analogie, à un autre. Quand Saint Loup prend la guitare pour entonner une chanson, il n’y a rien, à la vérité, rien de plus proustien comme transfert. Quand Saint Loup joue de la guitare électrique, c’est comme d’entendre « le tintement timide, ovale et doré de la clochette » du jardin de Tante Léonie, synesthésie et hypallage par excellence de La Recherche. Chaque scène évoque une scène, évoque une musique qui réinterprète Proust et le déplace mais à la manière d’une incessante métaphore, d’une conquérante synesthésie. Le Velvet Underground dit sans doute mieux la grâce d’Oriane de Guermantes, son caractère même de femme fatale bien mieux qu’une adaptation dont l’académisme ne dit rien d’autre que la vérité non de Proust mais d’une pesante culture scolaire qui viendrait en entraver la réception. Le Velvet Underground s’offre comme la petite phrase de la sonate de Vinteuil qui dit Oriane mieux qu’une pénible mise en musique qui mêlerait Reynaldo Hahn à Gabriel Fauré. C’est l’hymne national de l’amour de Marcel pour Oriane. Car la lanterne magique de Christophe Honoré est une boule disco.
Et ce principe proustien de l’échange, du déplacement, de l’hypallage domine même génériquement et plastiquement l’ensemble de cette mise en scène d’une rare inventivité. Qu’on considère sans doute parmi les plus belles scènes, celles de l’énamoration de Marcel pour Oriane avec notamment la scène même littéralement de flash amoureux sous des stroboscopes.
C’est sans doute non pas uniquement une des plus belles scènes vues récemment au théâtre mais aussi et surtout la plus belle image de théâtre. Comme si, par synesthésie et métaphore actives, Honoré créait des images au théâtre comme on créé des images au cinéma. Le théâtre se déplace sur le cinéma, le cinéma sur le théâtre à l’image de la référence joueuse à Truffaut où soudain Marcel rime avec Antoine Doinel devant son miroir répétant « Oriane de Guermantes » comme le héros de Baisers volés offrait une litanie de « Fabienne Tabard ».
Et peut-être trouve-t-on encore là une des clefs de cette brillante et si aimante mise en scène qui donne à découvrir Proust. Peut-être en effet par la spectrale allusion à Truffaut retrouve-t-on dans une des formules les plus célèbres du cinéaste une porte d’entrée au travail d’Honoré tant, on se souvient, Truffaut parlait de son cinéma comme d’un cinéma à la première personne. Alors peut-être faudrait-il, devant la réappropriation si heureuse de Proust par Honoré, avancer que Le Côté de Guermantes, c’est Marcel Proust à la première personne de Christophe Honoré. Comme en écho, cette fois encore, à la proposition que Proust faisait lui-même dans Le Temps retrouvé, ce théâtre à la première personne de celui qui en donne la mise en scène n’est pas sans évoquer cette lentille optique que chaque écrivain offre à son lecteur non pas pour se saisir mieux de son livre mais davantage, par son livre, de lui-même.

Et ce Marcel Proust à la première personne de Christophe Honoré culmine, au milieu de tant de scènes si neuves et joueuses, avec la mort de la grand-mère qui est un des passages les plus tragiques et terribles de La Recherche. Ce passage, projeté sur un écran, coupe comme le volume, et comme la Recherche, le spectacle en deux. La mort déchire, dans sa grande vérité, le voile des apparences, s’offre comme le contrepoint depuis ses insistants râles, démesurément longs, à la frivolité et à la vanité de la vie mondaine. La mort de la grand-mère est un point d’appel à la décision de faire œuvre. C’est à partir d’elle que s’ouvrent de nouveau tous les possibles – comme toujours chez Honoré, la mort ouvre en deux l’œuvre, la zèbre de son tragique pour trouver la force vive d’aller plus avant et de créer. Elle est le souvenir ultime et le point d’ancrage premier : telle est sa fonction dans l’œuvre, dans la pièce. Elle autorise à faire du Je le foyer de toutes les synesthésies possibles.
On l’aura compris : il faut se précipiter au théâtre Marigny pour voir cette mise en scène du Côté de Guermantes, qui n’est pas qu’une adaptation de Proust mais comme une co-création de Proust avec Honoré, une manière de rendre avec intensité une expérience de vie, de la donner dans une actualité qui ne s’épuise pas dans la reconstitution. Proust n’arrive pas par hasard dans le parcours de Christophe Honoré. Il hantait la grande beauté de ressouvenance de Chambre 212. Il se tient, avec un Marcel aux fortes épaules, sur scène pour qu’Honoré se tienne bientôt aussi sur scène pour dire à son tour « Je », venir dire ses souvenirs, reconstituer à la mesure de soi son côté. Après le ciel de Guermantes, bientôt le Ciel de Nantes, celui qui rend le cœur chagrin – c’est porté par la force de ce chagrin que l’œuvre peut alors dire pleinement Je pour mieux dire : Nous.
Le Côté de Guermantes d’après Marcel Proust. Adaptation et mise en scène de Christophe Honoré : du 30 septembre au 15 novembre 2020. Durée 2h30 sans entracte, Théâtre Marigny, toutes les infos ici.